Philosophie

Ludger Schwarte : « L’architecture peut créer des brèches dans la démocratie »

Journaliste

Depuis plusieurs années, de Nuit debout aux Gilets Jaunes, les nouvelles modalités d’occupation de l’espace public sont devenues des enjeux politiques et philosophiques importants. Avec Philosophie de l’architecture, le philosophe allemand Ludger Schwarte propose pour comprendre ces phénomènes une approche originale, non pas simplement esthétique ou symbolique, mais bien politique de l’architecture.

Philosophe, professeur à la Kunstakademie de Düsseldorf, Ludger Schwarte défend dans sa Philosophie de l’architecture (Zones) une idée simple mais redoutable dans ses implications : l’espace construit structure et modèle le monde dans lequel nous vivons. Une intuition née de l’observation du fait que la Révolution française s’est déroulée dans des rues et sur des places construites moins d’un siècle auparavant. Puisque la formation des sociétés n’échappe pas à la matérialité du bâti, il s’agit alors d’interroger les conditions architecturales de la démocratie, de se demander quels types d’espaces rendent possibles ou impossibles certains types d’événements sociaux. Une réflexion qui permet de penser à nouveaux frais la notion d’espace public, de démocratie directe et d’autogouvernement. RB

Vous proposez une « philosophie de l’architecture », est-ce un objet que vous avez dû construire ou s’inscrit-il dans une tradition philosophique ?
J’aurais tendance à dire que la philosophie de l’architecture n’existe pas depuis toujours. En cela, je défend le titre de mon livre, il est presque programmatique car c’est, je crois, la première fois que sont rassemblées toutes les approches philosophiques de l’architecture, et en particulier des deux sens du terme : l’architecture comme construction des bâtiments et l’architecture comme construction politique. Bien évidemment, la question est présente depuis Platon, Aristote ou même les présocratiques, mais ce n’est que depuis 40 ou 60 ans qu’on assiste à l’émergence d’une véritable « philosophie de l’architecture ». Le premier livre dans ce sens, c’est L’Esthétique de l’architecture de l’architecte et philosophe grec Panagiotis Michelis, publié dans les années 50 (traduit en Français en 1974 aux éditions Klincksieck). Il y a eu par la suite d’autres approches, telle que celle de Michel Foucault qui joue un grand rôle dans mon livre, et qui commence à parler de l’architecture dans son Histoire de la folie, et plus précisément à propos de l’enfermement dans Surveiller et punir. On peut citer également Henri Lefebvre avec son concept de « droit à la ville » qui, dans les années 60, commence à parler plutôt d’urbanisme que d’architecture. Un chercheur Anglais, Roger Scruton, a publiée en 1979 The Aesthetics of Architecture et il y a eu ensuite le livre de Sylviane Agacinski Volume. Tous ces livres entrent, avec d’autres, dans ce que j’ai appelé la phase formative de la philosophie de l’architecture dans un sens plus restreint. Plus proche de nous, le philosophe allemand Karsten Harries a publié The Ethical Function of Architecture (M.I.T, 1997), mais aucun de ces livres ne prend en compte les autres approches. Mon livre est le premier à le faire.

Comment définir ces différentes propositions ?
J’en distingue trois : l’architecture comme objet esthétique, l’architecture comme langage – une approche sémiotique dont l’un des représentants est Nelson Goodman –, l’architecture comme relevant de la théorie du pouvoir. C’est cette dernière, héritée de Michel Foucault, qui m’a le plus convaincu. Bien entendu, on peut considérer des œuvres d’architecture en tant qu’objets esthétiques. On peut tout aussi bien déchiffrer leurs significations en tant que « symboles matérialisés ». Mais j’ajouterais qu’il est tout à fait possible de ne rien comprendre à l’architecture, et pourtant de se heurter quand même aux murs et aux portes. Il y a donc un côté physique, direct, qui joue sur le corps en dehors des considération esthétiques ou symboliques, c’est cette perspective que Foucault révèle, et que j’essaye de poursuivre.

