« Écoutez, c’est simple. Quand j’ai acheté ma ferme en 1999, un hectare coûtait 3.000 €. En 2015, c’était 12.000. En 2018, c’était 26.000. Aujourd’hui, on est entre 30 et 37.000. Et nous sommes soi-disant la région la moins chère du pays ! » Pour Peter De Cock, cette situation « finira par exploser » – et l’éleveur fromager de craindre pour l’avenir de l’agriculture familiale qui a toujours caractérisé le terroir wallon. S’ils se rémunèrent moins que leur unique ouvrier, son épouse et lui s’estiment toutefois à l’abri de cette explosion annoncée. Le couple ne possède pourtant que 3,5 hectares de la quarantaine qu’il utilise pour l’élevage et l’alimentation de leurs 230 brebis ! Le reste des terres est loué sous forme de bail à ferme, un contrat locatif à très long terme, sécurisé et au prix modéré régulé par la loi. Une part appartient à leur commune, Bertrix, qui leur a alloué plusieurs hectares au moment de leur installation et une autre à la fabrique d’église locale. Les derniers terrains ont été acquis grâce au soutien de clients coopérateurs, par l’entremise de Terre-en-vue |1|, qui associe paysans et consommateurs afin de garantir un accès à la terre pérenne aux tenants d’une agriculture nourricière et de circuit court. Bref, tout l’inverse des modèles menant à l’actuelle ruée foncière.
Lors des récentes manifestations agricoles, les questions du libre-échange, du prix juste, des charges administratives ou des normes écologiques ont été plus médiatisées que celles de l’accès aux terres. En Belgique, seuls les achats de terres à prix gonflés par le groupe Colruyt ont suscité l’indignation. Mais pointer l’unique responsabilité de la chaîne de supermarchés serait simpliste. Car l’indéniable flambée actuelle résulte en réalité d’une addition d’appétits variés. Les producteurs d’énergie verte (éolien, photovoltaïque, biométhanisation ou biocarburants), les planteurs de sapins de Noël, les propriétaires de manèges équestres, les fabricants de frites surgelées et autres géants agro-industriels… tous ont un impérieux besoin de terres et disposent d’énormes fonds à investir. Cela tire les prix à la hausse, et cette hausse attire à son tour des investisseurs purement financiers. Résultat : dans certaines régions, un hectare de terre arable se négocie jusqu’à 100.000 € et la sécurité du bail à ferme se voit partout mise en péril au profit de contrats plus lucratifs. L’argent appelle l’argent.
RAZZIA SUR L’ACHOUFFE
Une autre razzia est-elle en cours sur le logement en milieu rural ? Des voix, en tout cas, s’élèvent pour dénoncer la concurrence néfaste entre le développement touristique et l’habitat résidentiel, et cela d’autant plus que les plateformes numériques ont facilité la mise en location de biens privés qui, hier, échappaient au tourisme. Autrement-dit, le processus de touristification qui a touché les centres historiques de Lisbonne, Barcelone ou Paris frapperait désormais aussi le cœur bucolique de la Wallonie. Dans certaines zones, il deviendrait de plus en plus compliqué de se loger. L’asbl « Le Miroir Vagabond » a décidé d’en faire un thème politique et d’interpeller les bourgmestres du nord de la province du Luxembourg. « Il y a toujours eu du tourisme par ici, nous n’y sommes pas du tout opposés », explique Élise Jacquemin, directrice de l’association. « Nous savons que nous habitons une belle région et trouvons important qu’elle soit partagée. Ce que nous mettons en question, c’est le déséquilibre, et nous demandons une régulation. Car là, on est à la limite de la confiscation. »
Le phénomène se serait amplifié avec la crise covid, qui a nourri un désir de « retour à la nature » chez de nombreux urbains argentés en quête d’un havre de paix (en même temps que d’un investissement rentable). Les maisons se sont vendues de plus en plus cher, pour être rénovées de façon toujours plus luxueuse (sauna, piscine…). « Si elles sont revendues un jour, elles seront inaccessibles aux gens d’ici », ajoute Élise Jacquemin, qui observe des conséquences en cascade tant pour les classes moyennes locales que pour le public précarisé soutenu par le Miroir Vagabond. Selon l’asbl, le moment serait propice à une réflexion profonde, d’autant que même les élus les plus épris des bienfaits économiques du tourisme constateraient à présent le revers de la médaille.
