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Trois espaces publics transformés

 

Le 31 décembre 1925, la Sambre déborde de son lit et envahit la ville basse de Charleroi, une nouvelle fois. Le niveau atteint n’est pas impressionnant mais tout un quartier est sous eau et ses habitants devront passer la nuit de la Saint-Sylvestre les pieds dans l’eau glacée.

C’est sans doute la goutte qui fait déborder le vase. La vision bucolique que nous présentent les cartes postales anciennes sera bientôt un souvenir : la Sambre sera remblayée sur son ancien lit et deviendra, après la guerre, un boulevard moderne, se jure Joseph Tirou, alors bourgmestre de la ville. Une nouvelle artère au service de la circulation automobile se dessine.

Aujourd’hui, il reste quelques traces du passage de la Sambre au cœur du centre-ville, comme la rue Pont de Sambre au pied de la rue de la Montagne.
Pendant plus d’un demi-siècle, le boulevard Tirou, les colonnades et leurs vitrines commerçantes voient défiler les plus belles automobiles, scintillantes et reflétant les néons des commerces à la nuit tombée. Place to be s’il en est, le boulevard aura sa case dans le Monopoly belge. Très tôt pourtant, au début des années ’50, des voix s’élèvent contre ce projet de développement du quartier qui vise à relier les chaussées de Bruxelles et de Philippeville, entrainant inévitablement un flot continu de transit important, et qui par son urbanisation doit soutenir la reprise du commerce dans le centre-ville.

À l’aube du XXIe siècle, il est l’axe routier du centre de Charleroi le plus embouteillé. La place Albert 1er est un vaste parking bondé, surélevé et inconfortable, quand ce n’est pas le jour du marché.

Et quand, à l’occasion de l’arrivée du centre commercial Rive Gauche, l’idée est publiquement envisagée de casser ce trafic de transit, personne ou presque n’y croit. Qui aurait parié là-dessus en 2008 ? Et pourtant, dix ans plus tard, c’est une réalité : le boulevard Tirou est coupé en deux ! La priorité est donnée au flux piéton reliant la ville haute, par la rue du Pont de Sambre, encore elle…

Dégât collatéral indéniable, la destruction des colonnades libère l’espace de la place rebaptisée « place Verte » et améliore substantiellement la mobilité douce (ou active) entre la ville basse et la ville haute. Les stationnements de voitures étant relégués aux sous-sols, la place Verte se livre entièrement aux « usagers faibles ». Depuis son inauguration, elle voit défiler de nombreux passants, visiteurs et promeneurs. Elle accueille à nouveau le marché, en semaine et le samedi, mais aussi des événements organisés, comme des concerts, la brocante, les Quartiers d’hiver, ou spontanés, comme cette parade « toutes sonnettes hurlantes » lors du Jour de la pédale, début septembre. Cet événement, organisé par un collectif associatif gravitant autour du Vecteur et qui a impliqué l’association locale des cyclistes quotidiens, vise de manière conviviale et familiale à redonner une place au vélo dans la ville.

Cette réappropriation de l’espace public est une petite révolution à Charleroi. Elle permet de se mouvoir librement, à pied ou à vélo. Nul n’avait connu ça avant aujourd’hui, sauf sur les cartes postales anciennes qu’on se partage sur les réseaux sociaux et qui sont systématiquement légendées par « c’était le bon temps », comme si chacun s’en souvenait.

Et effectivement, l’automobile s’est imposée progressivement dans nos vies, nos places et nos rues depuis l’entre-deux- guerres et ce mouvement n’a jamais cessé avant ce début de siècle. L’évolution du boulevard Tirou et de la place Verte, ici rapidement évoquée, est sans doute le symbole de ce changement radical dans la manière de penser l’espace public. C’est généralement à partir des places que le basculement s’opère. À Charleroi comme ailleurs, la plupart des places étaient ou sont encore des parkings, parfois agencés, souvent spontanés. C’est un large espace sans aménagement contraignant pour permettre le marché ou (peut-être encore) la pratique de la balle-pelote, comme la place Albert 1er à Monceau. Le reste du temps, elle est envahie de voitures, des promeneurs du parc, des clients du Supra ou des commerces avoisinants.

La place de la Digue n’échappe pas à la règle et illustre aussi parfaitement ce basculement. Elle était jusqu’il y a peu un vaste espace couvert de pavés défoncés, rempli d’automobiles le jour, complètement déserté la nuit. Dans les années 2000, l’ensemble du quartier était en souffrance, avec de nombreux rez commerciaux vides, des immeubles en friches et des espaces publics à l’abandon.

