Décryptage

Après six mois de deuil, les Marseillais rebâtissent leur avenir

L’effondrement de deux immeubles a mis en évidence l’ampleur du logement indigne à Marseille. Objectif : traquer les marchands de sommeil, repérer les taudis, impliquer les citoyens…
par Tonino Serafini et Stéphanie Harounyan, correspondante à Marseille. Photo Olivier Monge. Myop
publié le 3 mai 2019 à 20h26

Dimanche à 9 heures, comme chaque 5 du mois depuis novembre, les Marseillais se réuniront rue d'Aubagne. Neuf minutes de silence pour les huit victimes du drame, auxquelles le Collectif du 5 Novembre associe Zineb Redouane, la retraitée morte après un tir de grenade lacrymo en marge d'une manif des gilets jaunes, le 1er décembre. Ensuite, une descente aux flambeaux en musique avant des débats, un banquet citoyen et des concerts, prévus toute la journée. C'est la «Faites du quartier de Noailles» : six mois après l'effondrement de deux immeubles en plein centre-ville, Marseille veut se montrer debout. «Noailles, c'est ça. Ça se casse un peu la gueule de partout, mais nous, les habitants, avons cette force incroyable de se serrer les coudes», écrivent les bénévoles du collectif, qui assistent les délogés et font entendre leur voix auprès des institutions. Alors que l'enquête se poursuit pour déterminer les causes des effondrements (lire notre article), que plus de 2 600 personnes ont été délogées des immeubles menacés et que 700 sont encore dans des hôtels, Marseille subit les contrecoups du drame. La gestion de crise, qui semble sans fin, révèle l'ampleur du problème du logement indigne et les carences des réponses des pouvoirs publics. Jean-Claude Gaudin, maire LR depuis près d'un quart de siècle, déclare souvent qu'il pense «tous les jours aux morts de cette catastrophe», tout en défendant son bilan. Pourtant, sa politique de lutte contre l'habitat indigne a été défaillante : à Marseille, un logement sur dix est un taudis. Le drame de la rue d'Aubagne a obligé les pouvoirs publics à changer de braquet. Même si les choses tardent à se mettre en place, les lignes bougent sur tous les fronts.

1/Viser les marchands de sommeil

La catastrophe de la rue d'Aubagne et les délogements massifs qui l'ont suivie ont mis en lumière la faiblesse des dispositifs de lutte contre les marchands de sommeil. Difficulté d'agir en amont, en incitant notamment les propriétaires à entretenir les logements, comme d'intervenir en aval, en poursuivant en justice les propriétaires véreux. Après le 5 novembre, le procureur de la République de Marseille avait lui-même reconnu les résultats mitigés du Groupement opérationnel de lutte contre l'habitat indigne (Golhi). Créé en 2010, cet outil de mobilisation collective des services de police, de la ville mais aussi du tissu associatif, devait permettre de coordonner les signalements pour faciliter et multiplier les procédures judiciaires. «Il y a eu des succès au début, notamment sur certains hôtels meublés, relève le directeur régional de la Fondation Abbé-Pierre, Florent Houdemon. Mais ça s'est essoufflé, cela faisait deux ans qu'il ne se réunissait plus…»

À lire aussiRue d'Aubagne : les familles face à «une procédure très longue»

Depuis le drame, le parquet révise sa stratégie. Une circulaire ministérielle de février invite désormais les magistrats à renforcer leur action en la matière, en créant notamment des groupes locaux de traitement de la délinquance (GLTD) dédiés à la lutte contre l'habitat indigne. «La difficulté dans ce genre d'affaires, c'est la recherche de preuves pour mettre en cause les bailleurs, explique Patrice Ollivier-Maurel, procureur adjoint de Marseille. D'où l'idée de ne plus simplement travailler sur le bâti dégradé mais sur tout l'environnement, de les coincer sur d'autres aspects comme la fraude aux allocations sociales, les conditions d'acquisitions du logement… Un peu comme pour Al Capone, qui est tombé pour des aspects financiers.» Taper au portefeuille, et plus largement durcir les sanctions à l'encontre des marchands de sommeil, c'est ce que permet désormais la loi Elan, votée en novembre. Mais pour l'heure, les décrets d'application de la loi sur ce sujet ne sont pas tous encore promulgués.

