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Les Samarescabelles, chronique d'une œuvre citoyenne

samedi 14 janvier 2017, par Laurent Nisen

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En ces temps où le contact quotidien avec la verdure semble un bien des plus précieux, où les villes sont décriées pour leur asservissement au béton et à ses corollaires présumés — la pollution, le bruit, la saleté, voire la disparition des sentiments de fraternité et de solidarité et la violence des rapports sociaux —, l’idée d’un parcours vert urbain est assurément tentante. Les pièges et chausse-trapes à éviter lors de sa concrétisation se révèlent toutefois nombreux.

Des écueils

Image d’une nature fantasmée résistant à l’aridité du béton, en étendard d’un doux retour aux sources en réaction à la brutalité de la modernité. Chaleur de rapports humains authentiques opposée aux relations utilitaristes et égoïste, à l’image du temps qu’on prend face à celui qu’on rentabilise et qu’on perd. Le végétal introduit dans la ville la futilité, la beauté, la gratuité. La tentation du pittoresque est pourtant un premier écueil à éviter, parce qu’il ne ferait que nous enfermer dans cette réaction épidermique à la dureté du monde actuel. Recréer une oasis de verdure permettant au citoyen de « respirer », n’est pas l’enjeu unique de la démarche, cette simplification risquant d’empêcher une réflexion véritable sur la place du végétal dans la ville.

Pourtant, la dimension de gratuité de l’action est cruciale à préserver. En cette époque de demande de retour sur le moindre investissement, il serait pervers qu’une démarche a priori généreuse soit le prétexte à une manifestation suivant une logique touristique, simple dimension d’un city branding, et que le citoyen participant devienne l’acteur involontaire et la main d’œuvre à bon marché d’une logique marchande, destinée à attirer le touriste, à retenir le chaland et à soutenir le commerce. C’est en refusant cet utilitarisme réduit au commercial que nous inscrivons notre action.

Enfin, la tentation du démonstratif est également à éviter. Faire-part de nos compétences ou carte de visite, l’œuvre ne peut se réduire à une « belle œuvre », valant par et pour elle-même, se nourrissant de sa propre esthétique. Elle doit avoir un sens, au-delà d’un geste décoratif.

Une intention

C’est ainsi que nous avons décidé d’inscrire notre intervention dans une intention. Il y avait au départ celle, décidée par Songes, de dissémination. Il nous a semblé qu’il était intéressant de l’enrichir, de l’approfondir. En ayant décidé d’installer notre action sur un double lieu (la place Saint Pholien, vague triangle de gazon à l’entrée de la Chaussée des Prés, et le clos des Trois Roses, dent creuse en bordure du quartier des Tanneurs), communiquant au loin avec un troisième lieu en creux, sans fonction spécifique (celui de l’esplanade au pied des Tours des Ecoliers), l’idée de dissémination était évidente dans sa dimension spatiale.

Cela nous semblait toutefois insuffisant. L’esprit des lieux allait nous donner la clé. Séparés par une route nationale et une église, les deux quartiers où les placettes s’insèrent ne semblent pas communiquer. D’un côté, un quartier à dominantes ethniques africaines, tant du nord que du centre, centré sur ses commerces et sa mosquée et traversé par une voie de communication ancestrale. De l’autre, un quartier (dé)voué à son folklore et son patrimoine, isolat résultant de destructions d’un passé récent, et à composante migratoire plus ancienne.

L’idée de disséminer, faire communiquer, tendre des ponts était donc toute trouvée. Ponts entre les lieux, ponts entre les communautés, ponts entre les initiateurs de la démarche et les populations locales. De ponts, il faudra en créer aussi à l’intérieur de l’équipe candidate. L’obligation était qu’elle soit composée d’un collectif de citoyens, d’au moins un artiste, et d’au moins un spécialiste du végétal. Le collectif s’étant créé sur base de l’action à entreprendre, mais ses membres, bien qu’issus de la même association, ne se connaissant pas tous, il a fallu trouver des compromis entre des pratiques professionnelles et des sensibilités différentes.

