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Entretien avec Jean Yernaux

« Le petit Ring est un plateau de lecture scénographique de la ville »

 

Jean Yernaux fut, pendant près de 40 ans (1962-2000), l’architecte-urbaniste de la Ville de Charleroi. À ce titre, il est une figure marquante de la ville : il a contribué à façonner son visage actuel au travers de grandes réalisations comme le « petit ring », l’implantation de la liaison autoroutière A 54, la Tour Albert, le complexe Hélios, l’aménagement de la porte de Waterloo ou encore le métro léger et la conception architecturale de certaines de ses stations.

Outre le paysage d’une ville encerclée de béton, aux touches architecturales « brutalistes », cet entretien est l’occasion de comprendre cet héritage moderniste qu’il nous laisse : en quoi et comment ces projets s’articulaient-ils avec les ambitions politiques et territoriales de Charleroi ? Comment devaient-ils s’articuler avec d’autres réalisations ? Comment comprendre la problématique actuelle de la mobilité à Charleroi en fonction de son histoire ? Quelle est la vision de Jean Yernaux sur certains projets actuels ? Comment voit-il l’avenir, et en particulier le développement de la ville au-delà du Petit Ring ?

1. Les débuts : l’architecte de la ville

Dérivations : Comment êtes-vous arrivé à la fonction d’architecte-urbaniste de la Ville de Charleroi ?

Jean Yernaux : Après mes études à l’Institut Supérieur d’Architecture Saint-Luc à Tournai, j’ai travaillé, dès 1955, avec l’architecte René Stapels à Bruxelles, en tant que stagiaire. Mais tout a commencé avec Joseph André, architecte du Palais des Beaux-Arts, qui venait régulièrement visiter ma famille. Un jour, il m’a simplement demandé : « Que fais-tu après ton service militaire ? ». Après ce service, j’ai donc rejoint son cabinet. Son bureau s’était réduit, et il allait être désigné pour la conception d’un nouveau conservatoire (inauguré en 1964, ndlr.). Alors que je n’avais que trente ans, il m’a donné la chance de travailler au service du renouveau urbanistique de Charleroi, dans un contexte de pré-fusion des communes (avant 1977, ndlr.). Dès le moment où, en raison de son grand âge, j’ai été désigné en lieu et place de Joseph André, j’ai occupé la fonction d’urbaniste officiel de la Ville à partir de 1962, sans pour autant en être fonctionnaire.

D : Pouvez-vous nous donner un aperçu des chantiers urbains de l’époque ?

JY : Parmi les projets de l’époque, au début des années ’60, il y avait donc le Conservatoire de Musique, le grand projet de Palais des sports, en plus du Palais des Expositions ou du Palais des Beaux-Arts. Des urgences se faisaient sentir pour modifier des plans d’aménagement divers, dont celui du boulevard Tirou qui a donné naissance au projet de la tour Albert. Il faut dire que l’époque était dominée par les grands promoteurs faisant l’urbanisme bon gré mal gré, sans forcément penser à une cohérence générale. J’avais alors mon bureau privé, avec de façon plus ou moins structurée, des missions de consultance pour la Ville. Je m’occupais principalement de travaux dans le « petit » Charleroi, avant fusion des communes en 1977. Le territoire de la ville ne comptait alors que 25.000 habitants. En Wallonie, Charleroi avait une place un peu particulière en tant que ville, à l’inverse de Liège qui était déjà considérée à l’époque, avec Gand et Anvers, comme des villes « un peu métropolitaines ». Au-delà de ses frontières communales s’étendait cette nébuleuse de 15 communes avoisinantes, comportant des entités très étendues comme Jumet.

Joseph André
Joseph André est un architecte belge ayant réalisé un certain nombre de projets à Charleroi et dans cette région. Il a notamment réalisé la « maison Chouvette », boulevard Audent, terminé le chantier de l’Hôtel de Ville à la suite de Jules Cézar, l’aménagement urbain du boulevard Joseph Tirou et ses Colonnades (aujourd’hui détruites), le Palais des Expositions, le Palais des Beaux-Arts ou l’Hôtel de Ville de Marcinelles.

2. Urbanisme : les grands projets et la structure urbaine

D : Quels étaient selon vous les grands enjeux de l’époque ?

