Pour tout visiteur de Charleroi, les quais rénovés de la Sambre sont un passage obligatoire. Au coeur de la ville basse, très facilement joignables depuis la gare Charleroi-Sud, non loin du nouveau centre commercial Rive Gauche, on les découvre, leur clarté grisâtre contrastant avec l’aspect marécageux du cours d’eau. Les quais sont constellés de monticules de charbon factice, de jeunes bouleaux verdoyants et d’énormes galets d’yvoire servant de bancs. Depuis cet endroit - plus exactement le quai Arthur Rimbaud, non loin du Boulevard Joseph Tirou -, un panorama on ne peut plus symbolique se dresse devant l’observateur, de l’est à l’ouest. Un bâtiment en briques rouges se dévoile à main gauche, ornant le B distinctif du chemin de fer belge. Trônant au dessus du bâtiment, ou peut-être juste derrière, deux grues font grincer leurs articulations de fer, symboles du chantier à échelle urbaine qui occupe cette partie de la cité depuis maintenant plusieurs années. Juste en face, la silhouette du ring taillade, d’une coupe horizontale, l’immense terril boisé des Hiercheuses. Au bord de quai, quand on plonge son regard quelques mètres en contrebas, la Sambre revêt des airs de canal sombre et profond, évoquant, comme une réminiscence matérialisée, la période d’eaux troubles dont les habitants de Charleroi n’aiment plus à se rappeler. Elle coule lentement. Elle laisse sa trace.
Les repentis urbains
Un demi-tour et, à gauche, surgit la brasserie du Quai 10, le nouveau centre dédié aux arts vidéoludiques. C’est pourtant en direction opposée qu’attendent deux des mémoires vivantes du Pays Noir, vers l’est du Quai de Brabant, rebaptisés Quai Rimbaud en 2016 - le travail symbolique semble aussi important que celui des grues à Charleroi. Une bâtisse aux portes marines se dresse, dont la façade, légèrement inférieure aux 10 mètres, ne laisse pas forcément présager le kaléidoscope architectural qu’elle renferme. À l’intérieur, les cartes anciennes de Charleroi côtoient miroirs, peintures et vitraux, reposant sur des lambris de bois. La maison Emile Regniers, du nom de ce riche commerçant du verre et conseiller communal carolo, aux magnifiques vitres du jardin d’hiver, a été scrupuleusement restaurée : peinture jaune pour les murs du jardin, carrelage et plafonnier d’origine dans la cuisine et le hall, respectivement, luminaires fidèles à l’époque. Les restaurateurs et habitants du lieu, André Liérneux et Béatrice Garny font partie de ces Carolos ayant un temps quitté la ville, poussés par le manque de structures universitaires et d’enseignement supérieur leur convenant et ce malgré « le développement d’un enseignement de très grande qualité », selon les dires du premier intéressé. Sa compagne et lui-même, tous deux historiens, ont fait leurs études à Bruxelles, comme d’autres Carolos de la même génération. À l’exception notable d’avocats et de médecins, nombre de professions très qualifiées quitaient le Pays Noir sans y revenir, s’établissant ailleurs en Belgique. Le phénomène de « shrinking cities », ces villes à la démographie chutant, comprenait aussi les professions liées à l’industrie, victimes du commencement du déclin économique (charbonnages et sidérurgies en tête). La fabrication de matériel roulant ferroviaire, représentés par les Ateliers de Constructions Électriques de Charleroi (ou ACEC) ont, eux, maintenu le cap plus longtemps avant leur démantèlement en 1989. Le domaine aéronautique est également à placer au registre des exceptions mais ces créneaux particuliers étaient réservés aux ingénieurs. Un jour, pourtant, le couple Lierneux-Garny décide de revenir s’installer à Charleroi. Ayant déjà, à l’époque, délaissé Bruxelles pour s’installer non loin des barrages de L’Eau d’Heure, André et Béatrice ont l’occasion de réinvestir la maison familiale du centre-ville. Une aubaine. « Nous sommes des repentis, explique André Lierneux. A l’origine, je n’avais pas forcément envie de revenir, je voyais les signes d’une ville en déclin... Le fait de ne pas trouver de travail ici n’a pas aidé, nous nous sommes donc d’abord installés à la campagne. Mais ayant toujours gardé le goût de vivre en ville. » Un hasard de vie, finalement, et un soupçon d’intuition peut-être, fait revenir le couple à Charleroi. Après deux ans passés à rénover la maison familiale, les Liérneux-Garny décident de s’impliquer dans la vie de leur ville. A Charleroi, c’est l’époque des années noires, des scandales politiques autour de l’équipe du bourgmestre Van Gompel, dont l’éminence grise n’était autre que l’ancien maïeur socialiste Van