Cela se retrouve dans la construction du livre…
Oui, le livre est construit de manière dialectique. La première partie, la thèse, suit Foucault en analysant l’architecture comme technologie du pouvoir. J’essaie d’esquisser dans cette partie en quoi l’architecture détermine nos usages du corps, des organes, nos pensées etc… L’antithèse c’est la découverte du pouvoir libérateur de l’architecture, de son rôle dans les mouvements d’émancipation. L’exemple clé, c’est la Révolution française. La synthèse consiste à établir ce que seraient les conditions architecturales de la démocratie. Dans certains cas d’exception, en effet, l’architecture peut créer des brèches, des ouvertures.

Sans prétendre qu’il y a là un lien de causalité. Il ne s’agit pas de dire, notamment avec l’exemple de la Révolution française, que c’est l’architecture qui a engendré l’événement…
Non, en effet. Pour bien comprendre cette relation entre l’architecture et certains événements politiques, il faut d’abord comprendre cette technologie, ce qu’on pourrait appeler le pouvoir de l’architecture. Elle fonctionne a l’instar d’une boite noire, rarement ouverte, comme si nous n’avions pas conscience qu’elle est le produit d’un certain nombre de choix. L’architecture est faite en fonction de lois fondamentales, qui guident les choix et amènent à poursuivre un certain ordre, presque sans le vouloir. C’est pour cela que l’architecture est problématique. Foucault l’analyse très bien, même s’il oublie un peu la conséquence que j’en tire moi : là où il y a des élans de libération, là où les gens prennent conscience et s’opposent aux infrastructures du pouvoir, ce n’est jamais indépendamment de ce cadre matériel qu’est l’architecture. Les mouvements d’émancipation sont rendus possibles par des dispositifs architecturaux comme les places royales construites avant la Révolution française, permettant ainsi des rassemblements inimaginables dans le Paris du Moyen-Âge. En revanche, il faut comprendre que la transformation des structures fondamentales de la vie urbaine ne dépend pas seulement des architectes, ni non plus des gouvernants, mais en un certain sens de n’importe quelle personne qui, par son action, transforme le paysage et l’infrastructure. Ce que j’aimerais souligner en donnant un sens élargi au terme d’architecture, c’est la nécessité de poursuivre à la fois la perspective constructiviste et une certaine trame du matérialisme historique. J’ai tiré les leçons des écrits de Bruno Latour sur l’importance des matériaux, de la sensibilité, de l’esthétique. C’est tout ça que je comprends par architecture. Derrière, il y a l’idée que tout ça a un impact politique, qui doit transformer l’idée même de ce que ça veut dire bâtir ou bien agir. Ce à quoi je veux arriver, c’est à une conception de l’action qui n’est pas la réalisation d’un plan ou d’une intention mais plutôt, comme le disait Hannah Arendt, une interaction, soit l’événement de la rencontre qui ouvre une certaine zone d’indétermination.