JY : D’abord, il y avait cet enjeu global de l’axe « ABC » (Anvers-Bruxelles-Charleroi), qui fut à une certaine époque l’axe économique le plus puissant de la Belgique et d’une importance fondamentale pour Charleroi. Il s’agissait non seulement d’une route nationale extrêmement fréquentée par laquelle les produits ou le charbon filaient vers le Nord en direction de Bruxelles et du Port d’Anvers. Dans le même ordre d’idée, la voie d’eau, le canal de Charleroi – alors plus large en gabarit – et le réseau dense de chemin de fer étaient liés au Nord. La préoccupation de ce prolongement de l’axe « ABC » vers le Sud a été la base de l’implantation de la pénétrante autoroutière A54.

Un autre problème que connaissait – et que connaît d’ailleurs toujours – Charleroi est la question universitaire. Le pôle universitaire du Hainaut est à Mons. Dans la dernière recomposition des pôles universitaires définie par Jean-Claude Marcourt, nous espérions avoir quelque chose. Des manifestations ont eu même lieu pour revendiquer la présence d’une faculté de Médecine dans la ville. Ce qui nous paraissait logique, puisqu’en terme d’infrastructure hospitalière, nous étions bien équipés, déjà à l’époque, après Bruxelles et Anvers. J’avais d’ailleurs dessiné des projets et réalisé des maquettes pour cette faculté, à la place de l’actuel centre commercial Ville2.

Plus généralement, l’enjeu urbanistique principal était et reste encore la redensification du centre-ville de Charleroi. À ce titre, un élément structurant autour duquel partir est le « canal » de Charleroi (la Sambre, ndlr.), alors considéré comme un véritable égout public en l’absence de stations d’épuration. Aujourd’hui, il y a des tentatives de faire de ce canal quelque chose d’intéressant. Ce qui m’a dérangé à une époque était d’entendre régulièrement des commentaires tels que : « il faut faire comme à Birmingham » ou « allez donc voir ce qui se fait à Maastricht ». Mais qu’est-ce que Charleroi a à voir avec Maastricht ? Ce canal reste donc une voie d’eau, qui n’a pas la majesté de la Meuse ou du Rhin, mais cette proximité des rives bien exploitée peut tisser des formes de densification, ne serait-ce que sur le plan social. Cela dit, il y a autant de formes d’urbanisation que de têtes d’urbanistes pour les penser, mais je reste convaincu que quand une voie a été choisie, il faut s’atteler à la suivre avec un minimum de continuité et de cohérence.

D : La légende urbaine dit qu’au moment de l’affaire de Louvain, du fameux « Walen Buiten » entre ’67 et ’68, qui a vu la scission de la KUL et de l’UCL, l’Université Catholique de Louvain fraichement séparée aurait pu s’installer à Charleroi. Qu’en a-t-il été ?

JY : Je crois que cela ne s’est pas fait pour plusieurs raisons. D’abord, après la fusion des communes, le contexte politique a eu un certain impact. L’ensemble communal devait devenir majorité absolue socialiste. Mais pour avoir cette majorité lors de la fusion des communes, les socialistes ne souhaitaient pas voir intégrées au nouvel ensemble municipal les zones de Montigny-le-Tilleul (libéral) et Loverval (catholique). Loverval ou Gerpinnes auraient bien sûr pu faire partie de Charleroi en tant qu’entités périphériques. En attendant, je pense que les décideurs de l’Université Catholique de Louvain ne voulaient peut-être pas s’établir dans une région à dominante « rouge ». Un autre élément est le rôle joué par la Province de Hainaut, singulièrement dans la défense de Mons, qui n’a pas de taille suffisante en terme de population pour légitimer une université complète, mais dont la rivalité avec Charleroi a souvent joué en notre défaveur.

D : Quand est-ce que la décision est prise de réaliser le petit Ring ? Quel rôle avez-vous joué dans cette décision ?