Cauwenberg. Le climat mortifère est aussi celui d’une période post-affaire Dutroux, entourant le Pays Noir d’une aura peu enviable. De nombreux carolos reprennent cette expression : « On a touché le fond ». Dès lors, que faire, à part rebondir ? Paradoxalement, la mauvaise gestion de Charleroi et ses affaires vont permettre une ouverture inespérée : après l’inculpation de Van Gompel un mois à peine après le début de son mandat, se met en place une tripartite comprenant le Parti Réformateur Libéral (PRL), le Parti Socialiste (PS) et Parti Social-Chrétien (PSC), autour de l’ancien ministre PSC Jean-Jacques Viseur, sorte de médiateur situé en dehors du parti socialiste, et chargé de remettre Charleroi sur les rails. La coalition ainsi formée doit faire avec la méfiance des électeurs historiquement socialistes de Charleroi, couplée à une certaine lenteur à prendre ses marques, le tout dans une crise à la fois politique, morale, mais aussi économique. Cette dernière crise était toujours en progression, malgré le maintien de la sidérurgie via le groupe italo-suisse Duferco-Carsid, successeurs de Cockerill-Sambre. De son côté, le monde politique local signe unanimement une charte de bonne gouvernance, signal fort envoyé à l’opinion publique après les déboires. C’est dans ce contexte que voit le jour une initiative citoyenne particulière. « La gestion communale a été telle que nous nous sommes dits, nous et quelques autres personnes, que le citoyen avait une place à prendre », décrit André Liérneux. Autre membre du groupement, Chantal Vincent, architecte-urbaniste, se remémore cette période, cette « vague de renouveau » : « L’idée était que les citoyens puissent s’emparer un peu plus de la chose publique, et ne pas uniquement se plaindre. Il s’agissait aussi de se former entre-nous à diverses questions. Comment fonctionnent les rouages de l’État ? Comment se prennent les décisions d’aménagement du territoire ? Où peut-on intervenir ? »
Manifester des opinions, rendre des avis, les partager, effectuer un travail de documentation et de lobbying auprès des pouvoirs communaux, le tout en étant bénévole, voilà le chemin que prennent l’association de fait nommée Collectif Citoyen Carolo (CCC, en clin d’oeil aux Cellules communistes combattantes, dont on a du mal à savoir s’il est ironique ou simplement un effet de style). Autour d’Yves De Wasseige, politologue, économiste et ancien député, le groupement s’organise : une vingtaine de personnes, avocats, architectes, enseignants, urbanistes, employés, etc. Le groupe décide de se rencontrer toutes les deux semaines pour réfléchir et travailler autour de l’idée d’une “citoyenneté participative”. Il se qualifie de « citoyen », placé en dehors des institutions, travaille de façon autonome et se réclame apolitique du point de vue partisan, et ce malgré la présence de personnages proches du parti socialiste. Le comité diversifie ses moyens d’action, quelque part entre les objectifs d’information de leurs concitoyens carolo et des missions de lobbying politique. Pendant ces dernières, les membres du collectif invitent des mandataires politiques, régionaux ou fédéraux. Mais aussi des autorités communales, parmi lesquelles figure Eric Massin, échevin de l’urbanisme de l’époque. À ses oreilles reviennent les conseils de l’expertise citoyenne disséminée par le collectif.
« Quai10, Kediss ? »
En 2001, le CCC, dont plusieurs membres sont présents à la CCATM (commission consultative communale d’aménagement du territoire et de la mobilité |1|, ndlr.), reçoit la visite du cabinet du ministre de la Mobilité, des Transports et de l’Energie, l’Ecolo José Daras, qui leur faitt part du projet de fermeture de la boucle du métro carolo. Un tronçon restait notamment manquant entre la station Sud et la station Parc, en plus de prolongements de Gilly jusqu’à Soleilmont, et par la chaussée de Bruxelles, de Gosselies depuis le centre. « On avait donc déjà réfléchi afin de savoir par où faire passer le métro sans qu’il n’y ait une emprise trop forte sur les voiries existantes ». Le plan d’origine, gardant la marque des années septante, était le suivant : le métro-tram, passant en souterrain dans la ville haute, allait ressortir soit de façon aérienne - il s’agissait du scénario numéro un, le projet initial -, soit au niveau de la voirie, c’est-à-dire le prolongement des boulevards, afin de boucler son circuit. La grande crainte était que le passage aérien au niveau du boulevard Tirou ne crée une asphyxie complète de la ville basse, et notamment des quais de Brabant et de Flandres.
