Interview

Marielle Macé: «Le mot "cabane" définit ce qui se construit, dans toutes sortes de territoires, pour réinstaller de la vie, braver les précarités»

A l'ère de l'anthropocènedossier
«Racines», «peuple», «vie»… dans son nouvel essai, la spécialiste de littérature française invite à défendre certains mots pour ne pas se laisser confisquer la description du réel. S’inspirant de la poésie ou de discours militants, elle appelle à bâtir des abris, métaphoriques ou bien réels, pour habiter le monde autrement.
par Thibaut Sardier
publié le 8 mars 2019 à 18h46

Que peuvent les mots face à l'indignation qu'entraîne le sort réservé aux exilés, face à l'espoir que peuvent susciter les idéaux des zadistes à Notre-Dame-des-Landes ? Spécialiste de littérature française et du genre de l'essai, Marielle Macé se pose depuis longtemps la question, et y répond notamment par deux textes publiés chez Verdier. En 2017, dans Sidérer, considérer, elle appelait à «tenir compte des vivants» que sont les migrants, trop souvent relégués aux bords de nos vies et de nos villes. En 2019, elle propose avec Cabanes de s'opposer à l'ordre de notre «monde abîmé» en construisant des abris faits de tout bois, les palettes et les branchages comme les textes et les paroles. Mêlant à ses propres expérimentations littéraires les mots des poètes, des chercheurs et des militants qui l'inspirent, Marielle Macé construit, par l'écriture, sa propre cabane où elle invite les lecteurs à réfléchir à un avenir plus riche.

Les cabanes que vous décrivez sont nombreuses : celles des ZAD, des migrants, mais aussi celles des touristes. Qu’est-ce qui les relie toutes ?

Certaines sont des points de bravade, de protection, de résistance, mais d’autres sont en effet inoffensives, ou même louches : on loue des cabanes pour jouer à la précarité, faire comme si on n’avait pas de maison alors que, précisément, on en a une. On fréquente des friches urbaines ultra-aménagées qui donnent de la joie, mais repoussent aussi la pauvreté encore un peu plus loin des centres villes… Je n’ai pas voulu taire ces périls. Mais je crois que toutes les cabanes manifestent une soif de vivre autrement, en rupture avec notre monde abîmé - abîmé de tant de façons par l’exploitation, l’inégalisation, le saccage des vies, des liens, des sols, de l’idée même du commun.

De même, qu’est-ce qui lie la cabane «subie» du migrant et la cabane «revendiquée» du zadiste ?

La crise de l’accueil et la catastrophe écologique sont sans doute aujourd’hui les deux formes les plus vives de saccage, de précarisation. Les cabanes à la fois défient et accusent cette situation. Du côté des ZAD, elles prouvent en quelque sorte qu’on peut vivre autrement : les zadistes installent la totalité de leur vie sur un territoire qu’ils enrichissent, qu’ils préservent, où s’affirme avec force la nécessité d’autres pratiques. Il ne s’agit pas de faire l’éloge d’un «vivre de peu», mais d’affirmer le désir d’une autre abondance - abondance non plus d’objets mais de liens, de savoirs, de connaissances, d’attachements entre nous et aux choses du monde.

Paradoxalement, c’est donc ce monde abîmé qui fait advenir les cabanes.

Ce serait paradoxal si l’on en concluait qu’il faut célébrer les ruines, ou s’accommoder de la précarité. Et c’est vrai, il y a des façons de penser la cabane, ou d’y rêver, qui risquent d’enchanter des formes de détresse, d’accommodement ou de bricolage. Mais il faut plutôt penser le grand emmêlement du pire et des gestes qui lui sont opposés, et écouter les efforts faits pour vivre dans ce monde abîmé. Pour moi, le mot «cabane» s’est mis à définir cela : tout ce qui se construit, dans toutes sortes de territoires, pour accuser l’état des choses et réinstaller de la vie, braver ces précarités. Ce mot peut soutenir des élans, des désirs, une force d’invention. Le travail de l’écriture, j’aimerais que ce soit ça : pas exactement contrôler le sens des mots, les empêcher de dériver, mais intensifier des convictions, repeupler les imaginaires. J’essaie de concevoir l’écriture comme un effort pour s’armer, s’équiper, soutenir en nous l’amour de la vie, réfléchir à ce qu’il nous faut collectivement protéger pour préserver cet amour de la vie.

Les pages que vous consacrez à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes montrent que le pouvoir des mots n’y est pas vain.

J’espère, mais ça n’a rien d’automatique. J’ai été très touchée en tout cas que mes phrases aient été parfois reprises là-bas, des morceaux de ce texte lus, mon effort accueilli, relancé. Les efforts peuvent se mêler, s’entremêler. J’ai par exemple retrouvé à Notre-Dame-des-Landes un mot qui m’était familier, et par lequel je me suis entièrement laissée conduire au début de ce livre : la «noue» ; une noue est un fossé herbeux, une petite zone humide (de celles qui sont aujourd’hui menacées), un toponyme très fréquent dans la région, qui révèle tout un savoir-faire avec l’eau et une façon de maintenir la diversité végétale. Il y avait beaucoup de noues dans mon village, où pourtant l’agriculture intensive dévastait les sols. Il y en a plusieurs sur la ZAD. Et l’on retrouve ce mot dans des tentatives écocitoyennes en pleines villes. A Bruxelles par exemple, la municipalité prévoyait la construction d’un vaste «bassin d’orage» pour contenir les eaux de pluie (comme si c’étaient des déchets), mais certains habitants ont contesté le projet, et proposé de multiplier les pratiques alternatives, en retrouvant un vocabulaire, celui des noues justement… Bassin d’orage, bassin de rage, ils projetaient quelque chose comme une démocratie des eaux, un autre mode de gestion des communs. Retrouver les noues dans des contextes si différents, mais reliés par la réclamation d’autres modes de vie, c’était précieux… d’autant que le mot fait venir bien d’autres choses encore : une pensée des nouages, des attachements, et un appétit du collectif, du «nous». Ce mot, je l’ai saisi comme une chance.