JY : La réalisation de la liaison routière est à mettre au compte de l’intercommunale IAC (Intercommunale pour les Autoroutes de la région de Charleroi) en 1971, mais l’idée du dessin du petit Ring qui contourne la ville était quelque part une proposition de ma part. Ce petit Ring fut une sorte d’élucubration personnelle, mais aussi une réflexion, au moment où l’on parlait déjà de la fusion des communes, dans l’idée de renforcer le cœur et de structurer les délimitations d’un centre de Charleroi et d’un Charleroi plus grand. Il s’agissait d’amener de la clarté et de la lisibilité dans un territoire urbain nébuleux et très diffus. Ce travail à grande échelle était complété par un travail de nature similaire en centre-ville, à l’intérieur du ring, principalement avec la création d’un nouvel axe ville haute / ville basse au niveau de la rue du Pont-Neuf.

Il s’agissait aussi de conception urbanistique de ce qu’est un ring. Quand j’assistais à des discussions à la Province ou à la Ville, j’avais constaté qu’on parlait de l’implantation d’un mini-ring dont la conception était proche de celle de la petite ceinture bruxelloise établie sur les boulevards de ceinture. L’application à Charleroi de ce modèle aurait eu pour conséquences de défigurer les boulevards du centre-ville (le boulevard Joseph II, le boulevard Audent) avec des mini-tunnels sous forme de carrefours à feux et l’abattage des alignements d’arbres. Je me suis dit qu’en développant un petit Ring à caractère autoroutier contournant le centre-ville et qui ne serait pas trop long, on ferait passer en priorité le facteur temps plutôt que la distance. Le Ring aurait pu se faire à double-sens à la place du sens unique, mais en raison de sa petite taille (un peu plus de 5km), on peut facilement en faire le tour. Le tracé du Ring a ainsi permis de préserver les boulevards du centre-ville dans leur configuration historique. Par ailleurs, la configuration du Ring dans la géométrie d’un anneau, s’est faite par une addition de tronçons et non par un projet « bouclé » au départ. Le chantier, exécuté simultanément par diverses entreprises de travaux publics a été entamé en 1971 et l’infrastructure sera partiellement inaugurée en juin 1975 (à l’occasion d’un contre-la-montre du Tour de France !). Elle est définitivement achevée en 1976.

D : Comment ce projet a-t-il été relayé auprès de la population ou du cadre politique ?

JY : C’était une autre époque. Les premières esquisses que j’ai faites émanaient d’une initiative que personne n’avait réellement demandée. Au niveau de la population, à l’époque, on discutait moins et on contestait moins, avec parfois certains abus. Il y a eu des drames et des difficultés humaines, évidemment. Pour réaliser la pénétrante autoroutière A54, des expulsions ont dû être menées mais les propriétés ne valaient pas grand-chose. Ayant toujours vécu là, la population locale ne voulait pas bouger. Il faut dire qu’à l’époque les lieux de concertation des projets étaient inexistants. Il n’y avait pas d’équivalent à l’actuelle Commission consultative d’aménagement du territoire (CCATM).

D : Quel rôle joue ce « petit Ring » sur l’aménagement urbain de Charleroi aujourd’hui ?

JY : À l’époque, au moment où il était question de fusionner les Communes, je me disais qu’il n’y aurait une vraie ville de Charleroi qu’à partir du moment où elle aurait un centre fort et incontesté. Les projets de densification de la ville basse menés par les autorités actuelles de la Ville de Charleroi poursuivent aujourd’hui cette même stratégie. Le constat d’origine était que toute la circulation transitait par le cœur de ville, et les boulevards étaient devenus des routes nationales. Imaginez aujourd’hui d’engager des travaux à Charleroi, d’une telle importance, sans le petit Ring…

Le petit Ring sert aujourd’hui d’outil pour décharger la circulation dans la ville. Même si je suis un rural qui a vécu en ville, je considère que la dynamique de circulation automobile fait partie intégrante de la vie urbaine. J’ai toujours associé l’infrastructure du Ring à un « plateau scénographique » facilitant la lecture du grand territoire de Charleroi. Plutôt que de le subir, avec ses accès négligés, il faut au contraire en faire un élément composant la production de la ville.

D : Dans vos travaux, nous pouvons voir que vous avez vraiment à cœur de franchir ce Ring, notamment au niveau du terril des Piges avec l’implantation à cet endroit d’une station de métro. Nous avons néanmoins l’impression que le franchissement du Ring, du point de vue de l’extension urbaine, est un élément que la ville n’a pas encore vraiment réussi à intégrer. Aujourd’hui, le visiteur qui vient à Charleroi met-il les pieds en dehors du Ring ?