Quelques années plus tard, en 2006, le grand oeuvre se concrétise : Jean-Jacques Viseur, alors bourgmestre, et son collège prévoient la session de la voirie à la Région Wallonne, dans le but de prolonger le quai de Brabant jusqu’au ring, conséquence du chantier du métro. La ville ne prend jamais réellement pris position sur le dossier. « Quand le projet a été décidé, il était à l’époque porté par Gérard Monseux (PS), à la fois Échevin de l’urbanisme, mais aussi à la direction de la SRWT (Société régionale wallonne du transport, maintenant devenue OTW, pour Opérateur de Transport de Wallonie), raconte Chantale Vincent. Les intentions de mobilité n’étaient pas contestables, mais la traduction à l’échelle du territoire urbain posait question, notamment pour l’accès public des quais, l’accès du métro à l’école Notre-Dame qui ne disposaient pas de trottoirs adéquats,... ». Pour certains, dont le couple Liérneux-Garny habitant sur les quais, cela faisait écho à des problématiques similaires en termes de mobilité : « Il s’agissait du passage des semi-remorques transportant des brames (bloc d’acier de grande dimension, ndlr.) de fonte en pleine nuit par le Boulevard Tirou, passage qui n’avait pas été interdit par la Région ». L’avenir des quais de Sambre avait en quelque sorte été prédit par l’erreur des quais de la Dérivation à Liège. Les quais carolos deviendraient ainsi des voies sur berges, servant au trafic de transit, et ce malgré la présence du ring à proximité. Un ring qui avait cependant été limité dans sa dimension, techniquement d’une part, politiquement de l’autre. Et il ne fallait pas compter sur le réseau ferroviaire non plus. André Liérneux se souvient distinctement : « On a entendu des ingénieurs français d’Arcelor, dans un restaurant, à la table voisine, dire que pour un centime d’euros/la tonne de différence, on passe du train au camion ! » Gain économique donc, auquel il fallait ajouter la gestion des wagons SNCB, mal coordonnés avec le rail français et parfois en pénurie au cours de l’acheminement des brames. Autant d’arguments dont la conséquence serait un un ballet ininterrompu de poids-lourds et son cortège de nuisance. Perspectives peu réjouissantes pour les commerçants de la ville basse et les habitants du quais de Sambre.
La boucle est bouclée
L’enquête publique débute l’année suivante. C’est le moment choisi par le couple Liérneux-Garny et quelques riverains de la ville basse pour déposer un recours en leurs noms (et non en celui du collectif) devant le Conseil d’Etat. Une quinzaine de riverains rassemblés, le voici déposé en mars 2007 non pas contre le projet d’extension routière, mais contre la fermeture de la boucle du métro ! « Non n’étions pas opposés au transport en commun, mais favorables à une intégration optimale de ce transport dans un contexte urbain particulier : un coeur de ville minuscule, un ring intra-urbain, la proximité d’une gare et la présence de la Sambre ». L’argumentaire est fort, c’est l’avenir de la ville basse qui se joue, et donc l’avenir du centre ville. Pour des raisons à la fois sociologiques et économiques, il s’agit du coeur de ville, commerçant et véritablement citadin ; celui-là même qui a tellement souffert de l’exode urbain et du délitement des commerces de proximité, fossile d’une vie effervescente dont les plus anciens gardent le souvenir amer. « Dans les quartiers à fonctionnalité de bureau, le bâti s’est au fil du temps relativement bien conservé, au contraire des quartiers strictement commerçants, dont les structures décrêpirent, notamment les étages servant autrefois au stockage », se remémore André Liérneux. Les plaignants demandent la suspension ou l’annulation du permis d’urbanisme, pour dix irrégularités, dont le fait que le conseil communal n’aurait pas validé la modifications de certaines voiries, ainsi l’absence de compléments à l’étude d’incidence pour la circulation dans la ville basse, pourtant demandé par le CWED, le conseil wallon de l’environnement pour le développement durable. L’auditeur du Conseil d’Etat confirme l’irrégularité des travaux en 2009, suite à quoi les habitants, rassemblés autour du couple Liérneux-Garny, déposent via leurs avocats une requête en cessation environnementale devant le tribunal de Charleroi.