Cette idée d’indétermination est centrale, car il y a en arrière-plan l’idée selon laquelle les usages modifient presque toujours les fonctions imaginées par les architectes et les urbanistes. On en revient à cet exemple des places royales que vous citiez à l’instant, mais on peut aussi penser au Paris d’Haussmann. L’architecture, c’est à la fois la façon de bâtir, de dresser des plans, mais aussi une expérience, l’inscription du corps, des idées, des revendications dans l’espace ?
C’est juste, mais je proposerais même d’aller un peu plus loin, ou peut-être de faire un pas de côté. Votre question suppose en effet qu’on croit encore à la structure, comme un ensemble qui prédétermine ou préprogramme les choix fait par chacun. Bizarrement, ceux qu’on nomme les post-structuralistes comme Deleuze, Derrida ou Foucault partageaient cette conviction, et j’essaie de m’en distinguer. Car même lorsqu’ils consentent à une marge de liberté individuelle, par exemple ce que Deleuze appelle le « virtuel », ils inscrivent toujours l’horizon des possibles dans la structure. Le problème, c’est cette lecture du monde échoue à penser l’émergence de points d’exception, de l’inouïe, et finalement de nouvelles structures qui n’aurait pas déjà une réalité dans le passé. Elle accorde trop d’importance aux ingénieurs, aux grandes écoles, aux grands projets, aux structures établies. Ce que je veux dire, c’est que même si on estime que la volonté d’Haussmann de contrôler les élans révolutionnaires de la population parisienne ont été subvertis, si on considère qu’il y a eu une réappropriation par exemple des grands axes de Paris pour y tenir des manifestations… c’est toujours Haussmann qui gagne à la fin. Ce n’est pas ça qui m’intéresse. Lorsque les révolutionnaires inventent la révolution, ils ne font pas que casser des statues équestres au centre des places royales, il faut considérer la façon dont ils développent une tout autre conception de ce que c’est que de vivre en commun, il réinventent la place publique. La place républicaine est une invention architecturale, pas seulement le détournement de la place royale.

Ces développements théoriques autour de la notion de l’architecture résonnent fortement dans notre actualité. On pense évidemment à la façon dont Nuit Debout s’est emparé la place de la République, les Gilets jaunes des ronds-points, Extinction Rebellion d’un centre commercial… Et on pense à la réaction des pouvoirs publics : la répression, la surveillance et le contrôle accru. Peut-on ancrer votre propos dans cette actualité : les évolutions des luttes sociales et des réponses qui leur sont apportées ?
Oui, car je pense notamment à partir de cette idée de société du contrôle. Je vais rester abstrait, il faut m’excuser je suis philosophe et non un architecte qui pourrait produire une nouvelle architecture concrète. Ce qu’il me paraît important de dire, et de comprendre, c’est que la norme n’est plus ce qui corrige le vivant, comme c’était le cas dans la société de discipline de Foucault. La norme est aujourd’hui aux fondements de la production, de la naissance du vivant, du réel qui sont donc produits par des normes. C’est ce qui permet aux gouvernements d’aller vers une politique de contrôle, dans le sens que lui donne Deleuze. Mais là encore il faut aller un peu plus loin, et dire que nous sommes peut-être dans une nouvelle phase qui se dessine et qui serait de l’ordre d’une orientation plus subtile, presque invisible, des comportements. L’importance que j’accorde à l’architecture ce joue à ce niveau-là, elle s’ancre dans le rapport entre infrastructure et biologie, donc entre une vie préprogrammée, construite, et des infrastructures qui permettent de gouverner, de diriger ou de laisser croître selon une certaine attente de productivité. C’est une vie qui met à disponibilité, comme l’analyse Giorgio Agamben. Maintenant, quel est concrètement le rôle de l’architecture comme technologie de pouvoir ? Elle est ce qui lie les corps, le savoir, les laboratoires et les ordinateurs, et elle est aussi peut-être celle qui sauve nos corps de cet oubli des potentiels. À mon avis, c’est aussi par des moyens architecturaux qu’on perd des potentiels, c’est-à-dire des puissances. Vous avez peut-être vu que je distingue architectonique et architecture…

On va y venir oui…
Ce que l’on voit aujourd’hui c’est que cet architectonique réduit tout au pouvoir, au pouvoir-faire, et donc à la faisabilité. On va même jusqu’à faire entrer l’avenir dans les circulations financières, ce qui revient à consommer l’avenir, à le préprogrammer. En termes architecturaux, cela se traduit par la contrainte exercée sur les corps, qui n’ont plus la puissance de devenir autres, d’avoir un désir profond, un désir de liberté ou d’agir autrement car les sujets sont de plus en plus amenés à ne se rencontrer qu’à travers des dispositifs précis. Mais ‘architecture pourrait aussi nous rappeler ce que c’est que d’avoir un corps, une sensibilité, et une possibilité d’aller physiquement au-delà de nous-même. Je suis désolé, mais c’est le plus concret que je puisse faire…