Cette situation a bien entendu préoccupé les autorités publiques et un projet de réaménagement a été intégré dans un portefeuille de projets de rénovation financés par l’Europe (FEDER). Ce financement a permis l’enterrement du parking en sous-sol, retrouvant au passage quelques vestiges de la forteresse, et la réalisation d’une grande esplanade en surface. Une halle couverte devait occuper une partie de la place et accueillir le marché mais elle ne sera finalement pas réalisée. Complètement dégagée, ponctuée d’un jeu de rampes et d’escaliers en son centre, la place semble bien minérale. On peut faire le même constat sur la place Verte, comportant pourtant des arbres (faut-il seulement leur laisser le temps de grandir…). Toujours est-il que cette place revit. Comme sur la place Verte, le nombre de passants suffit à s’en convaincre. Mais un autre indicateur s’impose ici : celui des activités qui reprennent. Les bâtiments en ruine sont rénovés ou reconstruits. Il y a là un nouvel élan dans les investissements privés qui paraît incontestable.

Un autre lieu revalorisé aujourd’hui mérite qu’on s’y attarde : les quais. Parce qu’au premier plan concernés dans les aménagements de la Sambre, bien sûr, mais aussi parce qu’ils auraient pu connaitre le destin inverse que celui qu’on leur connait. Aménagés à l’époque de l’apogée industrielle de Charleroi comme un boulevard arboré bordé de maisons bourgeoises et d’immeubles de rapports, ponctués d’hôtels de prestige et de châteaux d’industriels, les quais montrent aux visiteurs venus de la gare l’image d’une ville florissante et prospère. Un siècle plus tard, les arbres ont poussé, leurs racines ont descellé les pavés et sont elles-mêmes écrasées sous la pression des pneus des voitures qui cherchent à occuper chaque espace disponible.

Comme sur la place de la Digue, la situation se dégrade et l’ensemble des quais a besoin d’un coup de frais. Les quais, ainsi que l’ancienne Banque Nationale qui deviendra le Quai10, entrent dans le portefeuille de projets, la programmation des fonds européens, pour être rénovés, sous le code de Phénix 458. Et tant qu’à faire des gros travaux, les projets initiaux prévoyaient une tentative de résoudre le problème de circulation qui paralyse le quartier : l’idée consistait à permettre une évacuation routière des institutions administratives et scolaires alentours par la réalisation d’une trémie sur les quais, afin de rejoindre l’entrée du Ring à l’extrémité Ouest du quartier. C’était sans compter sur la ténacité d’un couple d’irréductibles riverains qui s’évertueront à montrer toute l’incohérence du projet et l’incompatibilité des usages prévus . On ne peut pas avoir une autoroute urbaine et espérer retrouver la quiétude des bords de Sambre. Aujourd’hui, le projet réalisé prend radicalement le parti de la flânerie, de la détente, loin du stress de la circulation et des embouteillages.

Les pavés ont laissé place à un revêtement homogène et clair, qui pourrait rappeler le sable chaud. Des transats fixes ont même été installés. Ils ont malheureusement été enlevés depuis, judicieusement remplacés par de massifs et arrondis bancs blancs évoquant des sortes de gros galets… Sous les pavés, la plage !

Ces lieux et ces aménagements rapidement esquissés n’auraient évidemment pas pu voir le jour sans un apport important de financement, qu’ils soient publics comme les fonds européens FEDER ou privés comme la participation des promoteurs de Rive Gauche pour l’aménagement de la place Verte en guise de charge d’urbanisme. Ils sont également l’œuvre d’équipes d’architectes et urbanistes qui ont trouvé dans Charleroi l’occasion d’exprimer leur art et de matérialiser ces nouvelles tendances en termes d’aménagements, « L’Escaut Architectures / Bureau V+ / Vers plus de bien-être » pour les quais, « DDS & Partners » pour la place de la Digue et « MSA/DDS & Partners » pour la place Verte.

Les nouvelles préoccupations, comme l’arrêt du « tout à l’automobile », s’expriment naturellement dans l’aménagement des places. Qui voudrait encore aujourd’hui d’une place envahie, pour ne pas dire asphyxiée, par les voitures ? Ce sont des tendances lourdes. Par ailleurs, il va également falloir envisager au plus vite la manière de systématiser la question de l’intégration des différents modes de transports dans tous les espaces urbains. Il n’est plus possible aujourd’hui qu’un aménagement public, et particulièrement en agglomération, exclue les usagers dits faibles. La ville « pour tous partout » doit être le mot d’ordre. Charleroi vit, depuis plus de dix ans, une expérience exceptionnelle de créativité et de requalification urbaine. À Charleroi comme ailleurs, les grands projets urbains mettent du temps à se concrétiser, mais son histoire montre sa capacité à se réinventer, et à passer d’une réalité à une autre. De là à imaginer une marina en quai de Sambre, il n’y a qu’un pas ! ●

Cette publication est éditée grâce au soutien du ministère de la culture, secteur de l'Education permanente

 

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