Les avis négatifs sur la transformation des quais émanant du CCC reviennent aux oreilles d’Eric Massin, échevin de l’Aménagement urbain, qui entretient de bonnes relations avec le collectif. Ce dernier suggère alors des propositions de rechange dont une voie passant par le parking des finances : le pont Olof Palme, en même temps aboutissement de l’avenue Paul Pastur drainant la circulation depuis Mont-sur-Marchienne, au sud-ouest. Finalement, les travaux pour la fermeture de la boucle de métro commenceront fin 2008, avec l’aménagement de ronds-points au croisement du pont Olof Palme et des quais de la gare du Sud, ainsi qu’au niveau du pont de la Résistance, toujours en place aujourd’hui à la sortie de la gare.
Ainsi, la maîtrise de la voirie a été gardée. Mais un problème persistait, un changement dans l’affectation de projets de rénovations financés par des fonds wallons et européens ne se fait pas d’un coup de baguette magique. Philippe Maystadt, en tant que directeur de la BEI (Banque européenne d’investissement), et proche des Liérneux-Garny, les rassure sur la possibilité de changer l’affectation des quais. Le carnet d’adresse, les « anciennes amitiés » paient une fois de plus. Eric Massin est alors été chargé de trouver d’autres fonds européens non pas pour la fermeture de la boucle du métro, fonds déjà accordés, mais pour l’aménagement des quais. Le financement va arriver par l’intermédiaire d’un portefeuille de projets FEDER, dans l’ensemble du bien nommé projet Phénix. Ce dossier spécifique d’une valeur de 21 millions d’euros comprendra l’aménagement des quais, la création d’une passerelle sur la Sambre, et l’affectation de l’ancienne banque nationale, préfaçant l’actuel Quai10. Selon André Liérneux, un renouveau de la Ville basse ne pouvait pas se concrétiser, si la bande de terre étroite entre la Sambre canalisée et un début colline était devenue voirie de transit. « Cela nous paraissait élémentaire, tandis que les pouvoirs politiques n’avaient pas forcément prévu cela. »
Change de trottoir
Les auteurs étudiant les oppositions aux projets d’aménagement et autres mobilisations de riverains l’ont pointé il y a déjà des années : ces questions paraissant de prime abord purement techniques sont bien entendu politiques, et légitimées en tant que telles par ces collectifs, dans la sphère publique. Toutefois, les problématiques restent souvent très locales, politisées, certes, mais dans un consensus idéologique relatif, on peut le dire, de classe. Et si, soudain, un autre sujet paraissant - car il s’agit de perceptions des acteurs - plus clivant, arrive soudain sur la table des spécialistes des voiries et du patrimoine ? Là réside un des motifs de tensions au sein CCC, par une problématique ayant créé un dissensus important : la prostitution de rue. À Charleroi, la décrépitude des commerces a notamment laissé place à des vitrines et peepshows. Fin des années ’90, le bourgmestre Van Gompel prend la décision de fermer ces lieux pour raisons officielles de salubrité. À l’instar de Liège et de son quartier Cathédrale-Nord, les hôtels de passe laissent place à une prostitution de rue, dont les praticiennes sont progressivements précarisées, et où s’insinue la problématique de la drogue et de son trafic. Le lieu privilégié de la ville basse pour ces activités étaient situé non loin du bâtiment des finances, le fameux « quartier du Triangle », mais aussi l’hôtel de passe Le Pink, sur le quai, à deux enjambées... de la maison du couple Liérneux-Garny. Ces derniers, au premier plan des nuisances, veulent aborder le problème qui, pour le coup, peut apparaître comme une préoccupation facilement taxée de NIMBY (Not In My BackYard). De plus, d’autres membres du collectif ne se reconnaissent pas dans cette problématique.
