Société

Isolés ensemble – Vivre sans la ville abîmée ?

Philosophe

Face à la crise climatique et sociale, une véritable pensée alter-urbaine s’est constituée, identifiant l’urbanisation des sociétés comme un symptôme de l’échec de la modernité. Pourtant, la ville offre aussi d’immenses opportunités de culture, de liberté et de vivre ensemble. Ainsi, ne faudrait-il pas nuancer ce rejet catégorique de la Métropole, au profit d’une réappropriation de nos lieux de vie, fussent-ils urbains, et des promesses qu’ils portent ?

« L’intégration au système doit ressaisir les individus
isolés en tant qu’individus isolés ensemble »
Guy Debord

 

À l’approche des élections municipales de mars 2020, la ville apparaît comme une chose bien moribonde. Bien peu désirable. Bien peu prometteuse. Sans rien dire ici des espoirs que les habitants pourraient encore placer dans une quelconque politique municipale. Face à la prise de conscience grandissante du désastre climatique à venir et à une production de l’espace métropolitain toujours plus soumise aux impératifs marchands et aux enjeux de pouvoir, l’air de la ville semble irrémédiablement vicié et comme intrinsèquement vidé de ses possibles.

La ville, comme l’art romantique chez Hegel, apparaît au moment même de son hégémonie comme « une chose du passé ». Les anciennes vertus dont l’existence urbaine était parée jusque dans la tradition marxiste dont héritaient encore Henri Lefebvre ou Guy Debord (qui affirmait que « l’histoire de la ville est l’histoire de la liberté[1] »), à savoir : émancipation, exposition à l’altérité et à la diversité, réinvention de soi dans l’anonymat, etc. seraient aujourd’hui à remiser dans les vitrines des valeurs antiquaires. Car l’avenir semble se jouer nécessairement ailleurs que dans nos villes. Hors, entre ou contre nos villes.

Cabanes, forêts, montagnes, ruines, zones, archipels ; sortie, désertion, sécession, refuge, retraite, exode[2] ; trous, failles, brèches, interstices, marges : telles sont quelques-unes des figures de pensée aujourd’hui largement répandues dans une littérature à tous égards passionnante qui mobilise des imaginaires que l’on pourrait qualifier d’« alter-urbains ». Comme s’il s’agissait là du revers spatialisé ou territorialisé des imaginaires du « vivre sans » analysés par Frédéric Lordon dans son dernier ouvrage. L’imaginaire politique contemporain est ainsi en son essence foncièrement « hétérotopologique », à la recherche d’espaces autres. Ce qui signifie ici : d’espaces autres que ceux de la ville contemporaine. Imaginaires du « vivre hors », du « vivre entre » ou du « vivre ailleurs » qui sont comme autant de versions éthico-spatiales d’un « vivre sans (la ville) ».

Les alternatives sociales les plus innovantes (de la ZAD aux relocalisations communalistes du politique), les discours théoriques les plus inventifs issus de l’anthropologie, de l’écologie ou de la géographie, nos imaginaires socio-politiques eux-mêmes (dans les images et les discours quotidiens, la littérature populaire ou les expositions) semblent tous marqués du sceau d’une commune désaffection pour l’univers urbain et témoignent d’un éventail de réactions allant d’une forme de scepticisme quant au fait que la vie dans les métropoles puisse encore receler en son sein des possibilités d’émancipation autres que marginales ou clandestines, jusqu’à des formes explicites de rejet en bloc de « la métropole et son monde[3] ».

La ville devient ici synonyme même de la déroute de la civilisation occidentale, de l’échec de la modernité à permettre une véritable habitation de la terre. La ville figure ainsi une sorte de négatif ennemi, d’antagoniste à la réinvention d’autres manières d’habiter en commun tout en étant plus présents au monde, reconduisant par devers soi une forme de dualisme nature/culture pourtant partout déconstruit.

