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Le charme pas très discret de la critique réactionnaire

À propos de la Table Ronde de l’Architecture

« Enfin, la beauté s’attache aux vies menées glorieusement. La beauté, qui est unique et non relative, balise le chemin de la vertu que nous devons emprunter. La beauté est la conséquence du Bien et l’avant-goût du Vrai. Rien ne saurait être pire qu’un homme souillant la beauté par plaisir, détruisant par envie, dépravant par goût. Un tel homme aurait une si basse idée de lui-même qu’il lui faudrait tout salir pour se sentir moins seul. Tout avilir pour échapper à la honte. Le monde est peuplé de ces hommes qui vomissent la vérité. Présidents, ils entraînent le pays dans leur chute. Parents, ils tourmentent leur famille. Architectes, ils enlaidissent le monde. » — La Table Ronde de l’Architecture, 19 juillet 2021


Le 24 juillet 2021, dans le cadre des Journées du Patrimoine, l’association bruxelloise La Table Ronde de l’Architecture annonçait en partenariat avec Urban.Brussels – l’agence publique en charge des politiques de développement territorial bruxellois – la tenue de l’exposition « Le contre-projet, un outil au service du citoyen ». Le soutien d’un organisme public à cette jeune association, tout comme l’important relais médiatique dont semblent bénéficier ses thèses, ne peuvent manquer de surprendre. Au-delà d’une posture de façade assez fédératrice – la défense et l’enseignement d’« une architecture belle, humaine et durable » –, l’association multiplie en effet les positions polémiques à coup de contre-projets et de tribunes dans la presse |1|. Elle organise également depuis trois ans une école d’été d’architecture dite « traditionnelle », l’École d’Été d’Architecture de Belgique (EEAB), qui prétend apprendre aux aspirants architectes « tout ce qui manque à l’université », à savoir, pour l’essentiel, les méthodes et les métiers de l’architecture antérieurs à la période moderniste.

Les argumentaires de l’association ne s’embarrassent en général pas de nuances, comme on le verra par la suite, décrétant sentencieusement la « beauté » ou la « laideur » de tel projet, de tel quartier ou de telle esthétique architecturale. Pour autant, ces interventions semblent s’appuyer sur une doctrine solidement charpentée, du reste partagée par un large réseau d’acteurs, qui dépasse les frontières belges. Voilà qui pose question.

Le présent article sera l’occasion de faire brièvement le point sur la tendance qu’incarne la Table Ronde, une tendance loin d’être neuve, mais aujourd’hui en pleine recrudescence, la critique réactionnaire en architecture.

La « TRA » dans son contexte

La Table Ronde de l’Architecture, ou « TRA », a été créée en décembre 2020 par Nadia Everard, architecte, et Noé Morin, économiste, tous deux fraîchement diplômés. Aux deux fondateurs de cette table ronde s’associent une vingtaine de « chevaliers » – on aura saisi la référence culturelle. En matière de Graal, une tribune fondatrice, publiée par La Libre le 25 février 2021, résume le projet : il s’agira d’« embellir le monde », en tout cas le monde de l’architecture et des paysages construits. Précisons-le d’emblée, si la démarche prétend répondre à une aspiration populaire, il ne sera pourtant pas ici question d’interroger les inégalités sociales provoquées par certaines configurations de l’espace, de la ville ou de l’architecture, mais uniquement l’aspect esthétique des bâtiments et des lieux. Quant au modernisme, qui est ici désigné comme le grand ennemi, il est pour l’essentiel assimilé à un style – marqué par l’abstraction géométrique et l’absence d’ornement – dont les ressorts idéologiques résideraient dans le « relativisme moral et esthétique ». A contrario, le « patrimoine » serait l’incarnation universelle du « Beau » : doté d’un bon sens intrinsèque respectueux des réalités locales, les réalisations nouvelles qui s’en inspirent incarneraient une « digne et belle insurrection des peuples ».