Une structure formelle et symbolique

Si ce n’est en ces sens figurés, de ponts, il ne sera finalement pas question. En effet, pour faire communiquer ces espaces, par-delà un abribus, une voie rapide et une église, il nous fallait un symbole. Celui du promontoire a été le premier trouvé. Le promontoire, ébauche de pont, mais aussi de ponton, et donc d’accès à l’autre rive, et permettant de voir au loin, au-delà de ce qui sépare. L’emprise au sol d’un tel dispositif s’est toutefois révélée trop importante pour les lieux à faire dialoguer. Des idées concurrentes ont dès lors été envisagées. La présence de frênes sur la place Saint Pholien, et plus particulièrement leurs samares, véhicules de dissémination pour le végétal, nous ont inspiré l’idée d’échelles à fruitiers. Mais l’échelle ne tient malheureusement pas seule : là où il y avait des frênes, elle pouvait constituer un dispositif possible (encore qu’elle donnait accès à la couronne des arbres à d’éventuelles personnes aux instincts de grimpeurs-cueilleurs mal disciplinés ou intentionnés). Par ailleurs, trop fragiles, et sans doute trop dangereuses en ces temps de sécurisation à tout crin, elles ont dû être remisées également. C’est ainsi que, formellement à la croisée de l’échelle et du promontoire, adoptant l’élévation de l’une et la stabilité de l’autre, s’est imposée l’idée de l’escabelle. Le clin d’œil à la culture locale (le vocable escabelle pour désigner un escabeau de haute stature n’est utilisé qu’en Belgique) nous semblait en outre d’un atour sympathique.

Ces escabelles se sont donc progressivement dessinées : suffisamment hautes pour habiller en volume les espaces disponibles, stabilisées par des sacs — qu’on appelle bags par un jeu sur les consonnes — remplis de terre, encadrées par un banc de manière à permettre leur appropriation physique et non uniquement visuelle. Elle devaient aussi accueillir, sur le clos des Trois Roses surtout, des « samares » figurées, faites d’un papier rempli de semences, mimant la dissémination naturelle de celles des frênes. Enfin, pour introduire une variabilité, certaines disposaient leurs marches selon l’archétype habituel, permettant à l’observateur-utilisateur de s’élever directement depuis le sol, tandis que d’autres inversaient le principe de l’escabelle et tendaient leurs marches vers le ciel, à partir de la plate-forme supérieure.

Une structure verte

Il n’était évidemment pas question que l’élément végétal fut oublié. Les deux lieux présentaient toutefois des caractéristiques bien distinctes, l’un à l’ombre des frênes, l’autre totalement ouvert. Une fois adopté le principe de végétaux utilitaires, dont la transmission et la dissémination humaines, par-delà les continents et les cultures, faisait sens, il était indispensable d’user d’espèces solides, d’un développement annuel rapide, et dont certaines soient des grimpantes avec une végétation suffisante pour atteindre le sommet des structures dans le courant de la saison.

Le houblon, dans sa version dorée (Humulus lupulus ’aurea’), plus lumineuse, fut adopté comme plante grimpante structurante. Il était en effet destiné à recouvrir rapidement l’entièreté de la structure, et à s’élever au moins jusqu’à la plateforme intermédiaire. Vinrent également habiller les bacs des capucines (Tropaeolum majus, dont les graines se préparent comme des câpres et dont les feuilles et fleurs peuvent agrémenter, tant visuellement que gustativement, les salades de laitue), des soucis (Calendula officinalis, aux propriétés médicinales bien connues), des amarantes (Amaranthus caudatus viridis, dont les graines sont utilisées dans l’agriculture vivrière en Amérique du Sud), des onagres (Œnothera biennis, aux propriétés médicinales certaines également et qui illuminent de leurs fleurs nocturnes les avant-soirées), des tournesols (Helianthus annuus, dont les nombreuses propriétés ne sont plus à rappeler) et enfin, le haricot d’Espagne (Phaseolus coccineus, grimpant et comestible), vint colorer le haut des modules de ses fleurs. L’ensemble créait un camaïeux de tons chauds : du vert anis au vermillon, en passant par la palette des jaunes.

Les graines utilisées pour la composition du papier à disperser — sous forme de samares suspendues aux structures —, étaient celles d’annuelles à développement rapide, principalement des plantes messicoles, dont certaines sont à présent menacées par l’industrialisation des cultures et son cortège d’herbicide. Il est d’ailleurs amusant de constater qu’en fin de saison, un coquelicot, issu de ces papiers, fleurissait glorieusement dans un des bacs, prémices de dissémination. Notons enfin que cet ensemble de plantes — plantes messicoles originaires du Moyen Orient et installées dans nos régions lors de l’extension de l’agriculture, soucis et houblon du bassin méditerranéen, amarantes, tournesols et capucines en provenance d’Amérique du Sud — introduisait également ces ponts entre les cultures. Cela sans compter que la plantation par certains habitants de tomates et de cucurbitacées, elles aussi originaires du Nouveau Monde.

