Livre. Cette ville monde s’étend sur 5 343 km2, à cheval sur deux continents. Avec au moins 16 millions d’habitants, et en perpétuelle croissance, Istanbul est devenue « l’un des points chauds de l’urbanisation généralisée » de la planète. La nouvelle réalité de la mégalopole tient avant tout à ses périphéries. « Ausculter le devenir de ces franges urbaines, c’est déjà entrevoir la métropole qui vient », soulignent l’anthropologue Yoann Morvan, chercheur au CNRS, et Sinan Logie, architecte et peintre, qui ont mené ces « traversées en lisières urbaines », entre campagnes hallucinées et villes nouvelles tentaculaires. Dans ces marges extrêmes apparaissent dans toute leur évidence les ravages d’une industrialisation sauvage comme la tectonique des strates migratoires.
Dans ce livre qui reprend en partie, tout en l’enrichissant notablement, un précédent ouvrage (Istanbul 2023, Editions B2, 2014), les deux auteurs racontent un « monstre urbain » bien différent de l’Istanbul de la Corne d’or avec ses mosquées impériales ou ses nouveaux quartiers d’affaire dominant le Bosphore. Cette ville « hors du champ de vision de la majorité des Stambouliotes, sans même parler des touristes les plus chevronnés », ils l’arpentent, la racontent et l’analysent. Leur livre est important non seulement pour comprendre les mutations d’Istanbul mais aussi, plus largement, celles du système de pouvoir créé par Recep Tayyip Erdogan en plus de seize ans de règne sans partage. Le Grand Istanbul concentre en effet un quart de la population du pays et 40 % de ses recettes fiscales.
Un nouveau souffle à la fin des années 1980
L’ancienne capitale ottomane avait été déjà profondément transformée par la République de Mustapha Kemal et l’exode des « minoritaires » – Grecs, Arméniens, juifs – qui, au début du XXe siècle, représentaient encore un tiers de la population. Rongée par la mélancolie de sa grandeur passée, négligée au profit d’Ankara par les élites kémalistes, Istanbul a trouvé un nouveau souffle à la fin des années 1980 avec le libéralisme du président Turgut Ozal, puis sous la houlette du mouvement islamiste de Recep Tayyip Erdogan, qui conquiert la municipalité en 1994 et l’Etat en novembre 2002.
Le président turc et ancien maire de l’agglomération veut remodeler Istanbul à l’image de sa mégalomanie
L’urbanisme est toujours politique. Cela est particulièrement évident à Istanbul, que le très autoritaire président turc et ancien maire de l’agglomération veut remodeler à l’image de sa mégalomanie. La ville reste un immense chantier aussi bien au centre, avec la transformation de la place Taksim, qui avait suscité un vaste mouvement de protestation en juin 2013, que dans la périphérie, avec la construction d’un troisième pont sur le Bosphore au nord et celle d’un troisième aéroport. A cela s’ajoute le mégaprojet d’un canal parallèle au Bosphore à une soixantaine de kilomètres plus à l’ouest, reliant la mer Noire à celle de Marmara. A Camlica, sur une colline de la rive asiatique du Bosphore dominant la ville, Recep Tayyip Erdogan a fait construire une immense mosquée, comme le faisaient jadis les sultans pour inscrire à jamais la mémoire de leur règne dans le paysage urbain.
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