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Le droit des enfants à la ville ?

 

Au cours des dernières décennies, le monde s’est urbanisé rapidement. Après la seconde guerre mondiale, seulement 30% de la population mondiale vivait dans des zones urbaines. Depuis, la population urbaine mondiale a augmenté, passant de 751 millions de citadins (en 1950) à 4,2 milliards de citadins en 2018. Plus de la moitié (55%) de la population mondiale vit désormais en milieu urbain, un chiffre amené à atteindre 68% d’ici 2050. L’Europe en particulier fait partie des régions les plus urbanisées : 74% des européens sont des citadins [1]. Cette urbanisation mondiale génère de nouveaux enjeux, de nouveaux défis et sollicite de nouveaux axes de recherche dont nombre ont déjà été abordés par urbAgora par le passé. Dans une volonté toujours renouvelée de penser les conditions de cette urbanisation, cette analyse entend affirmer la nécessité de penser les rapports qu’entretiennent ville et enfants pour amener à un développement plus juste de nos sociétés, ce alors que l’inclusion de l’enfance dans les débats urbains reste encore timidement abordée et partiellement exploitée [2].

Présence et affirmation de la jeunesse en ville : le cas de Youth for Climate

De fait, l’urbanisation mondiale implique que de plus en plus d’enfants vivent et grandissent désormais en ville. D’ici à 2025, il est projeté que 70 % des enfants du monde vivront en milieu urbain, dont la moitié seront issus de milieux défavorisés [3]. Jusque récemment, ce phénomène a principalement été étudié sous un prisme négatif (délinquance adolescente, harcèlement, isolement…), comme si placer l’enfance en situation urbaine équivalait systématiquement à lui retirer son essence, à la confronter à des situations difficiles, dans un principe moral opposant une ville malfaisante à la campagne innocente. Au vu des changements démographiques en cours, il devient impératif de réfléchir la place de l’enfant dans la ville dans sa globalité, et non plus par ce seul angle suranné. L’enjeu est d’autant plus important que- « les enfants d’aujourd’hui sont les adultes de demain », comme le disait la célèbre pédagogue Maria Montessori. Il faut donc plutôt se demander si la ville est adaptée aux enfants et à leur développement vers ces adultes de demain, censés avoir intégré les enjeux sociaux et écologiques que leurs aînés ont peiné à mettre à l’agenda public. Plus encore, si elle ne l’est pas, il faut pouvoir se demander comment la rendre plus "child-friendly". —

Depuis plusieurs mois, sous l’impulsion de Greta Thunberg des rassemblements et des marches hebdomadaires ont été organisés par le mouvement Youth for climate [4] dans le monde, et notamment en Belgique. Les deux représentantes francophone et flamande, Adélaïde Charlier et Anuna De Wever, appellent à la désobéissance civile par des grèves scolaires en faveur du climat. Des milliers de jeunes ont quitté leur école le jeudi ou le vendredi pour battre le pavé dans les rues de Bruxelles ou de Liège, entre autres. Fait devenu rare, les jeunes et les enfants prennent d’assaut l’espace public : ils se mobilisent contre le réchauffement climatique afin d’interpeller les responsables politiques quant à la façon dont l’immobilisme affectera leur futur collectif. C’est là une mobilisation de masse significative et relativement inédite dans les dernières décennies. Les opinions des enfants, en général, sont en effet rarement entendues et encore moins prises en compte dans le processus politique. N’ayant pas la majorité, tous ces jeunes et enfants ne peuvent voter aux élections législatives et faire peser la balance alors, ensemble, ils reprennent possession de l’espace public en assiégeant les avenues de leur message politique.
Ce n’est pas habituel de voir autant d’enfants du primaire, de jeunes du secondaire, voir même de jeunes adultes du supérieur se mobiliser en sortant occuper les rues dans des villes. Faire entendre leurs revendications au travers de pancartes, de chants, de discours ; cela attire l’attention. Certains s’en sont étonnés : ne plus les voir occuper l’espace public est devenu anodin. Les médias ont pu disserter tantôt sur la conscience éco-sociale qu’il y a à s’emparer de cette question climatique, tantôt sur la pertinence qu’il y a à faire l’école buissonnière en ce nom. Pour autant, le débat n’a pas porté sur la résurgence de la jeunesse en ville. Où sont les enfants et les jeunes le reste du temps dans nos environnements urbains ?