JY : Oui, c’est vrai, mais je continue à croire à cette possibilité de franchissement. En tant qu’habitant du boulevard Tirou, je constate qu’il y a effectivement des problèmes, notamment de concentration de parkings, mais au final c’est un point positif pour la ville au vu des chantiers en cours.
Par ailleurs, il me semble que les choses vont se faire : le Ring ne pêche pas tant pour ce qu’il est mais pour ce qu’il reste à effectuer autour. Les usines à l’abandon, les friches renvoient un air de désolation. À l’avenir, lorsque’on ira du côté de la Sambre, avec tous les aménagements qu’on veut y faire (Masterplan Rives de Charleroi, ndlr.), le problème ne sera plus uniquement la présence du petit Ring découpant ou séparant mais bien la constitution d’éléments de bâti s’adressant tant à la ville qu’au Ring et au grand territoire. Les bâtiment ne devront pas uniquement être orientés vers la ville, cela ne sera pas suffisant ! Mais comme je l’expliquais, le Ring est également un outil permettant de percevoir d’autres éléments, comme le Beffroi, afin de s’orienter mais aussi de les mettre en valeur. Le tracé du Ring, cette mégastructure, a amené et amène toujours une clarté dans une ville un peu déstructurée, confuse, avec un maillage urbain qui manque de lisibilité.

D : Un élément marquant dans le dessin du réseau carolo est l’absence de maillage routier intermédiaire, un manque qui participe à « l’archipellisation » de Charleroi. Est-ce dû à la fin des grands chantiers et la configuration communale de l’époque, avec une petite ville de Charleroi qui a résolu ses problèmes avec le petit Ring, et l’immense périphérie très vaste uniquement structurée par le R3 ?

JY : Oui, c’est possible. C’est un constat : quand je vais vers Monceau, j’y vais un peu au hasard. On se perd parfois dans les anciennes communes, comme Jumet (entité de plus de 30 000 habitants). La forme de la périphérie est extrêmement diluée. Dans mes travaux, je devais me limiter à la Ville de Charleroi telle qu’elle était. D’une certaine façon, ma carrière est coupée en deux, avant et après la fusion des communes. Et après la fusion, j’ai eu moins de travail pour la Ville. Il ne fallait pas non plus marcher sur les plates-bandes de l’intercommunale Igretec, même si la coopération se passait bien.

D : Quelle est votre opinion sur le projet Rivers Towers ?

JY : J’étais favorable au projet des tours Rivers Towers, par rapport à la complémentarité avec le Ring. Dans cette nébuleuse, on a quelque chose qui peut apporter une certaine clarté, une lisibilité. Mais il faut pour cela atteindre le cœur de la ville. Chez l’urbaniste américain Kevin Lynch, qui a beaucoup travaillé sur la façon de s’orienter dans un paysage urbain, les repères se font sur des éléments architecturaux qui ne sont pas toujours de grande qualité. La Tour Albert, par comparaison, est devenue un élément pivot. Une tour de ce type, plantée là, sans parking, a souvent été considérée comme une aberration. Je répondais toujours : pour les gens, et dès le moment où on a imposé un sens unique au Ring et évité des échangeurs trop importants, qu’on le veuille ou non, ce centre Albert est perçu comme un repère important.

River Towers
Le projet carolo « River Towers » prévoit la construction de deux tours de logements avec du commerce aux étages inférieurs. Son ambition est de construire 256 appartements se développant sur 27 étages dans des immeubles d’une hauteur de 100 mètres.
Ce projet a été refusé à deux reprises par la région wallonne, pour des motifs de qualité et de priorisation de développement urbain à Charleroi.

D : Votre production architecturale se caractérise par des bâtiments au caractère tout à fait singulier, dialoguant en quelque sorte avec les infrastructures propres à Charleroi : le complexe Hélios, le Centre Europe, certaines stations de métro sont des exemples d’une architecture brutaliste qu’on ne voit nulle part ailleurs en Belgique. En quoi cette architecture, et les idées dont elle s’inspire, contribue-t-elle à l’identité de Charleroi, en lien avec l’infrastructure ?