Une telle posture n’est pas neuve, surtout à Bruxelles. On sait le traumatisme produit par ce que l’on appelait au siècle dernier la « bruxellisation ». On connaît aussi le regret occasionné par la disparition de certains édifices emblématiques, comme la Maison du Peuple de Victor Horta, ou l’attachement aux styles architecturaux tournés vers l’ornement, à rebours de l’esthétique introduite par le mouvement moderne. On sait enfin la vive opposition à ce mouvement portée, à partir des années 1970, par l’ARAU notamment |2| ; et l’on notera que certains éléments du discours de la TRA y font implicitement écho, à un demi-siècle de distance…

La création de cette association s’ancre donc en partie dans un contexte marqué par certaines conséquences négatives des projets urbanistiques du XXe siècle. Elle entend en tirer les conclusions qui s’imposent afin de proposer des solutions pour l’avenir de nos villes. Dans la lignée du mouvement anglais de la Nouvelle Architecture Traditionnelle, porté par le Prince Charles d’Angleterre – entretemps devenu Roi –, il s’agirait donc de reconstruire selon des méthodes et des styles jugés traditionnels, par opposition à d’autres, qualifiés de modernistes. Mais la cible de la TRA, le « système moderniste dominant », a-t-elle une quelconque consistance historique ?

Quel modernisme ?

Le Modernisme architectural trouve son lieu de naissance dans différents courants artistiques, à l’orée du XXe siècle. L’Art Nouveau, l’Art Déco, la Sécession Viennoise ou le Stijl sont des mouvements déjà ancrés dans le modernisme : ils proposent une révolution esthétique étroitement corrélée aux importantes transformations sociales et économiques de l’époque – c’est la phase dite impérialiste du capitalisme. Leurs architectes exploitent des matériaux et des techniques tels que la fonte, le verre, le métal ou les rivets qui forment les élégantes balustrades du Musée Horta ou la pointe du Chrysler Building. Ils développent des formes d’expression et de composition tant décoratives que spatiales qui renouvellent celles développées auparavant. Ainsi verra-t-on apparaître des maisons bourgeoises d’un type nouveau, des immeubles prenant de la hauteur, des gares et boulevards accueillant trains, trams et automobiles.

En fait, le refus de l’ornement et la valorisation du fonctionnalisme ne représentent qu’une partie du mouvement esthétique moderne : ses motivations premières relèvent d’un écheveau de causes et d’effets difficilement réductibles, comme l’affirme la TRA, à la quête du moins-disant financier. Interpréter comme un credo économique la fameuse maxime « l’ornement est un crime », de Adolf Loos – qui date tout de même de 1908 –, c’est en vérité ne rien comprendre aux ambitions esthétiques qui déterminent les œuvres significatives – et reconnues comme telles – du mouvement moderne, y compris celles explorant le minimalisme et l’abstraction.

Mais ce n’est sans doute pas à ces modernismes-là que la TRA s’adresse lorsqu’elle déplore l’état actuel du monde construit, qui ressemblerait désormais à l’« arrière-cour d’un supermarché ». Ce dont il est ici question, plus vraisemblablement, c’est de l’urbanisation et de l’intense développement foncier apparus dès l’après-guerre, dont le modernisme finissant a certes pu accompagner l’émergence, mais évidemment pas les réalisations actuelles. Il faut en effet rappeler que ce mouvement a perdu de son influence il y a déjà près d’un demi-siècle et essuyé, dès ce moment, d’importantes critiques. Bien sûr, nombre de projets destructeurs ont été inspirés, sinon portés, par les modernistes de l’après-guerre. De là naît sans doute l’assimilation assez répandue du modernisme à des rangées infinies de blocs de béton sans âme, des espaces sans qualité. Pourtant, c’est bien dans les années 1970 qu’a été actée la fin, au moins théorique, du modernisme : la démolition du grand ensemble de Pruitt-Igoe, à Saint-Louis, en 1972, représente ainsi pour l’éminent théoricien de l’architecture Charles Jencks « le jour où l’architecture moderne est morte » |3|.

