Jacques Lévy est géographe, professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne et à l’université de Reims, membre du rhizome Chôros. Il vient de publier Théorie de la justice spatiale, coécrit avec Jean-Nicolas Fauchille et Ana Póvoas (Odile Jacob, 344 pages, 24,90 euros).
Emmanuel Macron explique que le mouvement des « gilets jaunes » est l’expression d’une quadruple fracture : sociale, économique, démocratique et territoriale. Comment décririez-vous cette dernière ?
« Fracture territoriale », c’est un terme qui a beaucoup été utilisé, bien avant les « gilets jaunes », mais qui recouvre différentes interprétations. Si on veut répondre de manière simple, c’est aujourd’hui dans les banlieues populaires que se cumulent tous les problèmes d’échec scolaire, de délinquance, de violence, de trafic de stupéfiants, de chômage, de bas revenus… Par ailleurs, la question de la pauvreté se pose encore plus dans les centres urbains que dans les communes isolées.
Pour vous, opposer urbanité et ruralité, la France urbaine riche contre la France rurale pauvre, n’a guère de sens ?
L’ambiguïté consiste à faire comme si, là où se produisent les richesses, les habitants étaient forcément riches. En fait, si on prend en compte les différences de coût de la vie entre les lieux de résidence, les revenus médians par ville ou par région montrent que ce sont les Franciliens les plus pauvres. L’Ile-de-France produit 31 % du produit intérieur brut français (PIB), mais cela ne veut pas dire que ses habitants sont riches. En réalité, comme nous l’expliquons dans Théorie de la justice spatiale, les pauvres des régions riches paient pour les riches des régions pauvres.
Ceux qui évoquent la fracture territoriale en ciblant le périurbain ou les campagnes plus éloignées signalent autre chose, à savoir que les systèmes productifs les plus puissants et les plus prometteurs se concentrent de manière croissante dans les villes. Ainsi, les « scale-up » – ces entreprises technologiques qui parviennent à lever plus d’un million de dollars – qui, en France, se concentrent pour près des trois quarts à Paris. Cela accroît le sentiment d’angoisse chez ceux qui se voient en dehors de ce monde-là. C’est ce que disent, d’une certaine manière, les « gilets jaunes ». De ce point de vue, ils n’ont pas tort. Là où ils se trompent, c’est que, en ce qui concerne les politiques publiques, ils ne sont pas spécialement défavorisés.
Ce mouvement a été perçu, au départ, comme une révolte d’une partie de la population dite « assignée à résidence » dans ce que d’aucuns appellent la « France périphérique ». Vous contestez cette classification.
Il vous reste 68.32% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.