Rien d’étonnant à cela, dira-t-on à juste titre, au vu de la manière dont nos villes ont été (dé)faites sous les coups de l’aménagement marchand du territoire : privatisation de portions toujours plus larges d’espaces publics ; logiques d’exclusion et de contrôle ; augmentation de la précarité et de la ségrégation spatiale ; développement obsessionnel des stratégies de branding des villes dont l’objectif prioritaire est de vendre leur image dans le cadre d’une concurrence territoriale féroce ; attaques en règle des promoteurs et autres investisseurs qui traitent l’espace urbain comme une marchandise à valoriser et non comme un bien commun dont les habitants auraient à faire un usage collectif ; mépris affiché par des projets architecturaux et urbains pharaoniques et anachroniques qui mutilent la nature et défont les tissus sociaux produits par la patience des échanges quotidiens ; discours anachroniques sur l’attractivité, le rayonnement et le développement de la smart city, etc.

Le désir de vivre autrement que sous des rapports marchands et de subordination suppose d’habiter pleinement des lieux qui soient les nôtres par nos usages et nos partages.

Les pathologies urbaines du social ne manquent pas. Chaque jour confirme davantage le fossé qui se creuse entre les aspirations des communautés habitantes et une logique de production des villes qui les dépossèdent du lieu même où se déroule leurs vies, des conditions objectives de leurs existences, et qui les traite comme quantité méprisable. Autant de traits d’une ville produite contre ses habitants.

Pour reprendre la magnifique et glaçante formule de Guy Debord, dans les espaces du territoire aménagé des métropoles, nous existons comme « isolés ensemble ». La forme du « nous » dans et par le partage du « où » des villes contemporaines, c’est celle de cette paradoxale liaison-déliaison, de ce tissage qui détisse. Accusant à la fois l’unification territoriale d’une marchandise devenue monde et anticipant sur l’archipelisation et la fragmentation du territoire en un ensemble d’îlots qui coexistent les uns à côté des autres, le mot de Debord pourrait être extrapolé en direction de la situation qui est la nôtre. Celle d’une coexistence de ghettos : qu’il s’agisse des gated communities du « ghotta », des quartiers gentrifiés de l’entre-soi, des populations précaires reléguées toujours plus loin dans les périphéries et concentrées en « communautés », des ensembles périurbains de la classe moyenne, des campagnes en déclin, des migrants massés dans des camps.

La ville devient un ensemble d’isolats et non plus expérience de la nécessaire cohabitation avec d’autres que soi, face à une ville devenue irrespirable, dont nous nous sentons toujours plus dépossédés et qui, sous l’effet de processus aujourd’hui planétaires, ne nous représente plus ; alors que la métropolisation est devenue notre monde, forte est l’aspiration à un dehors ou à un ailleurs. À des lieux où nous pourrions nous isoler afin d’être à nouveau ensemble. Peut-être que le recours aux cabanes, aux forêts ou l’appel à l’élargissement de la ZAD, d’un mot cette tendance hétérotopologique d’une partie de l’imaginaire spatio-politique contemporain, peuvent-ils être lus comme autant de tentatives extrêmement salutaires de relier sous d’autres formes le « nous » et le « où ».

Les mouvements sociaux récents (mouvements des places, ZAD, Gilets jaunes, (entre autre), en dépit de leurs énormes différences, ont remis en pleine lumière cette nécessité de réarticuler autrement le « nous » et le « où ». Le désir de vivre autrement que sous des rapports marchands et de subordination, ici et maintenant, de réinventer nos rapports intersubjectifs tout autant que de vivre autrement au sein de la totalité du vivant, etc., suppose d’habiter pleinement des lieux, des espaces, des environnements qui soient les nôtres par nos usages et nos partages.

Nous ne vivons pas hors-sol, ici comme ailleurs. Une communauté humaine n’existe pas nulle part ou n’importe où ; on ne forme pas la même communauté selon que l’on investit des espaces différents. Le est une condition formelle définitoire de nos manières de nous lier à nous-mêmes, aux autres vivants et au monde. Or, la ville contemporaine empêche de manière toujours plus accentuée la formation d’un nous alternatif. D’un autre nous que celui de la communauté des corps productifs et des rapports de pouvoir. D’un autre rapport à l’espace que celui de la consommation de lieux toujours plus uniformisés.

Mais doit-on pour autant conclure des pathologies dont est affectée notre vie dans les villes à une inanité de la forme-ville en et par elle-même ? Doit-on nécessairement conclure avec ceux que l’on pourrait qualifier de représentants d’un alter-urbanisme majeur (c’est-à-dire d’une pensée radicalement anti-urbaine ou anti-métropolitaine) qu’il est devenu impossible « d’habiter dans la métropole (…) mais seulement contre la métropole » ou encore que « tout habiter s’effectue toujours dans le dehors[4] »?