Deux motifs de l’exclusion urbaine de l’enfance : les espaces de loisirs et l’école

Autrefois, en dehors du temps scolaire, les enfants occupaient la rue en nombre. Celle-ci était considérée comme un lieu de vie communautaire, un espace de sociabilité : la rue était le terrain de jeux des plus jeunes générations, tandis que pendant le temps scolaire, l’école maintenait les enfants entre ses murs.

De nos jours, la situation s’est renversée. L’enfant a été poussé en marges des espaces publics, son accès lui en est à présent restreint. Ainsi, Clément Rivière souligne dans ses travaux un déclin de la présence des enfants dans les espaces publics au profit d’un enfermement dans des espaces privés dédiés [5]. Selon lui, ils partiraient moins en « vadrouille », et n’auraient plus que très rarement l’occasion de se retrouver seuls dans les espaces urbains. Reflétant cet enfermement, de nombreuses institutions d’accueil pour enfants ont vu le jour, lesquelles ont une vocation occupationnelle des temps disponibles de l’enfance, sous couvert d’initiation sportive ou culturelle. En dehors de ces espaces, la ville réserve également des espaces « strictement » réservés aux enfants tels des plaines de jeux ou terrains de sport, en fonction de leur classe d’âge. Pour autant, ceux-ci demeurent essentiellement des espaces normés, standardisés et surveillés, à la fois par les parents accompagnateurs et par des règles de sécurité et d’utilisation. Ces espaces sont aussi tous marqués par un caractère ludique ; ils sont calfeutrés, clôturés et strictement distincts du reste de l’espace public. Les enfants sont ainsi restreints dans leurs actions, leurs jeux et leur créativité. Ils sont freinés par de nombreuses interdictions et injonctions : ne pas marcher dans l’herbe ou grimper aux arbres, ne pas crier, ne pas jouer sur la voie publique... Pourtant, le jeu est important puisqu’il permet à l’enfant de se construire. Montessori dit d’ailleurs du jeu qu’il est « un espace-temps transitionnel entre l’amour de parents et le monde que l’enfant doit pouvoir explorer, organiser et construire en toute confiance. Un fragment de temps et d’espace entre un individu et un environnement » [10]. L’isolement et le cadrage des espaces de jeu des enfants amènent à interroger l’impact qu’ils peuvent avoir sur la spontanéité et le développement créatif de ces « adultes de demain ».

En corollaire, l’institution scolaire organise désormais beaucoup plus de sorties hors les murs. L’offre d’expériences pédagogiques à l’extérieur – tels les voyages de dépaysement ou les classes de découvertes – augmente ainsi chaque année. L’école aurait un rôle d’ouverture au monde. Elle mettrait les enfants scolarisés en relation avec leur environnement urbain. [6] Si ces dynamiques sont censées pallier l’écartement de l’enfance des espaces urbains, elles demeurent pourtant largement ponctuelles, fortement cadrées et sources de nombreuses inégalités entre les établissements et entre les élèves. Le coût de telles opérations ne peut ainsi être systématiquement assumé par toutes les familles ni tous les établissements, instaurant donc dès le plus jeune un rapport transactionnel et inégalitaire à l’espace urbain, lequel participe à la reproduction des inégalités sociales.

Disparition des enfants en ville : éléments explicatifs Peut-on alors expliquer ce processus d’isolement de l’enfance, de domestication des enfants ?

Dans un premier temps, l’obligation scolaire régie par la loi du 29 juin 1983[7] signe un premier pas dans cette direction. Dès cette date, douze années de la vie des enfants se déroulera en large partie et de façon exclusive dans une instance de socialisation à part, l’école. Si l’institution scolaire préexiste bien entendu à cette date, c’est bien la systématisation de sa fréquentation qui peut être considérée comme participant à cette mise à l’écart de l’enfance en général.

Dans un second temps, une explication peut également provenir de l’émergence de ce qu’Hervé Glevarec nomme une « culture de la chambre » [8]. En lien avec les avancées technologiques toujours plus présentes et accessibles, connectant entre eux les êtres et les informations de façon toujours plus rapides, l’enfant – et le jeune en général – peut à présent explorer le monde, tester et exprimer ses goûts et ses valeurs sans franchir le pas de sa porte. Il y a dans la jeunesse actuelle un réinvestissement de la chambre comme mode et lieu d’expression et d’action au détriment, bien souvent, des espaces extérieurs. Ce réinvestissement est directement soutenu par une incapacité logistique d’une grande partie des enfants urbains à fréquenter les espaces de vie de la ville : le développement périurbain réduit ainsi tout déplacement à l’utilisation de la voiture, réduisant d’autant l’autonomie de l’enfant et le maintenant bien dans sa chambre.