Aujourd’hui, le modernisme ne représente certainement pas l’idéologie urbanistique et architecturale dominante.

Les conditions de possibilité du beau

En dépit de ces maladresses historiques et conceptuelles, reconnaissons que la TRA se fait l’écho d’une déception largement partagée quant aux héritages urbanistiques et territoriaux de l’après-guerre. L’explosion urbaine et infrastructurelle qui caractérise ce moment nous renvoie en fait au caractère foncièrement ambivalent du « progrès » et, après tout, de la modernisation capitaliste. Car cette période, souvent désignée comme celle du compromis fordiste, ou des Trente Glorieuses, correspond de fait à une émancipation, limitée mais effective, des classes populaires – ou, au moins, à une augmentation relative de leur confort de vie ; cependant, cette émancipation a pour revers le développement de la consommation de masse, en ce compris la consommation des territoires. Avec l’expansion automobile, l’urbanisation massive des campagnes et la densification des villes, cette orientation est presque unanimement critiquée aujourd’hui du point de vue de ses conséquences écologiques |4|.

La TRA, ignorant ce type de nuances, ne s’intéresse guère au caractère ambivalent – on pourrait aussi dire dialectique – du progrès ou de la modernisation : elle préfère les jugements unilatéraux qui conduisent, ici comme ailleurs, à une forme réactionnaire de romantisme |5|. De fait, lorsqu’on parle d’« enlaidissement du monde », on suppose que le monde, à un moment du passé, a été beau. Mais quand ? Et au regard de quels critères ?

Avant l’ère de la consommation de masse, le développement de l’Europe était déjà indissociable de l’exploitation industrielle et de la colonisation. Les villes étaient certes moins étendues, et les campagnes sans doute moins altérées qu’aujourd’hui. Mais l’aliénation et l’exploitation, elles, s’affirmaient : misère ouvrière, pauvreté paysanne, violence colonisatrice, extraction illimitée des ressources naturelles, voilà les conditions de possibilité réelles, matérielles, du développement des villes européennes au cours du XIXe et au début du XXe siècles. Sans cette violence très concrète, et systématique, les admirables monuments architecturaux et urbains de la société bourgeoise, qui constituent une part significative de ce patrimoine tant célébré, n’existeraient tout simplement pas.

Peut-être pourrait-on pardonner à nos chevaliers du XXIe siècle leur amnésie et ne retenir du passé, comme ils le font, que les belles œuvres. Mais si tout est pardonné, convenons alors de tourner une fois pour toutes la page du modernisme ; ceci suppose cependant d’exercer notre jugement critique à son endroit, comme à l’égard de ce qui l’a précédé et de ce qui lui a succédé.

Les raisons du laid

Comment alors interpréter l’apparition des objets qui font la « laideur du monde » dénoncée par ladite Table Ronde : supermarchés, promotions immobilières sans saveur, lotissements, zonings en périphérie urbaine ou infrastructures envahissant les villes et les campagnes ?

Nous pouvons globalement convenir de la pauvreté esthétique de ces objets. Au-delà des objets construits, l’émergence des « non-lieux » décrits par Marc Augé |6|, ces espaces déshumanisés et impropres à l’attachement, semble être un symptôme de l’urbanisme contemporain. Plutôt que de considérer, avec la TRA, que leur existence résulterait d’une dégénérescence morale, il importe de questionner les conditions matérielles qui les rendent possibles. Qui construit ces choses et pourquoi ? Leur qualité esthétique et leur charge culturelle médiocres relèvent-elles d’une intention et d’une idéologie, comme le décrète la TRA, ou sont-elles plus banalement le produit d’une logique comptable, simple conséquence de la maximisation du profit foncier, elle-même le résultat de l’imprégnation grandissante du capitalisme dans les politiques publiques ?