Mise en œuvre

De l’idéation à la création concrète, il y a un pas. Celui-ci, grâce aux compétences des divers intervenants, allait être allègrement franchi. Mise en culture des plantes, achats des matériaux, conception des pièces et éléments individuels à assembler, discussion autour des dispositions et orientations effectives des modules, avant la mise en œuvre elle-même sur terrain.

Pour les plantes, nous ne voulions pas de la nature formatée et standardisée de l’horticulture industrielle. Les rares vivaces, en l’occurrence le houblon, devaient être acquises auprès d’un producteur artisanal et local. Quant aux plantes annuelles, il était impératif qu’elles respectent un cycle de croissance naturel : il était en effet exclu de se fournir en plantes déjà prêtes-à-fleurir, et à la végétation (taille, forme, expansion) uniforme tout au long de la saison. Quel intérêt d’un retour au naturel, si c’est pour que sa mise en oeuvre dénie les rythmes de la nature, transformant le végétal en produit de consommation : en pleine floraison à l’achat, destiné à se défraîchir rapidement, et jetable une fois flétri. Au contraire, il nous semblait indispensable que le végétal croisse, monte à fleurs puis à graines, puis meure et que cette évolution soit visible par le passant. L’élément végétal n’étant plus cultivé à des fins purement utilitaristes pour son caractère uniquement ornemental, mais l’humain s’adaptant à sa croissance, redécouvrant les étapes successives du rythme lent de son évolution. Soucis, capucines, tournesols, amarantes furent donc semés en pots, avant d’être transplantés dans les bacs lors de leur mise en place, fin juin. Un semis sur place n’était pas envisageable à la fois parce que la saison de croissance aurait été trop courte (d’autant que les œuvres avaient, elles, une durée de vie programmée à trois mois), parce qu’un bac vide n’est pas compris comme une œuvre potentiellement en devenir mais comme une œuvre non achevée, et enfin parce qu’une plante en germination n’est pas identifiée comme résultant d’un semis volontaire. Enfin, les graines utilisées pour le papier destiné aux samares provenaient d’un mélange produit localement également (les entreprises fournissant le houblon et les graines pour papier respectent la charte des Horticulteurs et Pépiniéristes de Wallonie).

La construction, laquelle s’étala sur plusieurs jours entre la mi et la fin juin 2016 fut l’occasion d’élargir le cercle initial des concepteurs de l’action : participation d’autres membres de l’association, ou des réseaux de relation des uns et des autres (semis, création du papier à graines, montage des structures), investissement important d’un menuisier du quartier, qui mit également à disposition son matériel professionnel, et même coups de mains spontanés de commerçants (mise à disposition d’électricité) et d’utilisateurs du quartier, tel un fidèle de la mosquée El Salam, entre deux prières rituelles du ramadan.

Cet investissement des habitants du quartier se perpétua après le montage, témoignage d’une appropriation des modules par ces riverains. Clos des Trois Roses, notamment, certains d’entre eux ajoutèrent quelques légumes, d’autres (ou les mêmes) arrosèrent régulièrement durant l’été, tandis que d’autres se plaisaient à raconter l’histoire du projet aux passants.

De l’utilisation à l’appropriation

Même si l’objectif de faire vivre le thème du parcours et des installations durant la saison n’a pas été atteint (il était prévu d’y organiser, notamment en collaboration avec des commerçants locaux, des événements autour de l’utilité des plantes : brassage de la bière, confection d’onguents, etc.) par suite d’un épuisement certain de l’équipe, elles ont néanmoins vécu d’une manière propre, et distincte selon le lieu.

Sur la place Saint Pholien, les traces d’usure de l’herbe ainsi que des observations de visu indiquent clairement une utilisation des bancs. Ce sont principalement les gens de passage qui les ont utilisés, pour un temps de repos assez court. Au clos des Trois Roses, des gens s’y sont arrêtés pour un temps parfois plus long et des barbecues entre habitants du voisinage y ont été organisés.

