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Libération
Portrait

Benoît Gilles, salubrité publique

En colère, dépité, ce journaliste d’un média local marseillais avait alerté sur l’insalubrité et la dangerosité du 63, rue d’Aubagne. En vain.
par Marie Piquemal, photo Olivier Monge. MYOP
publié le 15 novembre 2018 à 19h16
(mis à jour le 15 novembre 2018 à 19h21)

Jusqu'au dernier moment, on a cru qu'il allait nous la faire à l'anglaise. Un mal de chien à le convaincre. Apparaître à la lumière, en der de Libé, n'étant clairement pas sa tasse de thé. D'habitude, c'est lui qui écoute, pose des questions, capte l'instant. Il est journaliste, dans la catégorie - assez rare - des «non-melons». De ceux qui gardent la tête froide, presque glacée («journaliste, ça reste du superficiel, on saute d'un sujet à l'autre»). De ceux aussi qui ne jurent que par le terrain et considèrent le métier comme une chance inestimable de pousser toutes les portes pour voir ce qui se passe derrière.

Benoît Gilles avait poussé celle du 63, rue d'Aubagne en février 2016. Cet immeuble insalubre, propriété de la ville de Marseille, devait être rénové. Sans que rien ne se passe. Sur la façade, avec le temps, la grande affiche annonçant les travaux avait fini par se décrocher du mur. Le bâtiment était toujours occupé, clandestinement. Il avait raconté ce coiffeur au rez-de-chaussée qui vivotait. L'air à peine respirable, l'odeur des murs moisis. Ses écrits sont consignés sur des pages web de Marsactu, un média local marseillais en ligne. La série s'appelle «Vivre à Noailles», en trois épisodes. Tout y est. Le quotidien des habitants du quartier, dans la survie. L'incurie de la mairie, le plan d'éradication de l'habitat indigne, qui devait pourtant s'achever il y a deux ans et toujours au point mort.

Le 5 novembre, à 9 heures du matin, l'immeuble du 63, rue d'Aubagne s'est effondré, avec celui du 65 voisin. Huit personnes ont été retrouvées mortes, ensevelies sous les gravats. A dix minutes près, Benoît Gilles, 46 ans, assistait à l'écroulement. Il traverse le quartier tous les matins pour rejoindre la rédac. «Ce matin-là, j'avais levé la tête. Je les regardais, ces immeubles, je me souviens m'être dit : "Tiens, ils ont changé une fenêtre en PVC. Il y a du linge aux fenêtres."» A mesure qu'il raconte, les traits de son visage se tendent. Il bascule en arrière sur sa chaise. Puis se redresse d'un coup les doigts crispés. «Tu donnes l'alarme, tu penses faire œuvre utile en écrivant et, à la fin, il y a des gens qui meurent. A quoi ça sert ce qu'on fait ? Pourquoi on écrit ?» Il regarde dans les yeux, sa question n'est pas une figure de style, c'est une vraie interrogation sur le sens du métier. «Des personnes sont mortes, putain. Et moi, je suis là à parler à Libé aujourd'hui, à BFM hier parce que je l'avais écrit deux ans avant. Mais à quoi ça sert ?» A sa colère s'entremêle un autre sentiment : «Le déshonneur d'avoir crié sans être entendu.» Alors, quand Jean-Claude Gaudin a daigné tenir une conférence de presse trois jours après la catastrophe, Benoît Gilles a voulu garder son clapet fermé. Ses articles, ressortis des archives et repris par tous les médias, parlaient d'eux-mêmes, comme preuves éclatantes. Et puis, le maire a commencé. «Il a lu son discours. Il l'a "lu", comme s'il prenait de la distance et jouait le rôle du maire.» Dans la salle, une journaliste : «Ne regrettez-vous pas vos choix politiques, comme la construction de la patinoire à 57 millions d'euros ?» Jean-Claude Gaudin : «Je ne regrette rien.» Benoît Gilles, qui n'aime pas se mettre en avant, explose. «Monsieur le maire, avez-vous envisagé de démissionner ?» L'édile se gondole : «Le capitaine ne quitte pas le navire pendant la tempête.»