Pour réguler, toutefois, les autorités auraient besoin de données précises. D’une vision claire de la situation. Or, dans le cas du logement comme dans celui des terres agricoles, chercheurs et acteurs de terrain témoignent d’une même difficulté à cibler et cerner les problèmes : le manque de données, la diversité des cas de figure, l’opacité du marché et du cadastre, les intérêts divergents voire contradictoires (on peut être heureux de voir ses biens fructifier tout en craignant de voir ses enfants exclus du marché)… tout cela œuvre à dessiner un paysage complexe, dont nous allons tenter de rendre compte ici.
L’AGRICULTURE FAMILIALE ET NOURRICIÈRE... À TERRE ?
Dans un secteur agricole sous tension, ce sont bien sûr les petits exploitants et les jeunes en quête d’un lieu où s’installer pour qui l’accès à la terre est le plus complexe. Cet enjeu se retrouve au cœur des combats et revendications de la FUGEA (Fédération Unie de Groupements d’Éleveurs et d’Agriculteurs), syndicat minoritaire d’inspiration paysanne. « Il est important de distinguer le locatif et l’acquisitif », précise Astrid Ayral, chargée de mission. En Wallonie, la location concerne 62 % des 760 000 ha de la SAU (surface agricole utile) totale. « En la matière, nous plaidons pour que le bail à ferme soit la norme. Or, malgré les efforts réalisés pour le rendre plus attractif, force est de constater que chercher à l’éviter demeure le sport préféré des propriétaires. Il n’y a pas de chiffres en la matière mais on sait que de plus en plus d’agriculteurs se retrouvent avec des baux précaires, non renouvelables, à des tarifs bien au-dessus du fermage (le loyer légal des baux à ferme). » Facteur non négligeable, ces dernières décennies ont vu l’émergence de sociétés de gestion : ces firmes proposent aux propriétaires d’exploiter leurs terres sans engagement de durée, et ce avec des rendements financiers démultipliés. Cette concurrence exacerbée contraint nombre d’agriculteurs à accepter des conditions locatives onéreuses et précaires. Parfois, intervient aussi « le chapeau » : pour accorder un bail, certains propriétaires exigent un dessous-de-table. « Dans les zones de grandes cultures, on nous a rapporté des chapeaux allant jusqu’à 15 000 euros l’hectare pour des fermes qui en font quatre-vingts. Plus d’un million pour louer des terres, c’est de la folie ! », hallucine Astrid Ayral. Illégale et par conséquent infinançable par les banques, cette pratique a toujours été monnaie courante. Mais la monnaie n’a jamais été aussi chère.
L’incertitude autour du locatif influe également sur l’acquisitif. Prenons l’hypothèse d’un agriculteur locataire dont une partie des terres seraient mises en vente : sachant qu’il risque de ne pas en trouver d’autres, pourra-t-il se permettre de ne pas les acheter, fût-ce à des sommes astronomiques ? Certes les ventes actuelles ne sont pas massives. Annuellement, seul 1 % de la SAU totale wallonne est mis en vente (soit environ 7.000 ha) |2|. Mais là encore, cette rareté œuvre à rendre plus précieuse chaque parcelle disponible… et à faire monter les enchères. Pour sa Bergerie d’Acremont, Peter De Cock nous a raconté comment Terre-en-vue (dont la coopérative citoyenne a acheté les terres pour les lui louer ensuite) a dû âprement négocier avec une propriétaire à qui un producteur de sapins de Noël venait de proposer 25.000 € l’hectare. « Elle nous a dit : pour 26.000 €, c’est à vous. »
Les enchères, Terre-en-vue les dénonce. Elle pointe notamment les ventes en ligne type Biddit car elles poussent à une escalade de prix, escalade qui se répercute ensuite sur le reste du marché. « Ces pratiques devraient ne plus exister », nous dit Françoise Ansay, chargée de mission. « Notre opposition est politique. Nous veillons toujours à coller aux prix du marché et jamais nous ne surenchérirons de 20 à 30 % comme n’hésitent pas à le faire les gros acteurs. » Un groupe agro-industriel ou brassicole, un planteur de sapins de Noël, un producteur d’énergie ou un propriétaire possédant déjà des centaines d’hectares peuvent en effet se permettre ce genre de largesses. Leur force financière et leurs capacités à emprunter ne sont en effet pas les mêmes que celles d’un·e jeune cherchant à acquérir son premier hectare ou même d’une ferme familiale… Ajoutons à cela que la position et la santé économique générale d’une petite ferme peuvent être d’autant plus fragiles si elle n’a aucune prise sur les prix de vente de ses produits ou sur l’achat de ses intrants et matières premières. À cet égard, une agriculture paysanne, autonome et de circuit court, pourra mieux maîtriser ses coûts et bénéfices par rapport à une autre, dite conventionnelle. Mais ceci est une autre histoire.