Il faut ajouter à cela une situation de plus en plus inconfortable à mesure que le pouvoir communal reprend du poil de la bête : les urbanistes du comité sont régulièrement amenés à travailler avec l’administration, de façon publique et institutionnelle, amenant suspicions de conflits d’intérêts potentiels. Et, chose que chaque personne un tant soit peu engagée bénévolement connaît bien, ce type d’activités chronophages ont tendance à user, à mesure que l’élan collectif perd de la vitesse. Le CCC cessera finalement ses activités en 2012. La prostitution, pour sa part, sera priée de trouver maison close ailleurs : les projets Phénix amènent des transformations urbaines importantes, et non des moindres, puisque le centre commercial Rive Gauche s’installe dans la même zone. Centre commercial dont le promoteur, la SA Saint-Lambert Promotion, prenant à sa charge la rénovation du Triangle, a exigé publiquement le déplacement de la prostitution. Une volonté partagée par certains riverains et suivie par le conseil communal qui approuve, en 2011, la proposition du collège communal de relocaliser la prostitution rue des Rivages. Cette situation de simili-gentrification a été dénoncée par les associations d’aide aux travailleuses, pointant aussi l’insécurité accrue de la zone choisie.
Rive Gauche, le poids des promoteurs
Attardons-nous un instant sur ce centre commercial, pour d’aucuns moteur d’une ville basse « revitalisée ». Son histoire remonte à plus de dix ans avant son ouverture, au moment où deux projets rivaux sont conçus : Rive Gauche d’une part, ForumInvest de l’autre. Les membres du CCC, encore eux, reçoivent un représentant des autorités fédérales belges au début des années 2000 et tentent de le convaincre qu’il ne peut y avoir deux centres commerciaux de plus Charleroi. En effet, la ville et sa périphérie comptent déjà Ville2, City Nord à Gosselies, le centre commercial Bellefleur à Couillet, et, à l’époque, le projet du centre commercial Bultia à Gerpinnes. Pour le think tank citoyen, impossible d’envisager la création de deux nouveaux centres commerciaux à 6000 Charleroi. « On a eu de cesse de privilégier Rive Gauche et non pas Foruminvest qui avait déjà pris des arrangements avec les anciens pouvoirs communaux dont Van Gompel. » Ce projet allait en plus entraîner la démolition du Palais des Expositions, chef d’oeuvre d’art brut industriel signé par l’architecte Joseph André. « Comme, d’une manière ou d’une autre, pour l’un des deux allait se faire, on a privilégié l’intra-muros. » Le projet des investisseurs néerlandais de Foruminvest était déjà bien avancé, mais des habitants et commerçants de la ville-basse décident d’organiser une manifestation, tandis qu’une pétition est lancée et rassemble plus de 5000 signatures. Qui plus est, Brigitte Garny est alors secrétaire bénévole de l’Union des Commerçants et des Artisans de Charleroi (UCAC). Elle parvient à les mobiliser pour organiser, le 8 février 2010, une fermeture des magasins coordonnée ainsi qu’un cortège accompagné par un faux corbillard afin de symboliser le risque pour les commerces. Quatre-cents commerçants participent à cette démonstration de force boulevard Tirou, puis sont reçus dans la foulée par le bourgmestre Jean-Jacques Viseur et les échevins compétents.
C’est aussi l’époque du rachat immobilier de nombreux biens aux abords de la place Verte dès 2007, aux alentours de ce qui sera le futur centre commercial. A la manoeuvre, on retrouve le groupe Robelco-Engelstein, qui a, en 2008, été choisi par le collège pour leur projet Rive Gauche. A la la tête de ce tandem, on retrouve Eric De Vocht (Iret Development), homme d’affaire anversois spécialisé dans l’immobilier, et Shalom Engelstein, qui créeront la carapace ad-hoc pour ce projet : Saint-Lambert Promotion. Historiquement, le projet Rive Gauche a été dans un premier temps assez discret : un investisseur anversois rachetait des maisons, constituant un maillage immobilier en ville basse (entre la Place Verte et la rue de Charlesville), afin de préparer le terrain pour sécuriser son action immobilière, avec l’aval, on l’imagine, des autorités. La Ville privilégiera au final le projet de Rive Gauche, accompagnant la signature d’un moratoire officieux d’une période de cinq ans pendant laquelle aucun autre projet du même type ne pourrait s’implanter dans la commune. Le groupe Foruminvest/CityMall ne verra jamais son projet concurrent aboutir malgré une procédure judiciaire en référé. Mais le rôle d’Iret Development ne s’arrête pas là : en 2018, l’Agence de Développement Local Urbain de Charleroi (ADLU), régie autonome publique créée un an et demi plus tôt pour superviser les achats, reventes et, plus largement, la rénovation du parc immobilier carolo, voit arriver à son conseil d’administration un certain Raphaël Pollet. Ce dernier s’avère être directeur de projet chez Iret Developement. Tollé politique, en particulier pour le PTB qui y voit - à juste titre - un conflit d’intérêt. L’intéressé s’est défendu par presse interposée en déclarant que sa connaissance du milieu était justement nécessaire à cette mission de consultance non-rémunérée qui est, toujours selon Raphaël Pollet, différente des grands chantiers menés par la société Iret Developement. Il faut toutefois y lire l’influence de ce promoteur sur l’importante spéculation immobilière carolo et ses bonnes relations avec la Ville. Pour les grands groupes privés, la stratégie d’infiltration des conseils d’administrations, le plus souvent privés, plus rarement publics il est vrai, est une manière efficace d’obtenir informations utiles, contacts importants et diverses facilités. Pour le dire plus prosaïquement, pour asseoir des intérêts économiques et mercantiles dans un domaine en grande partie soustrait à la délibération démocratique.