2/Repérer les taudis

Six mois après la catastrophe de la rue d’Aubagne, la mairie de Marseille et la Métropole discutent encore des modalités de la mise en place d’une stratégie commune de lutte contre l’habitat indigne. Elle passe notamment par la création d’un outil unique chargé du repérage et du suivi des immeubles insalubres ou menaçant de s’écrouler, en fusionnant les services actuels de l’hygiène et du péril. Souvent, les taudis recouvrent les deux problématiques : ils menacent de s’écrouler et leur état de détérioration (humidité, peinture au plomb…) nuit à la santé des occupants.

Dans le schéma qui semble se dessiner, la Métropole viendrait - avec ses moyens financiers et humains - en appui et en renfort des services municipaux. Ce travail de repérage et suivi est indispensable pour enclencher toutes les procédures coercitives contre les taudis : arrêté de péril, arrêté d’insalubrité remédiable ou irrémédiable, injonction de travaux, travaux d’office ordonnés par la collectivité locale et à la charge du propriétaire, lorsque ce dernier est défaillant.

Mais la mise en œuvre de cette stratégie met du temps à se mettre en place. «Ça traîne. Rien n'avance», lâchent des acteurs locaux du logement. Du coup, la panique qui s'est emparée de la mairie de Marseille au lendemain du drame de la rue d'Aubagne semble toujours de mise. Des immeubles continuent à être évacués, comme récemment montée des Accoules ou rue du puits Baussenque dans le quartier du Panier, de peur qu'ils ne s'écroulent sur leurs occupants.«Ils redécouvrent des situations qui étaient archisignalées mais sur lesquelles il y a eu une archinégligence», analyse le directeur de l'antenne de la Fondation Abbé-Pierre à Marseille, Florent Houdemont.

Six mois après le 5 novembre, l'évacuation demeure un outil de gestion de la crise. Et aussi un révélateur des dysfonctionnements qui perdurent. Seules les situations de péril sont prises en compte. Pas l'insalubrité. «Le service hygiène est toujours aux abonnés absents, dénonce Florent Houdemont. Ainsi des arrêtés de péril sont levés sur des immeubles qui ont été étayés et les habitants réintégrés dans leur logement. Problème : souvent ces immeubles sont aussi insalubres. Donc les gens continuent à vivre dans des taudis.» Pour agir de manière cohérente contre l'habitat indigne, la fusion - ou au minimum l'articulation des services d'hygiène - était préconisée dans le rapport très prémonitoire de l'inspecteur général de l'équipement Christian Nicol sur la situation du logement à Marseille. En 2015, trois ans avant la catastrophe, son rapport avait révélé l'ampleur des taudis et pointé l'inaction de la municipalité.

3/Résorber les taudis

La lutte contre l’habitat insalubre exige une volonté politique, des outils permettant l’intervention publique, des équipes compétentes, et un travail de longue haleine. Cette stratégie a été mise en œuvre à Paris il y a une vingtaine d’années et sert un peu de modèle. Elu maire de la capitale en 2001, Bertrand Delanoë lance un plan pour résorber les taudis dans le diffus, c’est-à-dire éparpillés dans la ville.

Au terme d'un long travail de repérage, «1 030 immeubles ont été identifiés comme insalubres ou en péril», rappelle Valérie de Brem, directrice générale de la Soreqa. Cette société municipale d'aménagement a été un outil central dans la politique municipale de résorption des taudis. La Soreqa, qui a ces dernières années élargi son action à plusieurs communes de Seine-Saint-Denis (400 immeubles en cours de traitement), rachète les immeubles frappés d'arrêtés de péril ou d'insalubrité irrémédiables, les sécurise (étayage, mise hors eau…) et accompagne les habitants vers un relogement. «Nous travaillons avec les villes et les bailleurs sociaux pour qu'une partie des logements HLM qu'ils attribuent soient réservés aux personnes qu'on sort des immeubles insalubres», précise Sylvie Froissart, directrice opérationnelle de la Soreqa. Une fois vidés, ces bâtiments très délabrés sont revendus à des bailleurs sociaux qui procèdent à des démolitions-reconstruction ou à des réhabilitations très lourdes. La résorption de l'habitat insalubre permet ainsi de créer des logements HLM. Dans les cas d'insalubrité ou de péril moins graves, la Soreqa accompagne les copropriétaires d'immeubles dégradés dans des travaux de réhabilitation en mobilisant les aides financières de l'Agence nationale de l'habitat (Anah).