JY : J’ai été influencé par plusieurs mouvements et architectes, par exemple l’architecture organique. Ce que je crois, c’est que la bonne architecture est celle qui établit un lien entre la fonction et l’expression, en se tenant aux contraintes budgétaires.

En ce qui concerne le complexe Hélios, nous nous demandions pourquoi Charleroi ne pouvait pas disposer d’une piscine de 50m, comme à Ostende ou Bruges. Il y avait une proximité forte du petit Ring autoroutier pénétrant dans la butte, au niveau de la « partie est ». Son caractère brutaliste vient un peu de là. Pour l’expression du bâtiment, les grandes voiles bétonnées si caractéristiques et situées à la droite, vers le viaduc, devaient même être encore plus importantes à l’origine. Ajoutons qu’il s’agit également d’éléments fonctionnels puisque ces voiles sont les éléments de support, d’accrochage de la plateforme de plongée. À la différence d’autres bureaux d’architectes, qui réalisent un bel assemblage avant d’exiger que les ingénieurs fassent le nécessaire afin que la structure tienne, j’ai toujours conçu les bâtiments en partant de la structure afin de développer une expression architecturale. À titre d’exemple, la tribune de la piscine est retenue par des « bras » qu’on retrouve de façon expressive dans la façade latérale. Mais toute cette structure, comprenant les cabines de déshabillage en éléments préfabriqués, a été conçue de façon fonctionnelle, d’un seul bloc de béton suspendu, pour faciliter le nettoyage du sol, l’hygiène. Je me suis inspiré d’une fonctionnalité qu’on retrouve dans des complexes thermaux et piscines suisses. Encore fallait-il que la structure du plafond des dalles soit adaptée à ce système.

Autre illustration de ce principe de mise en évidence des structures : il faut de gros gainages pour les éléments de ventilation. Ceux-ci sont exprimés, visibles. Ces éléments en béton ont tous une raison. Je suis par ailleurs très heureux de voir que le complexe Hélios est considéré comme une référence pour le projet architectural du nouveau Théâtre de l’Ancre (en cours de conception par le bureau d’architecture L’Escaut, ndlr.) situé en vis-à-vis.

D : Qu’en est-il des stations de métro ? Il y a un côté très expressif ; celle de Damprémy, que vous avez d’ailleurs baptisée « Dragon de Damprémy » possède un côté quasi animal, très organique…

JY : Il s’agissait d’un rappel des éléments avoisinants comme les anciennes usines devenues friches, et qui devaient être remplacées par autre chose ayant une même force évocatrice. La préoccupation d’origine, pour ce métro, était que nous partions un peu dans le vide : les premières poutres qui s’élevaient pendant les premiers temps du chantier étaient assimilées à la rampe de lancement de Baïkonour (célèbre base de lancement russe située au Kazakhstan, ndlr.) !

D : Comment le tracé du métro léger a-t-il été décidé ?

JY : Tout comme pour le tracé du Ring, on est partis sur un principe de boucle centrale. Georgios Maillis (le Bouwmeester de Charleroi, ndlr.) rappelle souvent que Charleroi n’est pas une ville radioconcentrique mais multi-polaire. Mais l’un n’empêche pas l’autre, il n’y a pas d’incompatibilité, me semble-t-il. Avec le tracé de la route de la basse-Sambre (entamée en 1971 et finalisée au début des années ’90, ndlr.), l’idée d’un développement radioconcentrique a été relancée. Par contre, l’erreur commise a été de lancer la première antenne du métro vers l’Ouest. Dans le contexte de l’époque, il s’agissait surtout de proposer cette ligne au personnel, ouvriers et techniciens des usines de Marchienne, mais la crise industrielle et le développement de l’automobile en fit une ligne finalement sous-utilisée.
Pour ce qui est du tracé du métro, l’idée était de renforcer un cœur de ville, et compléter le tracé du Ring.