Diriez-vous que nous nions les vies des migrants, que nous les excluons de ce «nous» ?

Bien sûr, tout se passe parfois comme si on n’arrivait pas à les considérer tout à fait comme des vivants, mais comme des demi-morts, des spectres qui hanteraient «nos» villes. Comme s’il n’y avait pas là des vies, quotidiennement traversées, invivables et pourtant vécues, des vies égales, absolument égales.

D’une certaine façon, en va-t-il de même des jeunes ?

Attention aux comparaisons trop rapides. Mais il y a, dans les deux cas, un refus de donner une place. Ce livre m’est venu aussi à l’écoute de la situation faite aux plus jeunes. Mes étudiants, par exemple, qui entendent depuis toujours qu’il n’y aura pas de place pour eux : pas de travail, peut-être pas de logement, pas de futur, pas comme ça. Et je voyais certains braver cette malédiction avec beaucoup de vigueur : s’il n’y a pas de place, alors nous ne voulons pas d’un monde de places. «Faire des cabanes», ce ne sera pas réinstaller un petit bout de vie dans un endroit où ça ne gênerait pas trop, ce sera accuser ce monde de places, de places faites et de places refusées. Réclamer d’autres façons de vivre, parfois de façon matérielle, mais aussi en s’appuyant sur la pensée, l’imagination, avec un élan et une impatience qui m’impressionnent et me font envie.

Face à l’action physique et matérielle, sur la ZAD comme avec les migrants, que peuvent vraiment les mots ?

Les mots sont des lieux de conflit ; certains («peuple», «vie», «paysan»…) sont, eux aussi, des zones à défendre. On peut essayer de leur redonner un sens émancipateur, un sens qui nous arme, et combattre les acceptions qui nous désarment. Pareil pour le mot «racines», si présent dans l’imaginaire conservateur, si malfaisant, qui fait des racines de gros pilotis identitaires qui s’enfoncent toujours plus dans le sol. Mais on peut mobiliser tout ce qui commence à se dire sur l’intelligence des arbres et la communication entre végétaux. Tout à coup, les racines deviennent bien autre chose : un réseau très étendu, très surprenant, un tissage qui permet aux arbres de se signifier les uns aux autres un départ de feu dans la forêt, ou l’arrivée d’un prédateur… On peut, avec Bruno Latour, réinvestir la question du «local», du «sol», de la «terre», l’emplir d’autres points de vue politiques. Face à la crise écologique, il nous faut exercer notre responsabilité d’êtres parlants : lutter contre les bâclages jusque dans les mots, ne pas se laisser confisquer la description du réel. On peut s’exercer dans la parole exactement comme on exerce son corps : affûter, mieux s’y prendre avec les mots, parce que c’est avec eux qu’on construit notre frayage dans le monde.

S’agit-il de faire parler ceux qui ne le peuvent pas, les fleuves comme les migrants, au risque d’une confiscation de la parole ?

On peut le dire comme ça : donner voix, élargir le parlement des vivants, avoir affaire à beaucoup plus d’états du monde et d’états de l’humain. «Faire parler», sans doute, mais aussi prêter l’oreille à des silences. On entend par exemple beaucoup moins les oiseaux aujourd’hui, eux qui disparaissent, mais ils réclament notre attention à mesure qu’ils se taisent. Il faut faire retentir ces silences, dire quel monde on veut partager avec tous ces vivants, mêler le plus de voix possible, se savoir dépendants et connectés à beaucoup d’autres. Cela débouche sur un projet «écopolitique», car on sait qu’on doit prendre en compte à la fois les saccages sociaux et écologiques, réimaginer des liens, reconnaître les êtres de la nature comme des partenaires politiques. C’est aussi cela que nous a appris l’anthropologie récemment : ne pas penser qu’un sol, un fleuve, une forêt sont des objets inertes, des décors à l’intérieur desquels nous installerions nos communautés d’êtres sociaux ; non, c’est aussi avec ces espaces et avec ces autres formes de vie que l’on doit entretenir des relations politiques («diplomatiques», dit le philosophe Baptiste Morizot) ; il faut écouter les idées de vie, les véritables pensées dont ces espaces sont porteurs.

D’où vos nombreuses références à la poésie.

Oui, j’espère que la poésie peut jouer un rôle ; pas parce qu’elle serait une cabane-refuge, un lieu-abri, mais parce qu’elle participe, de fait, à cet élargissement du parlement des vivants, dans son désir de mieux écouter le monde, car ces choses de la nature qui réclament si fort qu’on les traite autrement, ce sont les très anciennes choses lyriques - celles des Métamorphoses d’Ovide, par exemple, dont le poème se réécrit en quelque sorte aujourd’hui sur les ZAD. Les poètes savent (parfois) écouter ce monde, l’entendre gronder ou faire silence, entendre ce que son silence nous dit, nous aider à mieux nous relier à lui. Je suis convaincue que ce n’est décidément pas d’un monde de places dont a besoin, mais d’un monde de liens - ce qui suppose une autre conception de l’espace, pas comme un ensemble de points à occuper, mais de lignes à tracer entre des états de réalité très différents. Il s’agit de faire des liens, et donc d’en défaire d’autres, de se demander à qui, à quoi on veut vraiment s’attacher : quels nœuds, quels «nous».

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