Le philosophe Henri Lefebvre, également critique de l’urbanisme moderniste, affirmait dans les années 1970 que chaque société tend à produire une ville et une architecture à son image |7|. Les objets construits et les formes urbaines nés dans l’époque récente sont le pro- duit d’un contexte où la concurrence économique entre villes et entre territoires est devenu un déterminant majeur, comme l’a notamment documenté le géographe Neil Brenner |8|. Un peu partout, elle a engendré des délocalisations industrielles, de la prédation foncière, de la gentrification dans les centres urbains, la destruction d’espaces naturels. La marchandisation des villes et des territoires progresse en même temps que se détériorent le climat, la biodiversité et la qualité de la vie. Tous ces phénomènes soulignent la nécessité d’identifier et de valoriser les biens communs, à l’humanité comme au vivant dans son ensemble. On peut, si l’on veut, désigner ces biens du nom de « patrimoine », pour autant que l’on accepte une définition très large de ce mot, et non sa réduction à une collection d’objets construits et de modes de vie traditionnels, aussi sympathiques soient-ils.

Le réveil politique dont nous avons éminemment besoin ne se satisfera donc pas de plaisirs esthétiques « purs », ni d’un retour aux fastes architecturaux d’antan. Dans un monde qui est non seulement « complexe », pluriel, mais surtout conflictuel, partagé entre des intérêts matériels contradictoires, le Beau – et le Bien, et le Vrai, avec majuscules révélatrices – sont des chimères, ou des narcotiques. Cela ne signifie pas qu’aucune vérité commune n’existe, que nous serions condamnés au relativisme moral et esthétique. Mais l’universel ne se détermine pas par un jugement dogmatique a priori, fondé sur les normes éternelles du Beau logées dans certaines formes privilégiées d’un passé idéalisé : quoiqu’on en dise, ces normes sont simplement celles du goût (petit-) bourgeois, dont le mépris social sous-jacent a bien été souligné en son temps par Pierre Bourdieu |9|.

Nul doute que les illusions charriées par le discours de la TRA soient plaisantes, et qu’il est agréable de s’absorber dans la contemplation des méandres d’un ornement de façade. Mais quand toute la maison brûle, comme c’est actuellement le cas, il est plus sage de tenter d’éteindre l’incendie que de la laisser gagner par les flammes, absorbés que nous serions par ces contre-feux nostalgiques.

Cette analyse a été initialement publiée dans la revue Dérivations et est téléchargeable via l’encadré ci-dessus.

|1| Voir la carte blanche initiale sur « l’enlaidissement du monde » (La Libre, 25/01/21), puis contre les projets du Conservatoire de Bruxelles (La Libre, 03/06/21), du square Léopold de Namur (La Libre, 16/06/21) ou de l’extension du Musée des Beaux-Arts de Tournai (La Libre, 02/08/21).

|2| Lire Terlinden, B., « Bruxelles, cas clinique. “Critique architecturale” et “débat public” : le défi d’un apprentissage culturel collectif », in Dérivations, 7/2021.

|3| Charles, J., The Language of Post-Modern Architecture, London : Academy Editions, 1978.

|4| Pessis, C., Topçu, S., Bonneuil, C., Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris : La Découverte, 2016.

|5| Voir la typologie proposée dans Löwy, M., Sayre, R., Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris : Payot, 1992.

|6| Même si cette notion, dans son caractère normatif, mérite d’être déconstruite : voir Kunysz, P., « Déconstruire le non-lieu », in Dérivations, 4/2017.

|7| Lefebvre, H., La Production de l’espace, Paris : Anthropos, 1974.

|8| Brenner, N., New State Spaces : Urban Governance and the Rescaling of Statehood, Oxford : Oxford University Press, 2004.

|9| Bourdieu, P., La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris : Minuit, 1979.

 

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