Revenons alors à cette idée d’architectonie, que vous distinguez de l’architecture. Il y a dans votre livre, l’exemple des arguments opposés à la démocratie directe dont on dit souvent qu’elle est devenue impossible étant donné l’accroissement du nombre des citoyens. La représentation serait indispensable, au point de se confondre complètement avec l’organisation démocratique. En quoi cette idée est-elle proprement « architectonique » ?
L’impossibilité de la démocratie directe compte tenu de l’importance de la population est une idée ancienne, développée autour de 1740. Cette nécessité démographique de la représentation, à l’origine de la démocratie parlementaire, s’est traduite par des délibérations réservées à un petit nombre de citoyens, derrières des portes closes. En face, la masse n’a d’autre choix que de s’intensifier pour se faire entendre. Si on a aujourd’hui les parlements d’un côté, et de l’autre les manifestations, c’est à mon avis l’une des conséquences principales de la Révolution française. Revenir à une démocratie directe, et briser la petite musique qui accompagne la démocratie représentative, présuppose là aussi d’autres architectures qui permettent au moins trois choses :  que tous les citoyens et citoyennes puissent s’assembler, ménager une brèche à l’intervention du « public », prévoir une ouverture aux choses c’est-à-dire aux non-représentables. Il faut les prendre dans l’ordre. D’abord, la démocratie directe à l’athénienne qui donne la possibilité aux citoyens de s’assembler. Lorsque j’évoque cet exemple, on me reproche souvent d’oublier les femmes ou les esclaves qui n’avaient pas la citoyenneté. Je ne les oublie pas, mais je fais remarquer dans un premier temps que le Pnyx, siège de l’Assemblée athénienne l’Ecclesia, permettait dans sa dernière phase de construction à 25 000 personnes de se rassembler. Comme le dit Rousseau le fait historique parle de sa possibilité, donc je refuse qu’on me dise utopiste – du moins sur ce point – car il me semble qu’on serait au moins capable de répéter ce que les Athéniens ont fait il y a 2 400 ans. J’en viens à la question du public, de l’apport du public qui a été à mon sens trop négligée par la théorie de la démocratie. Parler de l’apport du public, c’est d’abord faire référence à Platon qui comprend dans ce terme ceux qui n’étaient pas citoyens : les femmes, les jeunes, les métèques, les esclaves, les étrangers. Ils avaient tous et toutes leur mot à dire en démocratie, et je crois qu’il faut retrouver cela. D’un point de vue architectural, ça s’inscrit par exemple dans les parlements actuels sous la forme des tribunes publiques. Peuvent y prendre place ceux qui n’ont pas de siège, et donc pas de nom, d’identité, de voix… C’est de là qu’Olympe de Gouges a fait la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne . Ce qui prouve que le public a cette fonction d’ouvrir une démocratie qui pourrait, sinon, se refermer sur elle-même. Je donne aussi l’exemple du théâtre grec, comme dispositif architectural d’ouverture de la démocratie au public. Ce qui se discutait à l’Ecclesia, la chose politique, y était exposé au public. Le théâtre on le sait était un spectacle qui offrait un choix à la fin de chaque représentation. Le public choisissait non seulement le contenu de la tragédie ou de la comédie, mais il lui donnait aussi un sens par son jugement. C’est flagrant à la fin de l’Orestie où se mélange le choix politique et le choix du public. Il faut donc une Assemblée pour les citoyens, un espace public pour ceux qui observent et veulent intervenir, et il faut enfin une ouverture aux choses. Les travaux de Bruno Latour permettent dans ce sens une critique de la conception de l’espace public développée par Jürgen Habermas, qui considère par exemple qu’il y aurait des termes dignes de discussion en politique, et d’autre relégués à la sphère économique ou privée. Il s’agit donc de faire entrer de nouveaux sujets, d’autres thèmes, d’autres choses, pour que les non-représentables, les corps qui n’ont pas de voix, puissent s’articuler. Il faut une autre brèche encore, qui ouvrirait vers les corps non-représentables.