MONOPOLY GÉANT
« C’est difficile, le foncier, en agriculture », ajoute Astrid Ayral à la FUGEA. « On tape beaucoup sur les propriétaires, mais les agriculteurs, une fois à la retraite, utilisent souvent les mêmes mécanismes. La plupart, même les plus progressistes, refusent de mettre leurs propres terres en bail à ferme… car cela paie cinq à dix fois moins. » La location des terres à des sociétés de gestion vient en effet souvent compenser une indemnité de pension ridicule (quelques centaines d’euros, parfois). Et comme il n’y a pas de limite d’âge au métier d’agriculteur en Belgique, les primes européennes de la PAC pour ces mêmes terres assurent un second complément.
Ce jeu de Monopoly complexifie encore l’accès aux terres pour les plus jeunes. Avec un conflit de génération en filigrane. « Il faut les comprendre, les plus âgés », glisse toutefois Françoise Ansay, chargée de projet. « Ils ont connu une carrière très dure, avec une succession de crises depuis les années 1980 : la vache folle, la dioxine, la fin des quotas, les normes sanitaires de l’AFSCA… Cela a créé des conditions de vie pas faciles qui les ont souvent poussés à déconseiller à leurs enfants de reprendre la ferme. » Étant donné les cours actuels, revendre des terres permet aux agriculteurs âgés d’offrir un capital à leurs héritiers. Attendre pour les vendre… peut signifier spéculer sur de futures hausses ! Et notons qu’en cas d’indivision, racheter la ferme des parents ou grands-parents revient à devoir payer des centaines de milliers, voire des millions d’euros aux frères, sœurs, cousins et cousines.
Depuis 1990, la Wallonie est passée de quelque 30.000 fermes à un peu plus de 12.000. En se fiant aux derniers chiffres disponibles (une enquête de 2016 sur l’âge des chefs d’exploitation), Françoise Ansay nous indique que près de la moitié des agriculteurs approcheraient l’âge de la pension, voire l’auraient largement dépassé. « À l’époque, 44 % disaient ne pas avoir de successeurs et 35 % ne savaient pas encore. » Et d’extrapoler, en l’absence de données précises : « À la grosse louche, on peut imaginer que 3 à 4.000 fermes n’auront pas de repreneur. Dans un futur proche, près de 200.000 ha pourraient donc changer de main, via la vente, la location ou sous-location. Il y a vraiment des questions à se poser sur ce qu’on va faire de ces terres, et si l’on souhaite ou pas permettre le renouvellement des générations. » Autrement dit : les lois du marché vont-elles tout rafler ou la collectivité trouvera-t-elle les moyens d’influer sur son avenir agricole ?
QUELLE MAIN PUBLIQUE ?
À Terre-en-vue, Françoise Ansay travaille particulièrement sur les terres publiques : ce sont des parcelles appartenant aux communes, mais aussi aux services sociaux, aux fabriques d’église, aux entités fédérées, à l’armée, à la RTBF, etc. : une mosaïque foncière constituant environ 10 % de la SAU wallonne. Aux yeux de l’association, la destination de ce patrimoine pourrait jouer un rôle d’aiguillon, tant pour des objectifs nourriciers et écologiques que pour l’accès à la terre des plus jeunes. Terre-en-vue a entamé en 2022 une mission d’accompagnement du CPAS (Centre public d’action sociale) de Liège dans un processus de mise en vente de terres qu’il possédait. Avec des résultats visiblement mitigés : « Bien encadrée, une telle vente peut avoir des effets vertueux. Notamment dans le cas de ventes de prairies à une commune dans le cadre d’un plan inondations. Mais l’on sait que des lots de grande taille ont eux été vendus en bloc et au plus offrant, à des prix totalement inaccessibles pour des petits fermiers ou des jeunes en manque de terres. Qu’un CPAS vende ses biens pour financer du logement est évidemment légitime, mais doit-il viser un prix maximum ? On est tous tellement acculturés au marché capitaliste qu’on croit toujours devoir vendre au plus offrant. Mais non, ce n’est écrit nulle part ! Un pouvoir public n’est pas obligé. Il peut ajouter des critères transparents et équilibrés afin de soutenir les jeunes ou les petites fermes. Nous avons d’ailleurs construit un cahier des charges en ce sens. »
Dans la course au plus offrant, il n’y a pas de jackpot isolé. Tout œuvre à l’emballement général. En France, le droit de préemption public des SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, créées dès les années 1960) a permis de contenir les prix. En 2022, le prix moyen à l’hectare y était sous les 6.500 €… contre plus de 36.000 € en Wallonie |3| ! S’il semble trop tard pour faire baisser les prix belges, Terre-en-vue est convaincue qu’un droit de préemption régional sur toute vente notariée, droit assorti d’une révision des prix à la baisse pour coller aux prix moyens, permettrait de stopper cette inflation exponentielle. « Obliger à suivre les prix du marché plutôt que de surenchérir calmera tout le monde. Des micro-achats suffiront. L’objectif n’est pas tant d’augmenter le parc public que d’œuvrer à réguler les prix. Selon l’UNAB (Union nationale des agrobiologistes belges – c’est-à-dire des agriculteurs bio), un capital de 75 millions d’euros devrait suffire pour intervenir sur l’ensemble du marché wallon. Cela ne semble pas exorbitant pour préserver notre agriculture et rendre les terres accessibles », conclut Françoise Ansay.
Preuve qu’il n’y a sans doute pas de solution simple, Astrid Ayral à la FUGEA émet des doutes sur ce droit de préemption. « L’idée est intéressante. Mais, au-delà des dérives observées en France, on se demande comment une SAFER wallonne pourrait par exemple racheter 20 ha à 80.000 €. » Le syndicat paysan imagine plutôt une stratégie de taxation de la plus-value mais admet l’extrême complexité d’un contexte de crise, où toute mesure pourrait avoir des conséquences indésirées. « La FJA (la Fédération des jeunes agriculteurs, ayant fait dissidence avec la FWA, le syndicat majoritaire, NDLR) propose par exemple d’exclure les retraités des aides de la PAC. Sur le principe, on est d’accord. Mais, sans ces revenus, les retraités ne risquent-ils pas de vendre leurs terres ? Et au vu des prix actuels, ce ne sont pas les jeunes qui pourront les acheter. » Des mesures ciblées hâtivement augmentent le risque de dégâts collatéraux. « Il faudrait penser de manière systémique. » Or ce système compte des acteurs aux profils et problèmes variés. « On comprend que des agriculteurs, qui ont une pension très faible, refusent de brader leurs terres. En même-temps, les plus jeunes n’y ont plus accès. Des intérêts divergents s’opposent et il s’agit de trouver un point d’accord entre les deux. Si on veut vraiment avancer, il va falloir légiférer et que le politique se mouille. »
CAMPAGNE DE RÊVE... INACCESSIBLE ?
Passer des week-ends et semaines de détente au vert, voire y passer la moitié de son temps en télétravaillant… S’il n’est pas neuf, le « besoin » des urbains de se décharger des pressions de la ville connaît un regain fulgurant. À côté du bénéfice économique, chéri par les autorités et nombre de citoyens, l’augmentation de la demande et les flux financiers qu’elle draine pèsent aussi sur le foncier et l’habitat. « Si les centralités villageoises servent en grande partie d’hébergement touristique, où les locaux vont-ils pouvoir habiter ? », s’interroge justement Christian Dessouroux.
Le géographe et ses collègues de l’IGEAT |4| mènent une recherche au long cours sur l’impact du développement touristique sur le logement. Leur étude s’inscrit dans une réflexion territoriale plus large de la Région wallonne (via son SDT |5|) : « Notre équipe cherche à mesurer l’intensité de l’usage touristique des biens résidentiels et à observer les pressions qu’il génère sur le marché local, en termes de prix, d’accès au logement ou de nuisances. » Nuisances ? Le chercheur nous explique que certains habitants ne supportent plus en effet de vivre à côté d’un logement de tourisme. Il relève aussi « des procès, des actions, des péti- tions et même des conflits ouverts. Ceux-ci ne sont pas excessivement nombreux, mais ils existent. »
L’enquête de l’IGEAT n’en est qu’au début, mais trois constats déjà s’imposent : la dynamique de pression est très forte dans les zones touristiques (plateaux de l’Ardenne, Hautes-Fagnes ou encore du côté de Ath et du parc animalier de Pairi Daiza…), elle s’est accélérée ces dernières années et demeure hélas difficilement quantifiable. Les chercheurs corrèlent l’accélération, entre autres, avec la montée en puissance vers 2015 des plateformes de type AirBnB ou Booking. Celles-ci ont facilité la mise en location de biens que les propriétaires ne doivent plus s’embarrasser de faire reconnaître en tant que logements touristiques par l’administration. Elles favorisent aussi l’entremêlement des fonctions : on peut louer un bien d’investissement, mais aussi sa propre résidence secondaire, voire sa résidence principale (le temps des vacances ou les week-ends). Au-delà de cet « effet plateformes », d’anciennes résidences secondaires bâties dans la seconde moitié du XXe siècle, notamment des caravanes ou chalets logés dans des villages de vacances, qui s’étaient mués en logements principaux, sont redevenus touristiques. Quant aux informations cadastrales relatives à la propriété, par ailleurs inaccessibles aux chercheurs, elles ne distinguent aucunement première, deuxième, troisième ou cinquième résidence. Comment dès lors quantifier le phénomène avec acuité ? « Pour le savoir », ironise Christian Dessouroux, « il faudrait aller frapper à toutes les portes et demander. »
De quoi s’arracher les cheveux : « Comment mesurer la part du vide qui est occupée ? », s’interroge le géographe. Le « vide », ce sont ces biens résidentiels non habités que toute politique de logement cherche à identifier, soit pour les taxer de manière spécifique, soit pour les rendre à nouveau disponibles pour les habitants. Ce recensement est d’autant plus d’utilité publique lorsque le logement vient à manquer et que les prix s’envolent. Sans parler du sans-abrisme. À cet égard, Christian Dessouroux constate qu’à côté du « vide utilisé » par le tourisme (du moins, dans les régions concernées), il existe une part « vide vraiment vide » pouvant être qualifié de « spéculatif » ou « expectatif » : on le maintient tel quel, sans le brader, car on espère à terme en retirer davantage de profits.
Dans la création de logis de vacances, « il existe encore le profil classique du fermier qui a rénové une ancienne grange pour la transformer en gîte, mais on voit aussi des rachats de parcelles avec un bâtiment que l’on va agrandir pour en faire un hébergement grande capacité. Ou alors on optimise des maisons ‘huit personnes’ pour en loger vingt… » Cette logique serait particulièrement présente autour de Durbuy, nouvel eldorado du tourisme ardennais, métamorphosé depuis les investissements massifs du milliardaire Marc Coucke. Nous y reviendrons.
Le chercheur attire enfin notre attention sur l’interpellant Baromètre de la seconde résidence édité par BNP Paribas (2021). Ce dernier nous apprend que 28 % des prêts souscrits auprès de la banque en 2021 l’ont été pour une résidence secondaire (!), et que 62 % des emprunteurs déclaraient acheter avec « l’ambition de dégager des reve- nus locatifs ». Constituant quelque 10 % de tous ces emprunts, l’Ardenne est assurément une zone précieuse aux yeux des investisseurs et des banquiers. Une perspective qui n’arrange pas tous les Ardennais.
RENVERSER LA VAPEUR
S’il est encore difficile à chiffrer et à cartographier avec précision, l’impact du tourisme est une évidence quotidienne pour les travailleuses et travailleurs de l’aide au logement du Miroir Vagabond |6|. Ces dernières années, la faculté de proposer des solutions d’habitat à leur public s’est détériorée jusqu’à friser l’impossibilité. La détresse ressentie par l’équipe sur le terrain est telle qu’elle a poussé l’association à choisir l’enjeu des secondes résidences comme sujet de leur campagne annuelle de sensibilisation envers le grand public pour l’année 2024 (une campagne soutenue financièrement par le service de l’éducation permanente de la FWB, en « axe 4 » pour les habitués du jargon). En perspective des élections communales du mois d’octobre, un mémorandum en ce sens a été rédigé à l’attention des bourgmestres de la province du Luxembourg, un mémorandum signé par plus d’une vingtaine d’associations de terrain.
Élise Jacquemin, la directrice du Miroir, et Géraldine Malmedier, responsable de l’APL, nous ont accueillis dans leur bureau de Hotton, commune voisine de la désormais très chic Durbuy. « Au centre de Durbuy, il n’y a plus d’habitants. À Rendeux, juste à côté, il y a un tiers d’habitation, un tiers de gîtes, un tiers de secondes résidences. À Houffalize, ils viennent d’établir un quota : pas plus de 40 % de gîtes. Mais ce n’est pas loin d’une maison sur deux ! Dans le village d’Achouffe, l’habitat permanent a aussi quasi disparu. Ça fait des villages fantômes et ça fait aussi monter le loyer des maisons qui restent. »
Face à ce tourisme luxueux qui se développe, les deux travailleuses sociales témoignent en outre d’un recul du tourisme populaire qui a longtemps caractérisé leur région. Ce qui impacte aussi le logement, fût-il précaire. Voici dix ou quinze ans, le Miroir Vagabond travaillait dans trois campings de Hotton, où un certain public habitait de façon permanente, trouvant là une relative qualité de vie à bas prix. Un tel habitat est aujourd’hui devenu indésirable et a fait place à un habitat léger haut-de-gamme.
Elles insistent : leur plaidoyer n’est pas contre le tourisme mais pour la recherche d’un juste équilibre. « Tout le monde veut des villages attractifs, car c’est aussi une source de revenus pour les habitants et la commune… Mais jusqu’à quel point ? D’attractif à invivable, le pas est vite franchi ! » Voir le logement accaparé par le tourisme signifie moins d’habitants à l’année et donc moins de services à la population (écoles, médecins, transports…). La tendance peut être compliquée, voire impossible à inverser.
« Notre constat vient de ce que les bourgmestres disent et que tout le monde voit », ajoutent Élise Jacquemin et Géraldine Malmedier. Elles observent des élus qui cherchent à recréer des services ou imaginer des mesures pour juguler l’emprise d’investisseurs extérieurs. « La commune de la Roche a décidé de ne plus accorder de permis de gîte à des propriétaires résidant à plus de dix kilomètres. Mais la règle a tout de suite été détournée : il suffit de passer par une agence immobilière locale et le tour est joué. »
Armées de leurs bâtons de pèlerines, les travailleuses ont décidé d’aller rencontrer tous les bourgmestres de la province pour discuter de leurs pistes : taxer les maisons vides, réinvestir les centres ruraux, créer des logements accessibles et novateurs (habitat léger, collectif, aménagement d’anciennes fermes…), fusionner les échevinats logement et urbanisme… voire suspendre les permis pour les gîtes et secondes résidences, le temps d’objectiver la situation. « Il faut se donner le temps de la réflexion. »
UNE TENSION PARMI D’AUTRES
L’essor touristique n’est toutefois qu’un aspect de la crise du logement en milieu rural. Au Rassemblement Wallon pour le Droit à l’Habitat (RWDH |7|), Arnaud Bilande évite d’ailleurs « d’opposer campagne et ville, urbanité et ruralité. Il y a plusieurs urbanités, plusieurs ruralités et des zones intermédiaires ». Dans une Wallonie très urbanisée, on passe en outre rapidement de la ruralité à la périurbanité. Sur le terrain, les associations assistent à des pressions spécifiques selon les localités : par exemple la zone d’Arlon, devenue une quasi-banlieue de Luxembourg-Ville, est exposée à une flambée immobilière bien plus importante que Virton, à trente kilomètres de là ; autour de Hannut, en pleine Hesbaye mais proche des grands axes, le collectif Logement Hannut dénonce également une pénurie croissante de logements abordables ; du côté de Tournai, l’arrivée des transfrontaliers français a rendu incontournable le recours à des agences immobilières imposant aux locataires locaux des frais supplémentaires inexistants auparavant.
En fonction de la zone géographique, les causes de la pression immobilière varient. « En général, l’accessibilité [au niveau de la mobilité] fait la cherté », résume Arnaud Bilande, soulignant le rôle de l’urbanisation du tout à la voiture des décennies précédentes. Les villages proches des réseaux routiers intéressants, éventuellement bien desservis par les transports en communs, passent pour plus attractifs. Qui dit attractivité, dit hausse de la demande, hausse des loyers et donc de la rente locative, intensification des flux financiers, pression foncière… Ajoutez à cela l’augmentation du nombre de ménages (plus que du nombre d’habitants) et celle du coût de la vie, et vous obtenez une pénurie de logements accessibles sur presque tout le territoire. « Jusque-là, les campagnes étaient assez préservées de la hausse des loyers et d’autres types de problèmes. » Ce n’est plus le cas. « Et ce n’est pas près de se résorber. Dans les zones avec beaucoup de propriétaires occupants, la location devient un souci énorme car tout est extrêmement bouché. Et les loyers qui montent le plus se trouvent souvent du côté des logements insalubres… Tout cela dépasse la pure spéculation. »
LOGEMENT ET AGRICULTURE, MÊME COMBAT ?
Ancrées dans leur territoire, non-reproductibles à l’infini, répondant à des besoins essentiels… et soumises à la gourmandise du marché libre : la brique et les terres agricoles ne sont pas sans points communs. Les deux domaines se révèlent en outre d’une immense complexité. Les parallèles tracés ici sont forcément hâtifs et sommaires. Néanmoins, il ne nous semble pas exagéré de trouver des similitudes dans les logiques d’accaparement à l’œuvre de part et d’autre. Face à une demande croissante et polymorphe, dans un contexte de financiarisation galopante, ces deux valeurs refuge se muent en aimants à capitaux et à spéculation.
La notion de spatial fix, théorisée par le géographe anglo-saxon David Harvey, postule que l’expansion spatiale continuelle est une solution pour « fixer » |8| et sécuriser les suraccumulations de capitaux. Autrement dit, pour ne pas risquer de voir le trop plein d’argent perdre de sa valeur en dormant, le capitalisme est obligé de conquérir, euh… pardon… d’investir de nouveaux territoires. L’image semble coller assez bien à ce que l’on peut imaginer de grands groupes financiers ou industriels pressés d’acheter trop cher des hectares par milliers, en pariant qu’ils les aideront à croître et que leur valeur ne baissera pas. De même, les banques paraissent trouver intéressant de soutenir l’achat de résidences secondaires promises à gagner en désirabilité dans un monde où le « stop béton » interdira bientôt totalement les nouvelles constructions et où les villes, demain, seront peut-être invivables.
Tant qu’à dresser de sombres tableaux, soutenons également que brique et terres agricoles se voient de plus en plus détournées de leurs fonctions essentielles au bien commun : loger et nourrir les gens. À un moment, tout craque. La brique ne loge plus, ou mal. La terre ne nourrit plus, ou mal.
Face à l’augmentation des « besoins » de l’économie et des loisirs (champs de céréales pour les biocarburants ou la biométhanisation, prairies pour le photovoltaïque ou la construction de nouvelles zones industrielles, secondes résidences, glamping, « chevalisation »…), face aussi à l’augmentation des prix et aux impératifs de rentabilité qu’ils imposent, d’autres besoins et les besoins d’autres passent au second plan.
À Hotton, l’équipe du Miroir Vagabond nous a raconté l’histoire de personnes âgées qui avaient revendu la maison où elles avaient vécu toute leur vie. Le couple avait décliné pas mal d’offres alléchantes… et préféré vendre moins cher à une jeune famille du coin. Au-delà de la tendresse qu’inspire l’anecdote, on devine ce qu’elle a d’exceptionnel et presque d’anormal dans le contexte actuel. Du côté de Terre-en-vue, l’on nous rappelait qu’il n’était écrit nulle part qu’un pouvoir public devait vendre ses terres agricoles au plus offrant. De fait. Mais comme l’on ne peut s’attendre à ce que la générosité morale et héroïque devienne la norme, l’écriture de règles d’équité paraît souhaitable.
« Lorsqu’on laisse au marché le soin de décider des usages du sol, l’activité la plus rémunératrice prévaut en chaque lieu », lisions-nous dans un rapport du FIAN |9|. Un arbitrage politique et une régulation s’avèrent nécessaires et urgents. Comme nous l’avons vu, toutefois, le caractère multifactoriel des deux problématiques et le manque de données objectives, notamment cadastrales, ne faciliteront pas les prises de décision. Les frictions seront inévitables, tant certains ont beaucoup à perdre. Réguler la « propriété privée lucrative » ne s’annonce pas une mince affaire. D’autant qu’un tel processus ne peut que s’inscrire dans le temps lent et long du politique. Et cela pendant que le marché, lui, court, s’étend et rebondit sans cesse. Foncier, oui, mais dans quelle direction ?