Afin d’illustrer la difficulté de l’aménagement à long terme, nous avions pensé un moment récupérer le métro léger pour le TAU (Transport Automatisé Urbain, développé par les ACEC au milieu des années ’80, et sensé être implanté à Liège, ndlr.) pour le mettre sur la petite ceinture du métro de Charleroi. Cela a été envisagé. On aurait pu avoir un métro automatisé sur lequel venait se fixer les diverses antennes.
Mais, entre-temps, pour la dernière partie de la petite boucle (le passage au boulevard Tirou), nous étions arrivés à un autre concept des transports en commun : plus de système de tramway vicinaux, mais du « tout au pneu ». À Liège également, le système de trolley a été supprimé pour faire place aux bus. Bref, le seul endroit possédant une coupure de circulation est au boulevard Tirou. Initialement, le tracé du métro aurait dû passer en aérien dans le bâtiment, avec des accès (entrée et sortie) devant la rue de Marcinelle.

À l’époque, on ne parlait que très peu d’espaces partagés et les différents modes de déplacements étaient conçus de manière à être entièrement séparés les uns des autres. Avec les années, je ne peux que faire le constat que les concepts urbains changent au fil du temps.

3. L’avenir :le développement urbain de Charleroi

D : Comment voyez-vous le devenir urbain de Charleroi ? Quels sont les points clés ?

JY : À Charleroi, les traces industrielles sont proches, les terrils, les usines prennent la ville en tenaille. J’ai toujours pensé que dans la vision contemporaine de Charleroi, on devrait, dans certains grands espaces, retrouver cette vision d’éléments forts, de passerelles, de cheminées, qui ont aussi été des symboliques sociales.

Mais je crois que ce qui a toujours retenu mon attention, c’est-à-dire l’importance du cœur de ville, constitue une grande étape sur le point d’être franchie à travers le développement de différents projets menés par la Ville. Il y a quelques années, même en étant optimiste, j’aurais presque hésité à croire en cette évolution positive. Aujourd’hui, je peux cependant constater qu’il y a en tout cas une certaine cohérence, qui mériterait d’être perpétuée au cours du deuxième mandat du Bouwmeester. Il existe par ailleurs beaucoup de terrains disponibles à récupérer, où l’on peut développer des emplois, des activités, du logement. Le nombre d’habitants (200 000 habitants) rapporté au nombre d’hectares (10 200 hectares) : nous ne sommes pas vraiment dans la densité d’une ville. Dans certains cas, je crois qu’il faut un brin d’intuition : cela peut être le cas de projets autour de la halte nautique (la marina), de grands espaces comme derrière le Palais des Beaux-Arts. Dans le même ordre d’idée, il y une région Sud qu’on ne peut pas dissocier de Charleroi, qui est intéressante à différents égards. C’est une belle région !

Ce n’est ni le Namurois, ni le Pays de Herve, mais cette région me semble assez ignorée dans le schéma de développement territorial actuel porté par la Région. Tous les efforts présents dans le redéploiement urbain du centre-ville seront à mon avis vains si Charleroi ne joue pas la carte du positionnement européen. Mon propos est peut-être ici plus abstrait, mais je suis convaincu qu’il faut positionner d’une façon ou d’une autre le territoire de Charleroi sur ce type de grands axes.

Un autre grand enjeu se situe au niveau de la mobilité autoroutière. On nous dit maintenant que faire passer tout le trafic de transit par le petit Ring, c’est insensé, mais ce n’est pas ça qui était initialement prévu ! Le petit Ring a été pensé comme une infrastructure articulant le passage régional au trafic local. Et ce qui devait assurer la liaison « ABC » (Anvers-Bruxelles-Charleroi) pour reprendre la liaison par la nationale N5, c’était le périphérique. Il y avait d’ailleurs, dans les premiers projets de transports autoroutiers, une patte d’oie vers Nivelles, une filante de la E19 vers Mons (l’autre venant vers la A54), et une troisième voie qui devait arriver à Courcelles, créant ainsi la liaison nord-sud parfaite, destinée à reprendre tout le gros trafic jusqu’à Couvin, etc. Un trafic Nord-Sud qui serait repris par une branche de liaison, mais à chaque fois, cela n’a pas pas été possible. Pourquoi ? Dans le Hainaut, il y a des réalités urbaines très différentes. La Wallonie picarde est un monde à part de celui de Charleroi ! Le bassin de vie de Charleroi, si on réfléchit en terme de supracommunalité, déborde sur le Namurois (Philippeville, Couvin, etc.). Je plaide évidemment d’une certaine façon pour la disparition des institutions provinciales, de manière à simplifier les choses. Mais pour le moment cette idée n’est pas d’actualité et les institutions provinciales sont toujours très actives. Le SDER (schéma de développement territorial wallon) est donc une négation totale du bassin de vie de Charleroi. Je ne crois pas, par exemple, à la pertinence de l’entité « Charleroi-La Louvière-Mons » qui y est mise en avant : c’est évidemment trop dilué et artificiel.

