Viendrons-nous à bout du « blasé métropolitain » ?

Les transports en commun sont-ils asociaux
14 Fév 2019

Pourquoi les parisiens ne desserrent jamais les dents dans l’espace public ? Au début du 20ème siècle, le philosophe allemand Georg Simmel observait l’expansion de la ville de Berlin et analysait les effets de la métropole sur l’humeur des citadins. Il décrivit alors le caractère « blasé métropolitain » pour désigner cette attitude distante des habitants des grandes villes.

Blasé en toute circonstances ?

Blasé en toute circonstances ?

La métropole des sens

« Le développement de Berlin coïncide avec mon propre développement intellectuel le plus fort et le plus large » disait le philosophe allemand Georg Simmel (1858-1918). Alors qu’il grandit dans la deuxième moitié du 19ème siècle à Berlin, l’auteur voit les effets de l’industrialisation sur la ville dont la population double en une trentaine d’années. Précurseur de la sociologie urbaine, il publie en 1903 un court essai : Les grandes villes et la vie de l’esprit. Il y étudie les effets de la vie en métropole sur les individus et leurs humeurs. Son analyse originale se concentre sur l’expérience vécue et sur l’imaginaire collectif. Synonyme de modernité, la vie métropolitaine se caractérise selon Georg Simmel par une intellectualisation des relations sociales, des échanges impersonnels et un caractère blasé du citadin… Quésaco ?

La première caractéristique de la vie métropolitaine est ce que Simmel décrit comme une « intensification de la vie nerveuse ». À la différence de la petite ville ou du village de campagne, il remarque que les sens du citadin sont en permanence stimulés. « La poussée rapide d’images changeantes, l’écart frappant entre des objets qu’on englobe d’un regard ou encore le caractère inattendu des impressions qui s’imposent » constituent à chaque pas un environnement en effervescence. Des images fortes qui s’enchaînent sans relation les unes avec les autres, des odeurs qui gênent ou qui séduisent, des bruits stridents ou mélodieux, une juxtaposition infinie de familiarités et de découvertes à laquelle il serait finalement impossible de réagir avec le cœur. La ville provoquerait donc un processus d’intellectualisation.

Les transports en commun sont-ils asociaux

Les transports en commun sont-ils asociaux ? – Shutterstock

“Trop souriant, il finit en garde à vue”

En cela le contexte urbain n’est pas sans effets psychologiques. Face au trop plein de stimulations, il faut prendre du recul, mettre à distance. C’est une des causes du caractère blasé du citadin. « Les nerfs découvrent leur ultime possibilité de s’accommoder des contenus et de la forme de la vie dans la grande ville dans le fait de se refuser toute réaction à leur égard ». Ce phénomène tient pour Simmel d’un mécanisme d’adaptation ou d’autoconservation, le blasé métropolitain ne va tout simplement plus réagir aux différentes stimulations pour se protéger lui-même.

Les conséquences, nous les connaissons tous. Le citadin ne s’émerveille plus de la nature, il ne s’émeut pas non plus de la misère. Il ne connaît pas ses voisins de palier, c’est tout juste s’il prête attention aux autres citadins. Un article du Gorafi résume assez bien l’ambiance dans les transports : « Trop souriant dans le métro, il finit en garde à vue ». Dans la même logique que la réponse blasée, Simmel voit également une forme de réserve qui tient encore de la survie. « Si la rencontre extérieure et continuelle d’un nombre incalculable d’êtres humains devait entraîner autant de réactions intérieures que dans la petite ville, (…) on s’atomiserait complètement intérieurement et on tomberait dans une constitution de l’âme tout à fait inimaginable ». Pour l’auteur, la réserve des citadins s’accompagne d’ailleurs d’une légère aversion cachée. Celle-ci peut ressembler à de la haine envers la communauté, elle n’est au contraire qu’une « forme élémentaire de socialisation ».

La foule urbaine, liberté ou solitude

La foule urbaine, liberté ou solitude ? – Extrait du film Matrix

La liberté dans le nombre

Dans son essai, Georg Simmel s’attarde justement sur les stades de formation des groupes sociaux. Pour lui, plus un cercle social est petit, plus il doit poser des frontières fermes pour exister. Ces frontières sont les règles strictes et jalouses d’un petit parti politique par exemple ou d’une petite confrérie religieuse. Elles « ne peuvent donner aucune liberté ni aucune singularité au développement interne et externe de l’individu ». Dans la mesure où le groupe grandit, son unité interne se relâche et les individus acquièrent de l’espace et des libertés. Le mécanisme serait le même en milieu urbain : le citadin s’émancipe dans le nombre, quand le villageois est “à l’étroit”. La grande ville offre toutefois un revers dont on aurait pu se passer. Quand, finalement pétri par ses réserves, son indifférence voire son aversion pour son prochain « on ne se sent nulle part aussi solitaire et abandonné que dans la foule des grandes villes ».

Cette analyse des groupes sociaux et des petits villages est bien sûr un peu caricaturale : la ville est tout à fait capable de discriminations et de privations de libertés. Le phénomène d’exode urbain et des néo-ruraux prouve d’ailleurs que la campagne n’a rien à envier à la ville. L’auteur donne à ce titre l’impression de glorifier la métropole et la modernité qu’elle représente. Pour Philippe Simay qui rédige la préface d’une édition chez la Petite Biblio Payot, George Simmel nous montre aussi que « l’expérience de la métropole est d’abord une expérience traumatique de la modernisation ».

Plutôt qu’un héraut de la grande ville, Georg Simmel espère préparer au choc. Les intuitions du philosophe ont déjà plus de cent ans. Libre au lecteur de s’y reconnaître, de les contester, ou de n’y rien comprendre…

Usbek & Rica
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