Selon Valérie de Brem, sur les 1 030 immeubles insalubres ou en péril traités en une dizaine d’années à Paris, un peu plus de 400 ont été rachetés pour être démolis-reconstruits ou réhabilités par des bailleurs sociaux et un peu plus de 600 sont restés des copropriétés. Elles sont sorties de l’insalubrité grâce aux travaux de réhabilitation. Vu l’ampleur de la tâche à accomplir à Marseille (on estime à 4 000 le nombre d’immeubles insalubres ou en péril), le gouvernement a dit sa volonté d’accompagner la ville dans la résorption des taudis. La création d’une Société publique locale d’aménagement d’intérêt national (Splain), sur le modèle de la Soreqa a été actée. Selon nos informations, elle devrait voir le jour d’ici la fin de l’année. Là encore les choses traînent.

Mêlant actionnariat d’Etat et actionnariat des collectivités locales, la Splain a vocation à être l’opérateur doté des compétences indispensables pour accompagner les copropriétaires d’immeubles insalubres pour faire des travaux de réhabilitation grâce notamment aux aides de l’Anah, et aussi pour racheter (à l’amiable ou par expropriation) les immeubles faisant l’objet d’arrêtés d’insalubrité ou de péril irrémédiables.

«L'objectif est de traiter les 1 000 immeubles les plus indignes ou dangereux en dix ans», indique un acteur local du logement. Mais dans une ville où les élus locaux n'ont jamais considéré comme prioritaire la construction des HLM en centre-ville, l'Etat devra veiller à ce que les parcelles ainsi dégagées servent à construire du logement social, pour que les arrondissements centraux de Marseille qui concentrent les taudis restent des quartiers populaires.

4/Impliquer les citoyens dans les processus de décision

Ils étaient 10 000 à défiler dans les rues de Marseille le 10 novembre, en hommage aux victimes. Une mobilisation inédite sur le sujet du mal logement, qui se prolonge depuis par l’action sur le terrain de différents collectifs citoyens. Tête de pont de l’action citoyenne, le Collectif du 5 Novembre ferraille depuis les premiers jours suivant la catastrophe pour porter la parole des délogés auprès des différentes institutions. Une mission complexe, les autorités rechignant à intégrer dans leurs logiciels de décision la parole des Marseillais.

Après des semaines de discussions plus ou moins efficaces, et pour répondre à «l'urgence d'établir un cadre clair, juridique et politique» pour faire face à la situation des délogés, les acteurs de terrain ont choisi de formaliser les choses, en élaborant une «charte pour un relogement digne». Pour éviter que les institutions, mairie en tête, ne bottent à nouveau en touche, le document est soumis depuis une semaine aux habitants, appelés à signer une pétition afin que le texte soit débattu au conseil municipal de Marseille. Il faut pour cela atteindre 10 000 signatures et le compteur frôle déjà les 6 500. «La question des délogés, c'est la pierre angulaire de ce qui va se passer après, insiste Kevin Vacher du Collectif 5 Novembre. Comment, à partir de ces 350 immeubles évacués, on redéfinit le paysage urbanistique de Marseille ? Comment gère-t-on le droit au retour des personnes déplacées ?» Par la suite, l'enjeu sera de continuer à exercer ce contrôle citoyen, en obtenant par exemple une place au sein du futur établissement public annoncé par la Métropole pour coordonner les questions de logement sur le territoire. «Ce serait l'assurance d'accéder aux informations pour les transmettre aux habitants, reprend Kevin Vacher. On doit changer le mode de gestion des questions d'habitat et d'urbanisme. Le rôle des citoyens est de faire redescendre sur terre les institutions, les obliger à changer de logiciel. Et rendre ces questions plus humaines.»

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus