Propos recueillis par Michaël Bianchi
MB
Je vois que vous avez la photo de couverture du livre derrière vous.
BC
Oui, ça c’est la photo complète. C’est cette photo-là que l’on m’a proposée pour le livre. Elle est de la photographe Alexa Brunet. Et sur cette photo complète que vous voyez, il y a d’un côté les hommes qui sont en train de socialiser entre eux et d’occuper l’espace et de l’autre côté les femmes, dans la voiture, en train de les regarder. C’est comme ce que je décris dans le bouquin. J’ai donc beaucoup aimé cette photo lorsqu’on m’a présenté la maquette. Je ne sais pas qui a pris la décision de la couper, mais maintenant il n’y a plus que cette partie où l’on voit les hommes. Lorsque le livre est sorti, j’ai d’ailleurs lu, dans un des premiers compte-rendus, que l’auteur disait : « même sur la couverture, c’est centré sur les hommes ».
MB
Il y a aussi la bagnole et la moto.
BC
Oui, elles sont partout de toute façon. Pourtant, ça a été compliqué de trouver une photo de ce genre, à l’époque en tout cas. Maintenant les choses ont un peu changé. Mais à ce moment-là, quand on voulait illustrer un propos sur la ruralité et la jeunesse, on ne trouvait que des photos de jeunes paysans, de jeunes agriculteurs. D’une manière générale, la ruralité est symbolisée par l’agriculture. Et on est donc tout de suite pris dans ces représentations-là. Par conséquent, toutes les photos qu’on nous proposait, c’était des champs avec un gars devant.
MB
Ce que vous dites-là touche justement à l’une de nos questions. On s’interroge sur la place de l’agriculture dans les espaces ruraux que vous avez étudiés, ces espaces ruraux du Grand-Est qui ont notamment pour caractéristique d’avoir été fortement industrialisés. Quelle est encore la place de l’agriculture dans ce genre de campagnes, tant au niveau matériel qu’au niveau symbolique ou idéologique ? Avec l’histoire de la photo de couverture du livre, c’est ce dont vous nous par- lez d’emblée puisque, apparemment, ça n’a pas été évident de trouver une photo où la ruralité n’apparaît pas à travers des images et des représentations venues du monde paysan. L’agriculture, le monde paysan est-il encore très prégnant, au niveau symbolique, dans ces campagnes industrialisées ?
BC
Il faut d’abord dire que les campagnes qui ont été les plus industrialisées, les plus intensifiées, c’est aussi les campagnes où l’agriculture compte le moins de bras parce qu’il y a eu de grosses logiques de remembrement. Les fermes sont par conséquent de taille importante. On est plutôt sur des plateaux avec de l’agriculture céréalière, il y a peu de maraîchage, peu d’élevage, relativement peu par rapport à d’autres régions. Ce qui fait que les agriculteurs pèsent peu, en nombre, dans la population. Mais d’une façon générale, en milieu rural, les actifs agricoles représentent environ 5 % de la population. Alors qu’on a à peu près 30 % d’ouvriers, voire plus.
MB
Et qui sont ces 30 % d’ouvriers aujourd’hui ?
BC
En gros, dans la sociologie des campagnes, ce sont les ouvriers, les employés et les catégories intermédiaires qui sont très majoritaires, et dans cet ordre-là. Les agriculteurs viennent bien après. Mais c’est logique ! À l’échelle de la France entière, ils ne représentent vraiment plus grand-chose, notamment la catégorie des « chefs d’exploitation ». Il y a bien sûr les ouvriers agricoles, mais ce sont des ouvriers saisonniers. Donc ils vont être ouvriers agricoles une partie de l’année, et autre chose une autre partie de l’année. Mais là où j’ai enquêté, là où je suis, il n’y a pas d’ouvriers saisonniers. Il y a les vendanges, mais ça dure deux semaines. On ne peut pas parler d’ouvriers agricoles quand on fait les vendanges deux semaines par an.
MB
Et ils sont ouvriers dans quel secteur, ces 30 % d’ouvriers ?
BC
Il y a le secteur industriel qui s’est quand même maintenu dans le Grand-Est. Il y a moins de monde maintenant, parce qu’il y a eu des délocalisations et du progrès technique, mais c’est essentiellement ça. Et on a coutume de dire qu’un emploi dans l’industrie, ça crée deux à trois emplois dans l’économie générale, ce qui fait qu’il y a tout un tas de petites PME qui dépendent également de cette production industrielle qui se maintient. Il y a aussi le secteur du bâtiment et le secteur du transport qui emploient pas mal d’ouvriers. Et puis il y a aussi beaucoup d’employés. Très souvent, on associe les employés à la ville, mais il ne faut pas oublier que les campagnes, c’est aussi le troisième âge. Et pour s’occuper des personnes âgées, il faut des femmes qui travaillent dans le secteur du care, notamment les aides à domicile, les aides-soignantes en EHPAD. Là, ce sont vraiment des secteurs d’emplois qui sont numériquement très massifs, qui pèsent beaucoup.
MB
Donc l’agriculture, elle n’a plus un poids vraiment déterminant au niveau économique, en tout cas en termes d’emplois avec ces grandes fermes industrielles dont vous parlez. Mais au niveau symbolique ?
BC
D’abord une précision : ce ne sont pas des fermes industrielles, ce sont des fermes familiales. Elles vont embaucher quelques salariés, mais on n’est pas sur un mode de fonctionnement industriel, parce que le chef d’exploitation est présent sur son exploitation, il travaille sur son exploitation. Il y a, c’est vrai, quelques fermes comme celle du chef de la FNSEA où les exploitants vont vraiment se définir comme des chefs d’entre- prises, des businessmen. J’avais rencontré, dans ma thèse, des héritiers de ce type de fermes-là, qui ont aussi des parcelles en Ukraine ou dans les pays de l’Est. Mais on parle d’autre chose. Ce type d’exploitation est tout de même très minoritaire. Ce qu’on rencontre ici, c’est plutôt des grosses fermes familiales, des fermes autour de 400 hectares par exemple. Donc ce sont de grosses exploitations, mais ce ne sont pas les plus importantes non plus. Et ce mode d’agriculture familiale intensive avec de grosses exploitations, ça dessine déjà complètement le paysage social. Par exemple, les agriculteurs – de moins en moins, c’est vrai, mais quand même bien plus que les autres professions – sont souvent maires… Comment dit-on déjà maire en Wallonie ?
MB
Bourgmestre.
BC
Bourgmestre, voilà ! Donc, ils pèsent localement. C’est l’objet d’une nouvelle enquête que je réalise. Je ne dis pas que les agriculteurs sont riches, mais il y a une partie des agriculteurs, notamment les céréaliers, qui ont du patrimoine. Il y a des travaux là-dessus. J’ai un collègue, Gilles Laferté, qui a écrit un livre important, « L’Embourgeoisement. Une enquête chez les céréaliers » |1|. Il parle de ces agriculteurs qui sont sur des listes VIP du Crédit Agricole, qui ont du patrimoine. Ces per- sonnes-là, sociologiquement, n’appartiennent pas aux classes populaires, elles appartiennent à la bourgeoisie économique. Et dans les espaces où j’enquête, cette bourgeoisie économique n’est pas contestée dans sa domination sur l’espace local, c’est elle qui, dans les sociabilités, impose les normes et les valeurs. Elle n’est pas contestée par d’autres bourgeoisies, typiquement la bourgeoisie culturelle. Dans les villes, c’est cette bourgeoisie culturelle qui va contester certains usages de l’urbain comme les mobilités ou la ségrégation spatiale. Mais ce genre de cri- tiques ne vont pas être émises ici puisque ces personnes-là, cette bourgeoisie-là – au fond, les populations très diplômées qui dépendent plus de l’emploi public – est relativement absente dans ces campagnes-ci. Donc, les leaders d’opinion qui imprègnent un certain ordre des choses aux catégories populaires, aux classes populaires, appartiennent à cette bourgeoisie économique. Cette bourgeoisie économique est notamment composée des agriculteurs céréaliers, propriétaires, mais aussi de patrons, d’artisans qui ont quelques salariés, de certains commerçants bien établis – parce qu’il y a aussi des commerçants très précaires en milieu rural. Voilà, pour répondre à votre question, c’est en ça que l’agriculture, puisqu’elle repose ici sur un modèle qui est encore économiquement rentable, est de facto importante dans le développement local. Après, bien sûr, j’ai des collègues qui travaillent sur des régions et sur des types d’agricultures, notamment l’agriculture d’élevage – la production de lait, la production de viande – qui ne sont plus rentables du tout. Ces agriculteurs-là sont dans leur ferme à travailler tout le temps. Ils n’ont plus de temps, ni quasiment de réseau social dans lequel ils pourraient s’engager par ailleurs. Leur influence locale est moindre. L’influence, elle vient du pouvoir économique. Les agriculteurs céréaliers ont du pou- voir économique, donc ils ont aussi plus de temps parce qu’ils peuvent déléguer une partie de leur travail. Et il y a aussi le fait que les travaux aux champs sont bien moins chronophages que le travail avec les bêtes.
MB
Ce pouvoir économique des gros exploitants est-il la seule explication à la persistance de l’image essentiellement agricole du monde rural, en dépit des évolutions que vous venez d’évoquer ? Y a-t-il des ressorts culturels ou identitaires qui permettent de comprendre la persistance de ces images d’Épinal de la ruralité ?
BC
Là où cette question m’intéresse en particulier, c’est dans l’image sociale de ce qu’on appelle « les territoires » (notion qui relève un peu d’une fiction, d’une invention). Là, l’agriculture est centrale ! Vous avez certainement suivi, récemment, le mouvement social des agriculteurs. Ces agriculteurs pro- viennent de différents syndicats, de différentes obédiences politiques et ils se sont réunis. Historiquement, c’est quand même assez important. Et à propos de ce mouvement, les premiers titres des médias – je parle des grands médias nationaux légitimes – c’était : « Quand les agriculteurs ont pris la route pour monter vers Paris », « Le monde rural monte à Paris ». Le
« monde rural ». Ça veut dire que les chefs d’exploitations agricoles en grève et toute une partie des gens qui travaillent dans l’agriculture par ailleurs, c’est le « monde rural ». Par rapport à ce qu’on vient de dire et quand on connaît un peu les statistiques, il y a tout de même une opération de porte-parolat attribuée un peu artificiellement. Et qui, en plus, est attribuée de l’extérieur, par les médias, parce que je ne suis pas sûr que les agriculteurs eux-mêmes aient eu envie de parler au nom du monde rural dans son ensemble. Ils appartiennent à un syndicat, et le réflexe des syndicats, comme souvent, est un peu corporatiste : il s’agit de défendre les intérêts des agriculteurs et des seuls agriculteurs. D’ailleurs, quand des gilets jaunes ont commencé à dire « on veut se lier au mouvement » ou quand d’autres syndicats ont proposé d’aller sur les barrages, il y a eu beaucoup de réponses, notamment envoyées à la CGT, pour dire : « ne venez pas, c’est notre combat, ce n’est pas celui de la CGT ». Parce que les agriculteurs sont majoritairement de droite. Ils ne sont pas du tout un soutien de la CGT, et pas for- cément non plus celui des gilets jaunes.
MB
Oui, ça c’est quand même très important. Et c’est vrai que cette histoire du « monde rural qui monte à Paris » ou « du monde rural qui se révolte », ça vient peut-être aussi de clichés issus de l’espace urbain qui regarde le monde rural comme un et indivisible, un monde qui aurait une culture propre, bien spécifique et un peu uniforme.
BC
Je ne le dirais pas mieux. En fait, pour compléter ce que vous venez de dire, ça tient à une vision assez passéiste du monde rural, une vision où le monde rural est figé dans le temps autour d’une communauté villageoise composée d’individus interchangeables et qui seraient de facto tous des paysans. En anthropologie, l’approche folkloriste envisageait les choses comme ça. Pourtant, à l’époque où cette approche-là était dominante, notamment après la Seconde Guerre mondiale, l’économie des campagnes était depuis longtemps chamboulée, diversifiée : il y a des gens qui dépendaient déjà des économies urbaines aux alentours, il y a des gens qui travaillaient dans l’industrie, il y avait même déjà beaucoup d’économie tertiaire, les femmes travaillaient… Cette image-là n’est donc pas tellement liée à la réalité des campagnes. Cette représentation, elle provient du fait que la campagne est défi- nie en négatif de la ville, c’est-à-dire qu’il y a une domination symbolique de la ville et des espaces urbains dans la production de la vérité sur le monde social et que, par conséquent, on va voir la campagne en contrepoint, en négatif de la ville. En plus, quand on est urbain et qu’on va à la campagne, générale- ment on y va en tant que résidents secondaires ou touristes. Et c’est depuis cette position qu’on regarde la campagne et qu’on la réifie dans une certaine image figée dans le temps : on voit alors dans la campagne une culture régionale qui remonterait à des siècles… Mais en fait, il y a eu une « invention de la tradition » – je reprends un titre célèbre |2|. Ça veut dire qu’il y a eu des opérations de reconstruction identitaire destinées à des touristes, parce que c’était rentable, et qui visaient notamment à créer une uniformisation d’une culture régionale ou des cultures régionales. Mais il n’y a pas de culture régionale ! Il y a des cultures infrarégionales, il y a des accents infrarégionaux, il y a eu des échanges aussi, très tôt, des mélanges… ça a bougé tout le temps ! C’est évident pour n’importe quel historien ! Par ailleurs, à cet égard, si on va dans un pays comme la France, c’est tellement riche, diversifié ! On peut justement pousser le curseur jusqu’au bout et parvenir à la conclusion qu’il n’y a pas de culture régionale. La culture régionale, c’est une image construite par et pour le regard urbain. Aujourd’hui, en particulier depuis le covid, on parle de « l’attractivité » des territoires. Beaucoup d’espaces, du type de ceux où j’enquête, qui étaient anciennement très productifs et donc assez autonomes économiquement, notamment grâce à l’industrie, se disent actuellement qu’ils vont se relancer en attirant des Parisiens et les populations riches des grandes villes. Des populations qui vont racheter des maisons, faire monter le prix de l’immobilier, etc. Donc les départements, les conseils départementaux, voire les conseils régionaux, investissent pour essayer d’attirer le regard urbain vers ce qu’ils considèrent être les atouts de leur territoire.
MB
Ça renvoie à la question de l’attractivité comme politique de développement. C’est étonnant parce qu’on rencontre les mêmes aspirations dans les villes industrielles en déclin. Il y a des stratégies pour rendre ces villes industrielles « attractives » en développant des activités qui sont supposées être des moteurs économiques aujourd’hui, surtout des activités qui relèvent de l’économie tertiaire et qui sont vues comme capables d’attirer des populations riches et très éduquées. En lisant votre livre, j’ai été étonné de constater qu’il s’agit d’un phénomène qui peut exister aussi en région rurale. Enfin, étonné, je l’étais à moitié car, en Wallonie, puisque les villes sont toutes très proches les unes des autres, les espaces ruraux sont depuis un certain temps embourgeoisés, rachetés, phagocytés, notamment par du développement immobilier.
BC
Il y en a qui résistent quand même. Je pense à certains coins… Je ne connais pas bien la Belgique, mais je vais régulièrement vers Mons. Ce genre d’espace-là. Certains endroits, certains patelins sont encore vraiment populaires.
MB
Il y a des coins qui ne sont pas encore touchés, c’est clair.
BC
Dans ce problème, ce qui est en jeu, je pense, c’est aussi la vision contemplative de la campagne. Aujourd’hui, même un terril est vu comme un beau paysage. Tout est en train d’être patrimonialisé. Mais quand même, il y a des freins à ça.
MB
Pourrait-on explorer cette question et discuter plus en détail de ces similitudes entre les politiques de développement des villes en déclin et des espaces ruraux ? Dans les villes en déclin, la tendance actuelle est d’essayer de rendre l’espace urbain plus attractif pour les catégories sociales les plus éduquées et les plus riches en l’équipant de services utilisés par ces populations, donc par exemple des boulangeries bio, des bars branchés, des services et des loisirs orientés vers les goûts de ces classes-là. On cherche à créer une bulle spatiale dans laquelle les gens, disons les gens qui ont un peu d’argent, sont susceptibles de se sentir bien. Il y a donc de l’investissement public qui va dans ce sens-là. On essaie de construire un microcosme qui mette une certaine population à l’aise, même si tout autour ça reste un peu déglingué, un peu moche.
BC
Sur cette question, ce qui me passionne surtout, au-delà des réflexions attachées directement à « l’attractivité territoriale », c’est de cerner les déterminants sociaux de la désirabilité d’un territoire. Quels types de personnes s’intéressent à tel territoire et qui va vraiment sauter le pas et s’y installer ? Et quand elles s’y installent, ces personnes restent-elles ? Qu’est-ce qu’elles disent alors du territoire ? Dans cette perspective, ce qui apparaît, c’est d’abord qu’il y a un enjeu d’affinités sociales et même de légitimité sociale plus grande de certains groupes, de certaines classes sur d’autres. Un élu local en milieu populaire aura par exemple de grandes chances de ne pas être sociologiquement représentant de la population de son territoire. Les élus vivent donc souvent un décalage et ils le déplorent dans leurs discours. Bien entendu, ils ne vont pas dire : « ici, le problème, c’est que les ouvriers sont majoritairement présents ». Ils vont plutôt penser qu’il s’agit de populations encroûtées, qui n’ont pas envie de changement, qui n’ont pas un tempérament d’entrepreneur, etc. Je suis souvent contacté par des élus qui me demandent comment enrayer le déclin démographique et comment faire pour attirer de nouvelles personnes. Je leur réponds : mais empêchons d’abord les 40 % de jeunes de chaque génération du coin qui s’en vont de partir ! Faisons en sorte que ceux qui veulent vivre dans le coin puissent rester ! Il vaut mieux former les jeunes à des métiers qui ont du sens ici plutôt que d’encourager un énorme turn-over de cadres du public et du privé qui viennent un an et puis qui repartent parce qu’ils ne sont pas d’ici, parce qu’ils ne veulent pas vivre ici. Il vaut mieux former les jeunes du coin. Et en particulier les jeunes femmes car elles réussissent mieux à l’école que les garçons et elles font des études supérieures. Ce qui se passe, c’est qu’elles sont mal orientées dans leurs choix et sont par conséquent obligées de partir alors que bien souvent elles veulent rester et vivre ici. Mais leur diplôme ne vaut rien dans l’espace dans lequel elles ont grandi, il ne vaut que dans l’espace urbain. Résultat, elles sont obligées de se déraciner alors qu’elles ne le souhaitent pas. Les populations originaires d’ici, elles ont autant de valeur qu’un éventuel Parisien qui viendrait s’installer. D’autant plus qu’on sait par ailleurs que les populations qui ont réellement tendance à s’installer dans ces campagnes vieillissantes, ces campagnes en déclin démographique, ce ne sont pas du tout des gens qui vont mettre leurs enfants à l’école et faire vivre les services publics, ce sont surtout des populations encore plus âgées que les populations présentes à la base… Mais chez les élus il y a souvent une théorie implicite du ruissellement qui considère que si des populations plus riches, capables d’initiatives – des gens qui vont créer des start-up, etc. – s’installent, ça va redynamiser l’ensemble du territoire. L’idée, c’est que le dynamisme doit venir de l’extérieur. Voilà ! C’est que les élus eux-mêmes sont parfois issus de l’extérieur. Et à cet égard, on sait que les populations les plus diplômées, quand elles arrivent en milieu rural, ont tendance à rejoindre un groupe social qui va s’investir dans les institutions locales. Selon les profils des néo-ruraux, ils vont plus ou moins s’investir et prendre la mairie. Et leur présence conditionnera la manière dont on va développer le territoire, dont on va penser qu’il faut plutôt tels ou tels services, pour attirer telle ou telle population. Par exemple, on parle beaucoup du train. Le train, c’est très bien ! Moi, je le prends souvent pour aller à la campagne ou, depuis la campagne, pour aller en ville. Mais quand on prend le train dans une campagne ouvrière, dans le train… il n’y a que des cadres ! Qui, en effet, va travailler à Paris parmi les gens qui habitent le Grand-Est ou Reims ? Ce n’est pas l’assistante médicale, l’aide à domicile ou l’ouvrier du bâtiment. D’ailleurs, dans ces régions, même pendant le premier confine- ment du covid – donc le « vrai » confinement en France, celui où on était vraiment bloqués – on n’a pas constaté de diminution significative des flux routiers. Pourquoi ? Parce qu’ici les gens ont des métiers et sont actifs dans des secteurs qui ne se télétravaillent pas. Ils travaillent sur la chaîne de production, ils empilent les agglos, ils s’occupent des petits, des personnes âgées. Donc, fallait qu’ils y aillent au boulot. Il fallait aller dans l’entrepôt d’Amazon, celui qui s’est installé sur la zone franche et qui, grâce à la défiscalisation, doit justement permettre de relancer l’économie du territoire… Mais qui permet surtout à des multinationales d’installer leurs infrastructures à moindre
frais. Ça n’a pas forcément bénéficié au PMU du coin.
MB
Ces logiques sont décidément proches de ce qui se joue dans les politiques urbaines conçues pour redynamiser les villes en déclin, notamment avec la référence constante au modèle métropolitain. Là aussi, l’idée c’est que le « dynamisme » qui va permettre de créer de la valeur (start-up, etc.) doit au fond venir d’ailleurs, de l’extérieur, des grandes métropoles… Mais vous évoquiez à l’instant Amazon. Vous parlez de multinationales et d’industries. Il y a donc des industries qui s’installent dans ces territoires ruraux ? Quel est leur intérêt ? Est-ce de trouver des populations locales disponibles pour des métiers peu qualifiés ? Est-ce un intérêt lié au coût des terrains, au foncier ?
BC
Je réponds vraiment en seconde main parce que je ne suis pas du tout spécialiste de ça. Mais je pense qu’on retrouve en partie les déterminants qui étaient ceux de la révolution industrielle. La seconde révolution industrielle en France, c’est massivement l’implantation d’usines à la campagne. Lors de la première révolution industrielle, on avait concentré tous les ouvriers, qui venaient de la campagne, dans les villes. C’était le premier exode rural. Et tous ces ouvriers rassemblés se sont retrouvés à devenir révolutionnaires. Ça a donné les grandes grèves du XIXe siècle et la Commune de Paris. Et le patronat s’est dit, sur un mode paternaliste : « C’est parce qu’on les a tous entassés dans les banlieues de Paris. On va réimplanter des industries, petites et moyennes, à l’échelle locale ». Ce qui a été fait et qui a bien marché parce que ce sont des régions où la culture était de droite et ou les ouvriers ont donc voté eux aussi à droite. Bien sûr, tout ça était aussi appuyé par d’autres déterminants matériels : il y avait des axes de transport de marchandises, des canaux, les premiers axes routiers… Il y avait aussi les ressources naturelles : eau, forêts, mines, etc. Et aussi la main-d’œuvre qui était sur place ou qu’on faisait facilement venir de Belgique – pour les premiers, dans ma région – et puis après du centre de la France, et ensuite les Italiens, les Espagnols et finalement les Maghrébins.
MB
Je reviens à la question du foncier. Dans les régions que vous étudiez, y a-t-il une pression foncière qui fait que les terrains agricoles passent en zone constructible ? Est-ce qu’on rencontre une demande immobilière ?
BC
Non. C’est que j’enquête sur des zones – qui ne sont pas forcé- ment des départements mais plutôt des bassins d’emplois – qui ont perdu plus de population pendant les trente dernières années que pendant l’exode rural de l’après-guerre. C’est donc une campagne qui représente sans doute un contre-exemple d’une tendance vraie à l’échelle nationale. À l’échelle nationale, les surfaces agricoles subissent une pression et la périurbanisation est une tendance forte. Bien qu’il faille aussi tenir compte d’un autre élément : iI y a un important phénomène de reforestation du pays. Et donc tout un tas d’espaces qui étaient auparavant des espaces agricoles intermédiaires sont repassés, ou repassent aujourd’hui, en forêts. Ce qu’il faut surtout préciser sur cette question du foncier, c’est qu’il y a différents types de ruralités en France. Il y a des ruralités qui, effectivement, sont prises dans un marché immobilier tendu. Par exemple, j’ai des collègues qui, dans d’autres endroits du pays, travaillent avec des jeunes ruraux, ouvriers, qui vivent en caravane au fond du jardin de leurs parents parce que le marché immobilier leur est contesté, soit par des résidences secondaires, soit par des cadres en télétravail, soit par des cadres qui travaillent dans la ville la plus proche. Ces campagnes-là, ce sont des campagnes qui sont sous l’aire d’influence économique d’une grande ville. Elles sont majoritaires en France, on est un petit pays, il y a un maillage, un réseau routier et ferroviaire hyper-développé, c’est hyper-facile de se déplacer… Avec ces réseaux de transport dense, il y a beaucoup de campagnes qui sont prises sous ces aires d’attractivité des villes, notamment dans les régions elles-mêmes les plus développées, l’Ouest et le Sud – surtout l’Ouest – de la France. Ces dernières années, on constate aussi qu’un autre phénomène d’attraction s’accentue et qui concerne quant à lui l’héliotropisme [ndlr : le déplace- ment vers les régions plus ensoleillées]. Mais le plus souvent ce phénomène reste lié à l’attractivité des villes. Il y a donc beaucoup de zones rurales qui sont sous l’influence de grandes villes. Et c’est dans ces zones rurales-là que l’on rencontre le plus d’activités associatives et culturelles. Il suffit de regarder la carte de France des bars. On voit immédiatement que c’est dans ces aires d’influence qu’on parvient à maintenir des cafés, des lieux de sociabilité, etc. Dans ces campagnes-là, il y a du monde, les gens ont plus d’argent, ils sortent et ils valorisent les espaces publics. Mais dans le Grand-Est, ce n’est pas comme ça. Dans le Grand-Est, c’est ce que je raconte dans le bouquin, on se fréquente les uns chez les autres.
MB
Peut-on développer un peu cette question qui est au centre de votre livre ? Comment comprendre que, dans ces campagnes en déclin, les espaces du village ou du bourg, soient aujourd’hui dépeuplés, désinvestis, dévalorisés par la jeunesse et que la sociabilité, les échanges entre les jeunes se soient reportés dans les espaces intimes, les espaces intérieurs ? J’imagine que ce phénomène est d’une manière ou d’une autre lié à la possibilité, notamment grâce à la voiture, de se déplacer sur une aire géographique plus large et de développer son réseau relationnel au-delà du village ou du bourg ?
BC
Pour moi, la voiture n’est que l’intermédiaire d’un changement plus profond qui concerne d’abord la question du travail. Le fait est qu’on travaille de plus en plus loin de chez soi. Que disent les jeunes ? Ils disent : « Les anciens, ils faisaient tout à vélo ». Pour moi, tout est un peu déterminé par l’infrastructure – pour reprendre le terme marxiste. Et ce que je vois, les phénomènes que j’analyse, ce sont en quelque sorte les fumées, les émanations qui sortent de là, de l’infrastructure. Comment comprendre ces changements ? Le fait qu’on ne se déplace plus à vélo par exemple ? Dans les campagnes où j’enquête, le peuplement était plus important à la fin du XIXe siècle qu’aujourd’hui. Les bourgs se concentraient autour d’une activité productive donnée, souvent liée à une usine, à une fonderie, mais ça pouvait aussi être autre chose, une activité qui n’était pas forcément liée à un employeur industriel. Quoi qu’il en soit, dans tous les cas, on travaillait proche de chez soi. Et la sociabilité pouvait se faire dans ce cadre-là. On retrouve d’ail- leurs une trentaine de débits de boissons par canton encore jusque dans les années 70, alors que maintenant on en a entre un et trois ! Ce qui s’est donc passé, c’est d’abord le fait qu’on ne travaille plus ensemble, qu’on a cassé les collectifs de travail. Aujourd’hui, les gens qui habitent dans la même rue travaillent sur un périmètre de trente ou quarante kilomètres. On a donc construit des routes à quatre voies, on a acheté des SUV, des voitures qui vont plus vite, plus loin. On a rendu acceptable le fait d’aller travailler dans une autre campagne que celle où l’on vit, dans un village ou une petite ville qui est plus éloignée. Du coup, aujourd’hui, les liens sociaux – je m’intéresse beaucoup aux liens amicaux, aux relations d’entraide – ne correspondent pas à la communauté villageoise. Ce sont d’autres types de liens qui proviennent du fait qu’on a étendu son périmètre de vie. Quand les amis se retrouvent sur de deux ou trois cantons, et bien vous prenez la voiture pour aller les voir. Mais c’est dans la logique des choses plus généralement. Pour aller au travail, vous allez déjà loin. Même chose pour l’école : il y a moins d’écoles regroupées dans la commune centrale de l’intercommunalité, donc vous allez plus loin. Pareil pour les courses : vous les faites plus loin parce qu’il n’y a pas de supérette, mais des supermarchés qui ont mangé les petits commerces et qui sont plus loin. On a cessé de se rencontrer via les liens paroissiaux, via les fêtes votives, les fêtes de jeunesses traditionnelles, le bal du coin, etc. On se rencontre désormais dans la boîte de nuit, voire sur un site de rencontre. Donc tout ça fait que le périmètre de vie s’est élargi, c’est aujourd’hui un périmètre nettement plus large que le village. Être d’ici, ça ne veut donc plus dire être du village : être d’ici, c’est le fait d’être là où on a son milieu d’interconnaissance et il est plus large. Derrière toutes ces analyses, ce qui est à l’œuvre, c’est donc aussi la critique du village comme unité de mesure, comme unité d’enquête, comme unité d’approche des populations en sociologie rurale. C’est une critique déjà ancienne. C’est notamment Patrick Champagne – un des disciples de Bourdieu de la première heure qui a contribué à fonder la sociologie rurale en France et qui, après, a travaillé en sociologie des médias – qui a fait une critique assez magistrale de tout ça, en montrant comment la notion de « village » a ancré les approches – notamment anthropologiques – dans une vision passéiste et donc aveugle à ce qui se passait vraiment dans l’économie réelle des campagnes et dans les rapports sociaux.
MB
Avec toutes ces transformations structurelles des campagnes depuis l’après-guerre, le village a donc perdu son caractère de point de repère pour la vie communautaire. En spéculant un peu, peut-on imaginer que cette disparition d’un espace central commun, qui agirait comme le support d’une identification spatiale commune, induise une disparition du sentiment d’appartenir à une collectivité commune, à un « nous » politique ?
BC
Honnêtement, je trouve cette hypothèse très intéressante. Je n’y ai jamais réfléchi comme ça, mais c’est une manière de l’expliquer. Moi, j’ai perçu ça par un autre angle. Je me suis plutôt demandé comment, par quels moyens, les personnes qui se fréquentent se sont rencontrées. Je me rendais compte que ce n’était pas par les liens de voisinage. Ça pouvait être au lycée mais, le plus souvent, ce sont des amis d’amis qui vous pré- sentent. Et ça construit des réseaux de relations qui s’étendent de facto sur plusieurs cantons. Comme je le disais : à partir du moment où on rencontre son conjoint dans la boîte de nuit qui brasse la population sur 60 kilomètres à la ronde, tout s’étend plus. Et on peut travailler au même endroit mais en venant tous d’un périmètre très large. Si on travaille… Je parle beaucoup de l’industrie, mais il ne faut pas oublier que, souvent, le premier employeur, c’est l’État. À travers les collectivités territoriales ou l’hôpital notamment. C’est tout bête : quand il ne reste qu’un hôpital, il draine la main-d’œuvre venue d’un périmètre très large. Et vous devenez copain avec vos copines infirmières, etc., que vous allez voir par ailleurs. Tout ça, ça fait que vous n’avez pas d’espace commun de référence parce que, de facto, l’économie vous a organisé comme ça, dans vos rôles et dans vos groupes d’appartenance. Et ce changement au niveau de l’infrastructure, il se retrouve dans les consciences collectives, il transforme les consciences collectives. Puisque l’espace villageois, l’espace local, l’espace proche, n’est plus investi par les personnes qui sont localement légitimes, c’est-à-dire celles qui ont de l’emploi, qui sont propriétaires, qui font des enfants, qui sont stables économiquement, ceux qui utilisent l’espace villageois, ce sont par conséquent généralement ceux qui n’ont pas de travail, pas de permis, etc. Donc les centres des bourgs sont perçus négativement. Là où je travaille, on dit que les rues du centre, ce sont « les rues des cassos ». C’est une insulte qui est assez commune, même en milieu populaire et qui s’explique par ce que le sociologue Olivier Schwartz appelle une conscience triangulaire du monde social, le fait qu’on critique à la fois les bourgeois, mais aussi les assistés, les dits « cas sociaux ». Ça permet de se distinguer des plus stigmatisés des dominés, tout en pointant et en critiquant les travers et les privilèges des dominants. C’est assez typique des consciences collectives que je rencontre. Enfin, « collectives », ce n’est pas le bon mot. Des consciences sociales, c’est plus juste. Les consciences collectives, ça concerne plutôt les processus d’identification à un « nous », comment on va s’identifier à un « nous ». C’est beaucoup plus complexe. Ça renvoie notamment au fait que les gens sont en concurrence ou pas entre eux. Tout un tas de choses…
MB
Oui, je propose qu’on revienne encore plus tard à cette question du « nous ». Mais avant ça, j’aimerais qu’on parle de la place des femmes. Dans votre livre, la question des femmes, de la place des femmes, de ce qu’elles sont amenées à vivre dans ces campagnes en déclin est également très importante. Ce que j’ai perçu, c’est que la question du rapport, des relations entre la campagne et la ville se posent autrement pour elles que pour les hommes. Du fait de leur parcours – vous l’avez dit, elles réussissent souvent mieux à l’école et s’engagent dans des études supérieures – elles doivent quitter leur campagne natale où leur diplôme n’a pas beaucoup de valeur sur le marché du travail. Vous parlez alors du déracinement, du sentiment d’amertume aussi, qu’elles peuvent vivre. Et puis il y a les femmes qui restent et qui vont faire leur vie dans un milieu largement dominé par les figures masculines… Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?
BC
Oui, pour comprendre ça, je pars de la base, c’est-à-dire, en gros, des types d’emplois disponibles, des emplois où l’on recrute aujourd’hui. J’ai pris mon point de départ dans ce que les démographes expliquent, à savoir : que le déclin démographique est dû à ce qu’ils appellent un « déficit des femmes en âge de procréer ». Ce qui se passe, c’est que beaucoup d’entre elles sont prises dans la massification de l’accès à l’enseigne- ment supérieur. L’ouverture de l’université en France a été assez rapide et massive. Dans les milieux populaires ruraux, dans les années 1990-2000, c’est la première génération qui part à la ville, qui part étudier, qui va à la fac. Et dans ces milieux populaires, les femmes réussissent bien mieux à l’école que leurs frères, que leurs frères aînés qui ne font pas d’études. Elles partent par conséquent massivement. À l’inverse, lorsqu’on s’intéresse à celles qui restent et qu’on les compare à leurs homologues masculins, on constate qu’elles sont bien plus souvent au chômage ou qu’elles travaillent dans des emplois précaires. Dans les bourgs où j’ai enquêté, le taux de chômage des jeunes femmes de moins de 35 ans est généralement deux fois plus important que celui de leurs homologues masculins. C’est – on s’en rend compte quand on va dans le détail de l’ana- lyse – que les emplois qui recrutent et qui payent bien relèvent de filières réputées masculines, dans des filières où les métiers sont regardés comme des métiers d’hommes. Souvent, quand je rencontrais des couples, on me disait : « Ici, il n’y a rien pour les femmes ». Pour justifier que la femme n’a pas d’emploi et qu’elle s’engage dans une carrière maternelle plutôt que dans une carrière professionnelle. Et forcément, cette répartition spécifique au niveau des secteurs d’emploi construit des inégalités au sein des couples. Les femmes auront par exemple tendance à se mettre en couple avec un homme plus vieux qu’elles…
MB
La différence d’âge est due à une dépendance économique ?
BC
Oui, plus il y a des inégalités économiques entre les hommes et les femmes, plus on constate un écart d’âge important au sein des couples. Et c’est la femme qui circule – pour reprendre une idée Lévi-Strauss |3|. Quand on se met en couple, c’est elle qui circule, qui rejoint son homme, qui se coupe notamment de ses liens d’amitié, etc. Or ce réseau est très important pour être valorisé, pour trouver un travail, pour trouver un logement… Elle est par conséquent toujours plus dépendante des capitaux – économique, social, symbolique – de son conjoint. Et c’est ce qui autorise aussi des formes de domination masculine exacerbées, une domination masculine qui n’est pas forcément liée à de la violence conjugale… C’est que la condition féminine s’explique par la domination masculine : on ne peut pas penser l’une sans l’autre.
MB
Est-ce une chose qui pourrait par exemple être compensée par une revalorisation des emplois publics dans les hôpitaux, les écoles, etc. ? Car j’imagine qu’ils sont majoritairement occupés par des femmes…
BC
Oui… mais le fond du problème n’est pas là. Si on revalorisait les salaires, ce serait bien sûr une bonne chose, ça pourrait contribuer à plus d’égalité. Mais les choses ne changeraient pas profondément car, dans les modèles d’accomplissements locaux, les emplois valorisés sont des emplois masculins. Les modèles d’accomplissement les plus valorisés sont toujours des modèles masculins.
MB
C’est donc lié à un fond culturel qui hiérarchise symbolique- ment certaines activités plutôt que d’autres ?
BC
Oui. Une fois de plus, c’est un fond culturel qui est notamment lié à une hiérarchie des métiers. Prenons un exemple. Dans mes recherches sur les anciennes sociabilités féminines, des sociabilités qui se sont développées et qui existaient à l’époque où les usines textiles embauchaient massivement de la main- d’œuvre féminine et la payait plutôt bien, on observe – mais je ne sais pas si c’est la cause profonde – une déchristianisation précoce, une certaine autonomie des femmes, financière, mais pas seulement et également plus d’égalité dans les couples. La tendance inégalitaire dans les couples est plus forte dans les régions où les femmes ne travaillent pas. Et quand ces collectifs de travail féminin se déstructurent – aujourd’hui, c’est carrément l’hôpital qui part en miettes – forcément cette situation fait que, au sein des couples, dans la constitution des groupes d’amis, dans les rapports sociaux quotidiens entre les hommes et les femmes, il y a plus d’inégalité encore. On observe par exemple que les hommes peuvent imposer leurs usages de l’espace. Dans mon livre, je raconte même comment la configuration des espaces intérieurs est en fait abandonnée aux hommes – alors même qu’on insiste en permanence sur le fait que c’est le domaine du féminin, le lieu où « la patronne » a le pouvoir. Mais ces espaces sont en fait très majoritaire- ment investis par les amis du conjoint, amis qui, au fil du temps, deviennent – ou pas – les amis de la conjointe. De toute façon, il faut bien qu’elle s’y fasse. C’est une imposition. C’est d’abord le conjoint qui est valorisé et c’est son statut qui imprime, qui définit les appartenances du couple. D’une façon générale, on valorise beaucoup plus le travail des hommes, d’un maçon par exemple – également parce qu’il se voit du dehors alors que le travail d’une aide à domicile qui gare sa voiture devant la maison de personnes âgées est presque invisible. D’autant plus qu’elles-mêmes n’ont plus de réseau, plus de relations sociales. Les collectifs qui sont mis en avant, ce sont toujours des col- lectifs masculins, que ce soit au foot ou dans les autres types de loisirs qui sont pratiqués. Et tous ces phénomènes participent de l’inégalité. Ça se mélange, ça se combine… Et ça s’inscrit selon moi dans une société patriarcale à un plus large niveau, une société patriarcale qui est elle-même rendue possible par la division du travail social et la division du travail tout court qui est à l’avantage des hommes. On voit bien qu’il y a des écarts de salaire entre un ouvrier homme et une ouvrière. Les hommes et les femmes ne sont pas valorisés de la même manière dans l’économie.
MB
Vous parlez de foot. Quand on lit le livre, on comprend que c’est un pôle important. D’ailleurs, est-ce qu’il y a des équipes de foot féminines ?
BC
Le foot, oui, c’est très important. Ça vient juste après la famille et l’école. C’est le premier loisir en termes de pratiquants et c’est une institution sociale hyper-importante. Concernant le foot féminin : à plus bas niveau, les équipes sont mixtes. Dans les catégories de jeunes, c’est mixte. Mais dès qu’on arrive à l’adolescence, généralement, il y a des regroupements. Ça a vraiment évolué dans le temps. Dans les villages, les bourgs construits autour d’une usine sur lesquels j’ai travaillé, il y a eu par le passé des équipes féminines. Les femmes étaient ouvrières ensemble et elles faisaient aussi des équipes de foot. Elles ne faisaient pas forcément les majorettes. Mais, c’est un peu ce que je disais plus tôt, ça ne s’est pas maintenu lorsque l’usine a fermé. Le club de foot masculin, il s’est maintenu, mais pas sa version féminine.
MB
Les femmes occupent donc différemment l’espace, que ça soit au foot où elles sont plutôt au bord du terrain, au travail où elles sont également moins visibles, ou dans les espaces domestiques où leurs usages ont moins d’impact prescriptif que ceux des hommes. Est-ce que l’éventuelle frustration que peut générer ce déficit de visibilité peut aussi expliquer l’exode rural féminin que vous évoquez par ailleurs, notamment au travers des études supérieures ? Une moindre motivation à être de « ceux qui restent », même si l’attache- ment affectif reste fort ? Que peut-on dire plus généralement de l’impact personnel, existentiel, de ces contextes de vie ?
BC
Les personnes sur lesquelles je travaille tiennent pour beau- coup leur statut social – parce qu’elles n’ont pas beaucoup d’argent, parce qu’elles n’ont pas forcément beaucoup de diplômes – de leur réputation, de ce qu’on va dire d’eux. Et en fait, tout ça s’interpénètre : toutes les scènes sociales sur les- quelles ils vont se retrouver participent de la construction de la bonne réputation. C’est d’ailleurs tout autant valable pour les hommes que pour les femmes, même si celles-ci, à cause de ce qu’on vient d’évoquer, disposent de moins d’atouts. C’est d’ail- leurs ce que montrait bien mon collègue Nicolas Renahy dans son livre « Les gars du coin » |4| qui a précédé le mien d’une quinzaine d’années. C’est : comment le fait d’être un bon joueur de foot, considéré comme vaillant, etc., va vous permettre finalement d’être recruté. Et inversement, que votre réputation au travail et votre réputation amicale vous donne aussi une valeur au football. On ne prend pas les meilleurs joueurs objective- ment, on prend les meilleurs potes dans l’équipe première et les meilleurs sont ceux qui ont la meilleure réputation, même s’ils ne viennent pas à l’entraînement. Donc tout ça, c’est la manière dont les scènes sociales s’interpénètrent. C’est peut être d’autant plus perceptible à la campagne qu’à la ville. Ce qui explique aussi certaines attitudes conformistes. Quand tout est lié, vous êtes tenus par ces appartenances-là.
MB
Oui, ça me fait penser à ce que vous racontez sur la chasse : dans la pratique de la chasse aussi, c’est la question de la réputation qui intervient dans la constitution des groupes.
BC
Oui, en étudiant les appartenances amicales, j’ai montré qu’elles ne se découpent pas comme une catégorie INSEE : ce ne sont pas les professions, les catégories socio-professionnelles qui vont déterminer la constitution des groupes d’amis. On ne fréquente pas nécessairement les gens qui sont dans la même catégorie socio-professionnelle que soi. L’idée, c’est qu’on fréquente des gens avec lesquels on est en affinité, mais avec lesquels, néanmoins, on ne se trouve pas en concurrence directe – notamment pour l’accès à l’emploi. Par exemple, beaucoup de jeunes deviennent entrepreneurs, il y en a beau- coup qui se sont lancés dans l’auto-entrepreneuriat. Mais si trois potes d’enfance veulent chacun monter une entreprise de paysagiste, au même moment dans le même canton, c’est quasi sûr qu’à un moment donné, ils vont se disputer les contrats et qu’il va y avoir des conflits. Donc c’est compliqué la manière dont les groupes d’amis se forment et se maintiennent.
MB
Nous arrivons à la fin de cet entretien. Pour une revue qui s’intéresse au débat urbain et plus généralement à la poli- tique de l’espace, votre travail et la manière dont vous venez de le retraverser ouvre des perspectives passionnantes. Pour ce que vous appelez le « regard urbain » – dont Dérivations participe à sa manière – c’est aussi une fenêtre sur la manière dont existent et résistent – ou pas – des espaces dominés par les villes. On parle aujourd’hui beaucoup des campagnes, des territoires, de l’agriculture, particulièrement au regard des urgences écologiques qui mobilisent l’espace public. On parle beaucoup moins de ceux qui les habitent et y déploient leurs existences. À ce sujet, j’aimerais pour conclure revenir à ce que nous avons déjà évoqué précédemment et qui traverse tout votre ouvrage, à savoir le sentiment d’appartenance, ou plutôt d’identification, à une communauté politique. En théorie, une communauté politique s’incarne dans un « nous », un ensemble commun auquel chacun est plus ou moins disposé à s’associer. Dans votre enquête, le « déjà, nous » exprime – je vous cite – « une conscience poli- tique du nécessaire ». Pourriez-vous, pour conclure, revenir sur cette notion et ce qu’elle dit des existences rurales dans vos terrains d’enquête ?
BC
Le « déjà, nous », c’est ce qu’il reste du « nous » quand les structures qui peuvent soutenir une conscience collective plus large ont disparu. Quand vous êtes dans les anciennes régions industrielles, vous voyez très bien comment les lieux de travail, les bistrots, les clubs de sport, et même les paroisses dans une certaine mesure, qui pouvaient porter une conscience collective plus large, ont périclité. Dans l’après-effondrement de ce monde-là, et en allant auprès des nouvelles générations de vingtenaires et trentenaires, j’ai voulu insister sur cette petite expression en apparence anodine, que j’entendais aussi sous les termes de « que nous » ou « nous d’abord ! » parce qu’elle correspond à la réalité des appartenances justement. Ces personnes-là des classes populaires ne sont pas réfugiées dans l’individualisme comme ont pu l’écrire de nombreux analystes. Ce que montrent mes recherches, mais aussi à mon sens tout un ensemble de travaux sur les enjeux actuels de réputation et d’appartenance dans les milieux populaires, c’est que les classes dominées n’ont pas le luxe de l’individualisme. Lorsqu’elles peuvent encore faire groupe, construire un groupe où il y a entraide potentielle, alors elles le font. Le « déjà, nous », c’est l’échelle comme on dit, des « vrais potes sur qui compter » et des proches familiaux qui souvent composent aussi la « bande de potes » ou le « clan » d’amis, ou « la famille », au sens élargi et amical du terme. On se fréquente beaucoup, mais dans ce cercle restreint. La solidarité à petit rayon qui s’y déploie est vécue comme plus réaliste qu’une solidarité à grande échelle qui serait caractéristique, pour reprendre là encore les mots réels, d’une vision du monde « en mode Bisounours ». Marx, puis Hoggart le sociologue anglais, ont bien montré que pour qu’il y ait un « nous », avant tout, il faut qu’il ait un « eux ». « Eux », les bourgeois, « eux », des beaux quartiers. Dans la théorie initiale, le « eux » était presque plus facile à identifier que le « nous » d’ailleurs. Désormais, avec le « déjà, nous », c’est l’inverse, le « eux » est diffus, tandis qu’on a une conscience précise de qui fait partie du cercle des « vrais potes sur qui compter ». On s’oppose parfois aux « riches », parfois aux « immigrés », cela peut varier ainsi pour des personnes que j’ai suivies, entre le moment où l’on met un gilet jaune et le moment où l’on place un bulletin dans l’urne. Je pense qu’on voit assez clairement pourquoi cette expression avait retenu mon attention dans une campagne en déclin qui vote très majoritairement pour l’extrême droite. En France, le père de Marine Le Pen a imposé ce slogan : « les Français d’abord ! ». À mon sens, cela résonne doublement avec le « nous d’abord » ou « déjà, nous » parce que le tableau conflictuel et concurrentiel du monde que performe l’extrême droite peut être d’une certaine manière recyclé par les gens des campagnes en déclin, qui vivent une concurrence pour l’accès à l’emploi et qui se disent : « tout le monde se tire dans les pattes », « Marine, elle est la seule à dire que ça pète de partout ». Et ensuite, ce « d’abord » préférentiel à un petit groupe sélectionné, contre le reste du monde finalement, est vécu dans la vie quotidienne comme l’échelon réaliste de l’entraide et du « nous ». C’est grâce à cet échelon de solidarité qu’on parvient à s’en sortir, à ne pas tomber dans la catégorie des « cas sociaux », autrement dit, de ceux qui ont une « sale réputation », qui sont stigmatisés au quotidien parce qu’ils ont perdu leur emploi, qu’ils ont un certain style de vie associé à la pauvreté, à l’aide sociale, etc. Pour terminer, je dirais qu’il ne faut pas oublier que dans les dites grandes années de la gauche, c’est-à-dire celles où les classes populaires votaient à gauche, la vision du monde portée par les communistes (alors dominants) était basée sur la conflictualité. La gauche gagnait les classes populaires quand elle arrivait à imposer son registre de conflictualité, en ayant conscience que la construction d’un « nous » passe par là. Désormais, toute une partie de la gauche, parce qu’elle est loin de ces populations, spatialement mais surtout socialement, pense que ces classes populaires sont perdues à jamais électoralement, parce qu’elles ne disent plus « nous » ou plutôt ne savent plus dire « nous » comme il faut. Mais en réalité, elles disent « nous » d’une façon que la bourgeoisie de gauche ne comprend plus, et ce sont d’autres qui savent en profiter pour accéder au pouvoir.