La notion de Charleroi-Métropole telle que développée par la Ville et l’intercommunale Igretec à travers le Comité de développement stratégique de la région de Charleroi Sud-Hainaut me paraît à cet égard beaucoup plus pertinente. Le périmètre couvert par cette nouvelle entité comprend 29 communes situées à cheval sur les territoires des provinces de Hainaut et de Namur.

J’ai l’impression que les politiques régionales veulent tout faire pour éviter de positionner Charleroi sur un axe européen Nord-Sud, comprenant la France et les Pays-Bas. Or, la notion de corridor Rotterdam-Marseille, c’est ici qu’elle est née, il y a 50 ans à Charleroi, au sein d’une coalition regroupant la Chambre de commerce, la Ville de Charleroi, l’intercommunale Igretec, et d’autres acteurs. Cet axe me paraît aujourd’hui délaissé. C’est tellement vrai que le (précédent, ndlr.) Ministre wallon de l’Aménagement du Territoire, Carlo Di Antonio (CDH), avait répondu dans la presse à la question de savoir ce qu’il faudrait faire pour éviter l’asphyxie à la sortie Sud de Charleroi. Sa réponse a été : « Sans doute faudra-t-il qu’une bonne partie du gros trafic soit dévié vers la E411 ». C’est le scénario d’une liaison Charleroi-Somzée en trident, un spaghetti invraisemblable, non-autoroutier. Soit un axe rupture sur un axe reconnu comme étant transeuropéen : à savoir la E420 passant par Charleroi. Le comble, à mes yeux, serait que nous puissions avoir, en intra-grand Ring, une plateforme multimodale route-rail-eau qui serait rendue inaccessible en raison de ces bricolages non-autoroutiers.

D : Une critique revenant régulièrement par rapport aux politiques de rénovation et de redéploiement urbain est la trop grande concentration sur le centre aux dépends de la grande périphérie carolo…

JY : Une action sur le « grand territoire », comme à Marchienne-au-Pont, mérite effectivement une certaine attention. À l’époque, j’allais à la Maison de la Citoyenneté discuter avec des personnes du cadastre, avec des acteurs comme Espace-Environnement, pour aller récupérer, dans des sites très touchés par la crise, l’une ou l’autre maison dont on pouvait faire quelque chose.

Je pense néanmoins que cette formule était très peu efficace : des petites opérations de rénovation ponctuelles sont pertinentes uniquement à court terme. ●

Propos recceillis par Benoit Moritzet François Schreuer
Entretien réalisé à Charleroi, le 2 février 2019, dans les bureaux de l’architecte

Bibliographie

Iwan Strauven, Judith Le Maire et Marie-Noëlle Dailly (dir.), Guide d’architecture moderne et contemporaine 1881-2017 de Charleroi Métropole, Mardaga & Cellule architecture de la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2017, 368 pp.

Anne-Catherine Bioul et Anne Van Loo (dir.), « Joseph André », dans Dictionnaire de l’architecture en Belgique de 1830 à nos jours, Anvers, Fonds Mercator, 2003, p. 121-122.

« De l’art dans les metros légers ? », consulté sur charleroi-decouverte.be

Didier Albin, « Le projet River Towers de Charleroi à nouveau recalé : Un signal clair », Le Soir en ligne, 13 février 2018.

Jacques Barlet et Freddy Joris, Le Forum de Liège et l’œuvre de Jean Lejaer, Agence Wallonne du patrimoine, coll. « Carnets du patrimoine » (n° 50), 2008, 60 pp.

Cette publication est éditée grâce au soutien du ministère de la culture, secteur de l'Education permanente

 

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