Contre-pouvoir et tourisme
Si le CCC a eu une histoire si riche en « victoires », c’est en grand partie dû, comme cela a déjà été évoqué, à une configuration politique spécifique, à ses stratégies ingénieuses, mais aussi et surtout, à son réseau. Contacts politiques à différents niveaux de pouvoir, relais dans l’administration, expertises variées, la « surface sociale » de ses membres et leur capital culturel pèsent lourd dans l’équation urbaine. Et ses anciens pensionnaires ne s’en cachent pas : « C’est certain, on a pu fonctionner en s’associant avec l’expertise et la reconnaissance régionale d’Espace Environnement Charleroi ; on a aussi de la visibilité auprès de la Commission des Monuments et Sites ; j’étais membre de la CCATM. Le citoyen qui veut agir ne peut se contenter d’une pétition. Il faut tisser des réseaux politiques, d’expertise, universitaires », explique, lucide, André Liérneux. Sur la forme, le groupe s’apparente autant à un collectif de citoyens défendant une notion d’intérêt général en milieu urbain que à un réseau de lobbying d’intérêts privés de riverains. Son histoire, son parcours, témoignent du flou artistique brossé autour du terme « citoyen ». Celui-ci entretien l’image d’une rupture nette entre la société civile « citoyenne » et le monde politique institutionnalisé. Dans les faits, la réalité est plus complexe, les sphères sociales sont entremêlées et un intérêt collectif ne s’apparentent pas forcément à l’intérêt général. Une organisation aussi influente porte aussi une vision socialement située de la ville, comme en témoigne l’affaire de la prostitution. Néanmoins, son rôle de proposition, qui a pu, un moment, jouer la fonction d’un véritable contre-pouvoir, est à signaler.
En ce qui concerne les alternatives pour la ville, qu’en est-il aujourd’hui, maintenant que Paul Magnette et son administration ont une prise ferme sur ce type de décisions ? Que le grand C noir est devenu une représentation visible, symboliquement puissante, du pouvoir communal comme du renouveau urbain ? « A partir du moment où le pouvoir s’est renforcé, il y a eu de moins en moins de place pour une relation, directe du moins, entre les citoyens et le pouvoirs politiques. De nouveaux outils, de nouveaux statuts, une institutionnalisation des compétences et des savoirs s’est installée ». Chantal Vincent, ayant elle-même candidater au poste de bouwmeester de la ville, dresse un constat similaire : « Éric Massin avait une écoute bienveillante à notre égard. On pouvait apporter des propositions qui étaient discutées, même si nous avions déjà eu des fins de non-recevoir. Paul Magnette, pour sa part, connaît évidemment bien sa matière, il est très érudit. Mais il y a eu moins de dialogue. On a vu un changement assez évident. Cela a été vrai pour le collectif, mais aussi pour le manque de débat de fond à la CCATM. » Une commission qui semble, pour Chantal Vincent, privée de sa fonction initiale, comme l’illustrent des départs et des autres absences. « On avait pas forcément envie d’y avalider les décisions, raison pour laquelle la CCATM s’est actuellement un peu vidée de son essence, de sa fonction. »
Est-ce à dire que les contre-pouvoirs, ou les force de propositions alternatives ont disparu, emportés par l’enthousiasme unanime face à la renaissance du phénix wallon ? Si l’on excepte une opposition politique institutionnelle, des organisations citoyennes semblables au CCC ne semblent plus exister. Le couple Liérneux-Garny, pour sa part, habite toujours au bord du quai rénové… et organise le « Carolo Bus Tour », des visites touristiques de la ville de Charleroi en collaboration avec la Maison du Tourisme. Du CCC au CBT, l’expertise citoyenne éclairée semble avoir quelque peu changé de focale.