Cette variation dans leur utilisation semble typique de l’usage différencié des lieux qui les accueillaient. Ces deux espaces semblent n’avoir reçu aucune fonction déterminée, l’un étant simplement engazonnée et plantée de quelques arbres, l’autre ayant reçu tout au plus un pavage au motif concentrique décoratif. Il faut d’ailleurs noter que la place Saint Pholien, si elle existe dans la nomenclature des noms de rue de la ville, n’est identifiée comme telle par à peu près personne, tandis que l’autre n’existe tout simplement pas, seule une plaque folklorique lui donnant le nom de l’enseigne de maison ancienne qui y a été déposée.

La place Saint Pholien semble donc jouer le rôle d’espace d’arrêt temporaire sur les cheminements depuis et vers le centre ville, vu sa situation derrière un arrêt de bus, à l’entrée d’une voie ancienne d’accès au centre ville – la chaussée des Prés – et sur une artère au trafic intense. L’autre, le clos des Trois Roses, semble posséder les potentialités d’une placette de village improvisée, le village étant ici ce qui reste du lacis de ruelle de l’ancien quartier des Tanneurs ayant échappé aux destructions « d’assainissement » du quartier dans les années ’60 et ’70.

Les deux espaces sont dès lors diversement investis. La place Saint Pholien, espace de passage, est de ce fait un lieu que personne ne semble s’approprier, au-delà d’une utilisation ponctuelle d’aire d’attente ou de lieu où se poser temporairement. L’espacement dans le temps de ce mode d’utilisation ne permet pas aux passants d’y jouer un rôle de surveillance. N’y étant pas légitimes en tant qu’arbitre des usages, ils se dessaisissent de ce rôle, et pour certains ne respectent pas les usages acceptables dans la vie en société, y abandonnant des déchets notamment. Ce n’est donc sans doute pas un hasard si c’est un des modules de cet espace qui fut le premier vandalisé (remarquons au passage que les actes de vandalisme arrivèrent après plus de trois mois, et se firent très peu nombreux). Quant aux commerçants et riverains, vu la densité de passage, il leur était probablement impossible d’assurer eux aussi ce rôle de suivi, sans compter qu’ils ne sont pas en permanence en train d’observer ce qui s’y passe.

Quant au clos des Trois Roses, les passants et — de ce fait — les utilisateurs potentiels, y sont moins nombreux, ce qui entraîne à la fois moins d’actes inciviques (déchets, dégradations, etc.) et permet donc davantage leur suivi par les habitants du quartier. Plus encore, s’ils se l’approprient en y organisant des moments de convivialités, peut-être ont-ils plus à cœur de les maintenir en l’état au-delà de l’entretien par les services de propreté de la ville.

L’appropriation, gage de pérennisation de l’œuvre ?

Si l’absence d’intérêt manifeste pour les installations de la place Saint Pholien a résolu l’équipe à les démonter comme programmé par la convention du parcours Liège Souffle Vert, à l’inverse, cette appropriation des modules par les habitants du clos des Trois Roses a incité l’équipe à interpeler ces derniers avant le démontage. Il semblait en effet brutal de faire disparaître des installations qui avaient été largement utilisées par les riverains sans les prévenir de ce démontage.

C’est à cette occasion que se fit sentir l’intérêt d’une prolongation. D’une part, certains habitants qui s’étaient montrés au départ relativement hostiles aux installations, arguant qu’elles risquaient de faire renaître les petits trafics qui avaient lieu avant le retrait de bancs existant précédemment, s’y montraient à présent favorables. D’autres trouvaient intéressants qu’elles perdurent, et d’autres encore se sont montrés farouchement opposés à leur disparition, estimant qu’il était positif « que quelque chose se passe dans le quartier » et que par ailleurs, « elles ne dérangeaient personne ».

L’histoire n’est pas encore écrite à cette date, mais sous l’impulsion d’un habitant désireux de faire naître un comité de quartier, et à l’origine d’une première édition d’une fête des voisins, une pétition a été remise à la ville de Liège, demandant le maintien de ces modules. Si cette requête est acceptée, il s’agirait d’orchestrer un retrait progressif de l’équipe à l’origine des œuvres, tandis que les habitants s’investiraient davantage dans leur maintien, en renouvelant la végétation et en les maintenant en état. Appropriation à suivre...

Laurent Nisen

Le projet a été porté par Mathieu Beausire, Ludovic Demarche, Danielle Fontaine, Laurent Nisen, Gil Lenders et Chloé Mercenier.

Cette publication est éditée grâce au soutien du ministère de la culture, secteur de l'Education permanente

 

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