Dans le paysage médiatique marseillais, Marsactu joue le rôle du poil à gratter. Indépendante financièrement, la petite équipe soudée (six journalistes et un développeur) ne se prive pas de sortir des infos. Parmi leurs faits d'armes : le GuettaGate, quand la ville envisageait de subventionner à hauteur de 400 000 euros un concert payant de David Guetta… Le faux investisseur congolais de Marion Maréchal, c'est aussi eux. En même temps, l'audience reste fragile (2 200 abonnés). Sans publicité ni subvention, Marsactu est sur le fil du rasoir. Fondé en 2010 par Pierre Boucaud, le site a déjà plié boutique en février 2015.

«Après notre mort, on a ressuscité dans les mois qui ont suivi», raconte Benoît Gilles. On sourit, il précise ne pas être croyant. Avec deux autres journalistes, ils rachètent le titre. «On se regardait en chiens de faïence. Si un de nous lâchait, on tombait tous.» S'ensuit une campagne de financement participatif : 44 000 euros récoltés. Nouvelle levée de fonds l'année dernière : 44 Marseillais mettent des radis, Mediapart aussi. Benoît Gilles, qui se revendique de gauche, avait rejoint l'équipage en 2012, nommé rédacteur en chef par inadvertance. «J'ai découvert ça mon premier jour de taf.» Devant une tartine guacamole graines de sésame, vite engloutie près du Vieux Port, il fait la moue. Chef malgré lui, donc. Et tombé dans le journalisme «par hasard». C'était en 1999. Après un DEA de lettres, où il se passionne pour Stendhal, Flaubert, Glissant et Chamoiseau, il atterrit au Pavé de Marseille, petit média intempestif mort depuis. Il s'inspire dans son métier de ses écrivains favoris, «la littérature t'apprend à regarder les choses avec distance», et commence avec un smic, versé en deux fois. «La rédac était vraiment pérav [pourrie, ndlr] Le journal s'écrivait dans un appartement insalubre (déjà), où la baignoire servait d'armoire à archives. «C'était à la fois génial parce que j'ai rencontré des gens qui sont Marseille et, en même temps, qui te renvoient à la figure que tu n'es qu'un paillot» (celui qui n'est pas de chez nous).

Marié à une artiste, deux enfants, Benoît Gilles est sorti du ventre de sa mère à Marseille, mais a poussé à Istres, une ville-dortoir à quelques encablures d'ici, dans une famille de profs. Exception faite de quelques week-ends dans l'appartement de sa grand-mère, il ne plonge vraiment dans la cité phocéenne qu'à sa majorité. Il atterrit pion, dans un lycée professionnel des quartiers Nord. «J'ai appris la ville en accéléré.» Les vies de galère, les gamins qui portent le même blouson toute l'année parce qu'ils n'ont rien d'autre. Les «bidonvilles verticaux» et leurs habitants. Son pote Malik, Marseillais pur jus, aime sa capacité à voir ce que d'autres ne regardent pas : «Parfois, il s'arrête et dessine.»

Dans l'un de ses dessins, il raconte la situation d'une mère, son bébé dans les bras, condamnée à vivre volets fermés. Elle habitait en rez-de-chaussée, dans une copropriété dégradée, et la cour intérieure grouillait de rats. «Tu dois connaître cette merde quand tu es journaliste, tu dois savoir ce que les gens vivent. Sinon, tu finis comme ces politiques, déphasés. Gaudin, on le promène d'inauguration en inauguration depuis vingt-trois ans. Mais sa ville, il ne la connaît pas !»

9 janvier 1972 Naissance à Marseille.
1999 Plongeon dans le journalisme, dans le Pavé de Marseille.
2012 Début à Marsactu, comme rédacteur en chef.
2015 Les journalistes rachètent Marsactu.

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