Il s’agit de renoncer à l’opposition massive entre la ville comme lieu de la culture et le « hors-ville » à penser sous le concept de « nature ».

Ou encore de dire que les « grandes villes métropolitaines ne nourrissent plus en leur sein d’espaces propices à leur transformation radicale. Les luttes qui y sont menées ne pourront jamais, quelle que soit leur bonne volonté, proposer d’alternatives de vie efficaces (…) seules les perspectives territoriales réellement alter-métropolitaines, voire ouvertement et politiquement post-urbaines ont une chance d’aboutir. Que notre horizon est nécessairement celui « d’une désertion massive du modèle métropolitain et de la réappropriation de la terre et de ses usages ?

De telles questions doivent en effet être posées. L’alter-urbanisme permet sans conteste un « horizon de refondation des imaginaires (…) de la société, en « provincialisant » certaines de nos mythologies trop sûres d’elles-mêmes. Contre ce que G. Faburel appelle à juste titre « l’image irénique de la grande ville » qui, par-delà son ambivalence native (entre milieu d’aliénation et lieu de formation de liberté humaine) serait intrinsèquement synonyme de culture, de liberté ou de diversité, il faut sans cesse analyser les pathologies du milieu urbain.

Il faut également renoncer à la construction fantasmatique d’un autre de la ville, à savoir la campagne, supposément arriérée, rétrograde et anti-démocratique (ce qui fut le cas même dans la meilleure tradition de gauche). Tout comme il s’agit de renoncer à l’opposition massive entre la ville comme lieu de la culture et le « hors-ville » à penser sous le concept de « nature ».

Mais, d’une manière symétriquement inverse, tout se passe comme si l’alter-urbanisme majeur ne pouvait se construire que contre une réalité urbaine intégralement assimilée dans l’ensemble de ses possibles à une figure de la métropole omnipotente et essentialisée, comme infrastructure et lieu d’exercice reproductif du pouvoir capitaliste (voire à une ville rendue équivalente à la « modernité occidentale » en son ensemble).

Les figures au nom desquelles la ville est ainsi disqualifiée en bloc (elles sont nombreuses et diverses : communalités, espaces sauvages, formes d’habitat vernaculaire, traditions d’habitation extra-occidentales, etc.) ne sont-elles pas à tout le moins aussi ambivalentes que l’est la réalité urbaine elle-même ? N’y a-t-il pas chez certains aujourd’hui une  « vision irénique » du « hors-ville » ? Et une assimilation trop rapide de tels espaces à quelque chose comme un dehors véritable (sans parler du recours à une forme de « naturalité ») alors même que l’on nous nous fait voir dans le même temps à quel point la métropole est aujourd’hui devenue la forme totale du monde lui-même ? Dans une telle vision englobante, loger les alternatives contre la ville ou la métropole, si tant est que cette dernière désigne la totalité de notre environnement ou du territoire aménagé et non simplement les grandes villes[9] ?

Pour ma part, je garde un espoir (qui me place sans doute à l’arrière-garde de ce qui n’est plus même une avant-garde), celui que nous pourrions, malgré tout, réinventer encore la vie mutilée dans les villes. Que l’idée d’un droit à la ville n’est pas entièrement désuète. Que le monde vécu de la ville garde en lui des ressources. Que défendre les possibles de la vie dans les villes n’est pas nécessairement synonyme (selon un mode de pensée trop dualiste) de défendre une telle vie contre ou à l’exclusion d’autres manières de vivre dans d’autres espaces ou d’autres lieux. Qu’il serait même fort judicieux de relancer l’imagination urbaine en entendant « l’appel à élargir la ZAD, à reconnaître une zone à défendre partout où il y a de la vie à tenir en vie[10] », forme d’alter-urbanisme mineur à destination de la fabrique des villes.

Non pas simplement habiter les ruines de la ville, mais chercher à nous réapproprier ces espaces qui sont les nôtres par nos présences, nos corps, nos échanges, nos rencontres, nos habitudes, nos parcours, nos usages. Car nos quartiers, nos lieux d’habitation, de loisirs, de travail, les parcs où nous emmenons nos enfants, les places sur lesquelles nous nous réunissons, etc. sont autant de lieux qui eux aussi, en pleine ville, sont devenus des zones à défendre.