L’espace public est une notion qui doit beaucoup à la philosophie allemande, de Kant à Habermas en passant par Arendt. De quelle manière le redéfinissez-vous dans la perspective d’une philosophie de l’architecture ?
Il faut je crois corriger au moins deux fausses directions, ou faux emplois, de la notion de « public », entendue comme opinion « publique » ou espace « public ». Le premier consiste à confondre État et public. Cet amalgame nous amène dans les langages modernes à opposer le privé au public, alors qu’il faut opposer le privé à l’étatique. L’opposé de la privatisation de l’espace public, ce n’est pas son étatisation mais l’invention d’autres modalités de mises en commun. Pour en prendre conscience, il suffit de voir que ce qui appartient à l’État n’est pas nécessairement public, par exemple je ne peux pas entrer comme je veux à l’Élysée alors que c’est un bâtiment d’État et que je fais partie du public. Je peux à l’inverse aller au théâtre ou au cinéma, même si ce sont des propriétés privées. La seconde correction qu’il faut apporter à l’idée de public, c’est de ne pas confondre espace politique et espace public. Même si elle a des phrases importantes, et admirables sur l’importance de la publicité de l’espace, Hannah Arendt commet cette confusion, qui empêche de distinguer le public de l’assemblée des citoyens. Jürgen Habermas fait un peu la même faute. Il est l’héritier de Kant, au sens où il voit comme espace public l’espace littéraire des bourgeois, qui s’articule dans les journaux ou dans les médias hégémoniques. Arendt comme Habermas poursuivent une fausse étymologie : ils cherchent l’origine de l’espace public dans le mot grec to koinon, le commun, alors que cela vient de to theatron, le public. Si on part de cette autre étymologie, qui est l’plus correcte à mes yeux, on voit qu’il faut distinguer la communauté du public. Ce qui nous permet de développer une autre conception de l’espace public  et de suivre les idées de contre-espace, contre-opinion, contre-espace public articulées entre autre par Nancy Fraser dans les années 90. Le caractère public de quelque chose se détermine alors comme sa capacité à s’ériger contre les espaces hégémoniques, à articuler l’espace et les « sans-part » au sens de Jacques Rancière. Ce n’est pas pour autant un espace réservé à ceux qui n’ont pas de voix, il est accessible à tous, on y entre comme n’importe qui, c’est en cela qu’il peut aussi être un espace très intime, restreint.

Vous mobilisez dans votre livre la notion « d’anarchitecture », mot valise qui associe architecture et anarchie. Il désigne un mouvement artistique des années 70, dont l’une des figures importantes est le photographe Gordon Mata Clark, qui exprime l’ambivalence du rôle de l’artiste : il est celui qui jouit dans son travail d’une totale liberté, mais aussi qui est soumis aux règles et aux pressions du contexte économique et politique. Pourquoi est-il important selon vous de parler d’anarchitecture ?
C’est une longue histoire, mais pour être bref il me semble que chaque acte architectural repose sur des fondements anarchiques. Construire une « archê », c’est nécessairement partir d’une situation d’origine anarchique, en cela je trouve bien trouvé le mot d’anarchitecture. Mais il est presque inutile, car une architecture bien comprise est toujours anarchique, c’est-à-dire sans gouvernement. Comme devrait l’être aussi toute démocratie radicale, à l’image de la Grèce Antique. Pour résumer, en partant d’une pensée radicale de l’autonomie on arrive à une idée de l’architecture comme une activité qui nous enseigne ce que c’est d’être sans gouvernement.