Un troisième temps d’explication, en lien direct à cette culture de la chambre, provient du sociologue Ulrich Beck, lequel décrit notre époque comme celle d’une société du risque [9]. L’omniprésence de la notion de risque dans les pensées amène tout un chacun à évaluer en permanence les dangers potentiels de ses actions et des actions des autres. La médiatisation d’affaires d’enlèvements, de pédophilie, de faits sordides telle l’affaire Dutroux ont pu ainsi susciter une anxiété parentale générale, faisant émerger une société d’autant plus protectrice à l’égard des enfants. Les parents se méfient des inconnus et des fourgonnettes blanches et le font comprendre aux enfants. Un enfant seul non accompagné à l’extérieur signifie aujourd’hui une situation de négligence, et de danger pour l’enfant. On peut également ajouter à ce narratif la peur d’autres dangers, certains conçus comme constants – tels ceux liés à une circulation automobile intense – et d’autres conçus comme plus ponctuels, mais tout aussi anxiogènes – tels les risques d’attentats terroristes. Ainsi, société du risque et culture de la chambre agissent main dans la main pour produire les conditions d’un éloignement de l’enfant des espaces urbains, lequel se traduit en particulier par la création des espaces d’isolement ultra surveillés et normés déjà mentionnés.

Il en résulte donc que les villes occidentales contemporaines sont de moins en moins adaptées aux enfants. Elles sont en réalité façonnées à l’image des adultes : tertiarisation, dépendance à l’automobile, aménagements, minéralité excessive… [11] Le Corbusier parlait ainsi bien d’une rationalisation de la ville par zonage s’organisant autour de quatre fonctions essentielles : habiter, travailler, se récréer, se déplacer [12], une répartition dans laquelle le jeu, notamment, ne trouve aucune place. C’est là une critique essentielle déjà formulée par Henri Lefèbvre [13]. Les enfants pâtissent de cet « adultocentrisme » [14] ; ils sont marginalisés, exclus et finalement invisibilisés des espaces publics urbains, ils sont effacés.
 Conclusion : de l’urgence de recentrer nos villes sur l’enfance
La mobilisation mondiale et liégeoise « Youth for the climate » ne permettrait-elle pas de s’interroger sur la place des enfants dans ces villes d’adultes ? Quelles incidences pourrait-elle avoir sur nos imaginaires, sur nos représentations ? Ne permettrait pas à nos plus jeunes générations de sortir de l’ombre et de protester contre cette relégation ?

En 2017, Liège comptait 42.428 enfants 0 à 19 ans. [15] La Cité ardente est d’ailleurs une des plus grandes villes de Wallonie après Charleroi [16]. Offre-t-elle, dès lors, des prises à l’enfant sur son environnement ? Est-ce qu’on réfléchit à la place de l’enfant dans la ville de Liège ? Si oui, par quoi ? Comment ? A quel moment ? Pourquoi ? Existe-t-il des politiques urbaines à destination des enfants ?

À côté, l’école se targue d’un rôle prévalent d’ouverture au monde... mais les écoles liégeoises sont-elles toutes sur un même pied d’égalité ? Offrent-elles toutes le même bagage aux enfants scolarisés ? Si l’offre existe bien, quelle incidence pourrait-elle avoir ? Existe-t-il une démarcation entre les adultes et enfants dans la ville ? Réfléchit-on à une synergie ? Une cohésion sociale est-elle pensable ? Qu’en est-il des liens intergénérationnels ? La cité ardente est-elle fédératrice ou fait-elle évoluer les plus jeunes en vase clos ?
Face à des évènements d’actualité comme le mouvement Youth For Climate, il apparait essentiel d’amener ces questions au devant des débats et, en définitive, de favoriser la reconquête des espaces-rues par et pour une vie urbaine incluant nécessairement les enfants.

Cette publication est éditée grâce au soutien du ministère de la culture, secteur de l'Education permanente

 

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