Cela suppose également, sans doute, de préserver une forme d’amour et de tendresse pour les possibilités toujours ambivalentes de la vie urbaine, ambivalence chantée par tant de poètes, celle de « la ville immense, réalité quotidienne faite de ces deux mots : les autres / et au-dedans de chacun il y un moi mutilé d’un nous autres, un moi à la dérive » (Octavio Paz). Un amour pour ses formes, pour l’histoire qui y est déposée, pour l’inventivité sociale qui s’y déploie chaque jour dans le ballet ordinaire et souvent heurté des interactions et des usages les plus infimes.

 

NDLR Mickaël Labbé a récemment publié Reprendre place. Contre l’architecture du mépris aux éditions Payot


[1] Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1972, p. 167.

[2] Ces figures ont été pleinement mises en lumière dans les travaux de Giorgio Agamben ou dans les textes du Comité invisible. Notons également la traduction récente du manifeste du Conseil Nocturne, Habiter contre la métropole, Paris, Éditions Divergences, 2019.

[3] On doit la critique la plus complète et la plus convaincante de la métropolisation à l’ouvrage remarquable de Guillaume Faburel, Les Métropoles barbares, Paris, Le Passager clandestin, 2018.

[4] Conseil nocturne, Habiter contre la métropole, Paris, Divergences, 2019, p. 74.

[5] G. Faburel, Les Métropoles barbares, op. cit., p. 399-405 (nous soulignons).

[6] J-B Vidalou, Être forêts, Paris, La Découverte, p. 38.

[7] G. Faburel, Les Métropoles barbares, op. cit., p. 299.

[8] Ibid., p. 253.

[9] Bien d’autres points seraient ici à soulever, à commencer par l’opposition soigneusement construite entre une avant-garde militante se réinventant ailleurs et la masse apathique des habitants des métropoles, victimes ou complices. Reste également à savoir jusqu’à quel point les solutions sécessionnistes, les formations de communautés de vie et de lutte assument de renoncer à l’un des signifiants majeurs de l’émancipation, à savoir la définition d’un horizon d’égalité pour tous. Et que ferons-nous de ces tonnes d’asphaltes, de béton, de verre, de réseaux que sont nos villes ? Que ferons-nous de ceux que nous y aurons laissés ?

[10] M. Macé, op. cit., p. 55.

Mickaël Labbé

Philosophe, Maître de conférences à l'Université de Strasbourg

Notes

[1] Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1972, p. 167.

[2] Ces figures ont été pleinement mises en lumière dans les travaux de Giorgio Agamben ou dans les textes du Comité invisible. Notons également la traduction récente du manifeste du Conseil Nocturne, Habiter contre la métropole, Paris, Éditions Divergences, 2019.

[3] On doit la critique la plus complète et la plus convaincante de la métropolisation à l’ouvrage remarquable de Guillaume Faburel, Les Métropoles barbares, Paris, Le Passager clandestin, 2018.

[4] Conseil nocturne, Habiter contre la métropole, Paris, Divergences, 2019, p. 74.

[5] G. Faburel, Les Métropoles barbares, op. cit., p. 399-405 (nous soulignons).

[6] J-B Vidalou, Être forêts, Paris, La Découverte, p. 38.

[7] G. Faburel, Les Métropoles barbares, op. cit., p. 299.

[8] Ibid., p. 253.

[9] Bien d’autres points seraient ici à soulever, à commencer par l’opposition soigneusement construite entre une avant-garde militante se réinventant ailleurs et la masse apathique des habitants des métropoles, victimes ou complices. Reste également à savoir jusqu’à quel point les solutions sécessionnistes, les formations de communautés de vie et de lutte assument de renoncer à l’un des signifiants majeurs de l’émancipation, à savoir la définition d’un horizon d’égalité pour tous. Et que ferons-nous de ces tonnes d’asphaltes, de béton, de verre, de réseaux que sont nos villes ? Que ferons-nous de ceux que nous y aurons laissés ?

[10] M. Macé, op. cit., p. 55.