Une démocratie sans gouvernement, n’est-ce pas encore plus utopiste qu’une démocratie directe ?
Comme je le disais, Rousseau écrit dans Du Contrat social que le fait historique parle de sa possibilité, donc je n’estime pas qu’il faille parler là de spéculation ou de pensée utopique. C’est un geste de renaissance, je réclame quelque chose qui a déjà été possible par le passé. Les Romains ont fait des votes directs tous les mois alors que la République romaine n’était pas une démocratie. La démocratie athénienne n’avait pas de gouvernement. Il y avait des archontes qui remplissaient des tâches prescrites, d’organisation ou d’administration, avec certains devoirs, de comptabilité par exemple, mais il n’y avait pas de gouvernement. Et ça fait une grande différence.

Mais il s’agissait de des sociétés qu’on pourrait penser moins complexes et avec moins d’interactions…
Oui c’est l’argument qu’on m’oppose tout de suite. Je réponds à cela qu’il faut encore une fois regarder du côté de Rome et d’Athènes. Ce qui distingue la démocratie athénienne de la République romaine, c’est la nécessité de conserver une certaine taille pour pouvoir fonctionner. A l’Empire s’oppose le modèle du réseau de cité en Méditerranée, et je crois que c’est le paradigme à poursuivre si on veut devenir véritablement démocratique. Un autre contre-argument, peut-être plus abstrait donc plus convaincant à mes yeux, c’est de se demander ce qu’il y a de plus complexe que de voter tous les 4 ou 5 ans. Ce que je dois déterminer, ce qui détermine mon vote aujourd’hui, c’est une multitude de questions très difficiles et compliquées… bien plus que de se prononcer régulièrement sur un sujet concret.

Dans ces conditions, quel rôle donnez-vous à l’insurrection qui revient à plusieurs reprises sous votre plume ?
Je ne fais pas l’éloge de l’insurrection, surtout venant d’Allemagne, un pays où  il y a toujours au moins un quart des gens qui pensent fasciste, qui n’ont jamais appris à penser autrement. Même s’il y a aujourd’hui une pensée plus ouverte, l’Allemagne n’a jamais été dénazifiée. Cela a amené les philosophe à être plus prudents que les Français, toujours plus enthousiastes et optimistes lorsqu’il s’agit des mouvements de rue. La question qui m’occupe, et qui a été très clairement posée par Castoriadis et par Claude Lefort, c’est celle de savoir ce qui se passe une fois que l’insurrection est faite, que la porte du pouvoir a été abattue, qui se met alors sur le trône ? Ne faut-il pas plutôt détruire les dispositifs mêmes, l’architecture même qui permet un tel pouvoir centralisé ?  C’est cette option là que je défends, qui rendrait impossible des Staline, des Hitler qui s’approprient la vie des gens.

Pour terminer,  il faut revenir à ce qui fait le cœur de votre livre : la nécessité de considérer l’espace public comme un théâtre d’action collective, certes contraint mais qui offre aussi la possibilité d’expérimentations créatrices. Encore une fois, on pense aux mouvements sociaux de ces dernières années et aux nouvelles modalités d’occupation de l’espace public. Quels sont les possibles qui s’ouvrent alors ?
C’est une question qui nous permet d’arriver à la synthèse, et à la possibilité de vivre ensemble. Au final, ce livre n’est pas un appel à la Révolution, il essaie de penser le lendemain de la Révolution. Je souligne, comme vous l’avez remarqué, l’option anarchique et les critiques qui émergent déjà au XIXe siècle du vote, de la démocratie parlementaire etc… Donc la question importante c’est : qu’est ce qui se passe au lendemain de la révolution si on n’arrive pas à une démocratie radicale ? Ce livre propose un manifeste pour la réalisation véritable de la démocratie. Je veux attaquer les fausses raisons qu’on nous donne pour nous priver d’une vie autonome, d’une vie libre. Et je veux qu’on pense à la possibilité de réalisation d’une telle vie parce qu’elle a déjà été possible. Tout cela n’exige pas seulement un autre gouvernement, mais une autre architecture.


Raphaël Bourgois

Journaliste

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