Depuis presque trois ans maintenant, je présente une conférence gesticulée qui aborde les questions d’inaccessibilité du logement, de gentrification, de structuration socio-spatiale des villes, d’expulsion locative, pour ne reprendre que les thématiques les plus saillantes. J’ai joué cette conférence gesticulée plus de cent fois. En Belgique, en France, dans des villes (petites et grandes), des périphéries urbaines, des espaces ruraux. J’adore parler de ces thématiques, je fais partie des personnes qui considèrent que les sciences humaines doivent être rendues intelligibles et je m’inscris dans le courant épistémologique de la « géographie radicale » |1| ; je souhaite que la recherche soit critique, et j’aime essayer de la faire circuler.
En somme, parler, j’aime ça. Rappeler, insister, dire aux personnes qui galèrent ou qui ont galéré à payer leur loyer que « ce n’est pas de votre faute », que c’est structurel, cela me semble d’une importance capitale. Donner des billes, venir confirmer, soutenir les théories, impressions et analyses que des centaines de personnes se font très justement en observant le marché du logement, j’adore ça.
Je parle de logement, c’est certain, mais mon réel objectif (avoué), c’était aussi et surtout de parler de propriété privée. Parce qu’à force de travailler la question de l’inaccessibilité du logement, comme tout un tas de chercheur·euses et de miliant·es avant moi et après moi, j’en suis arrivée à la conclusion que cette institution, ce mode d’organisation de l’accès au logement et à la terre, était notre problème. Un immense problème certes, mais en définitive, un problème certainement soluble puisque simple création humaine.
Les nombreuses discussions qui suivent les conférences sont riches d’enseignements, de confrontations et d’espoirs. J’ai eu envie de revenir sur certaines d’entre elles, sur ce qu’elles ont fait bouger chez moi et qui me donne toujours envie de parler de propriété privée, mais autrement.
ALORS CETTE CONF’, ELLE PARLE DE QUOI ?
Il est sans doute indispensable de démarrer ici en parlant des conférences gesticulées |2|. La conférence gesticulée est un outil d’éducation populaire qui a été redéveloppé en France ces vingt dernières années. Au démarrage quelque peu bricolées et intuitives, elles vont finir par se structurer autour d’une méthode de formation et de quelques collectifs |3|. Mais dès leur naissance, elles se caractérisent par l’idée qu’il s’agit d’une prise de parole publique et politique, lors de laquelle une personne monte sur scène et raconte quelque chose. Ce quelque chose donne à voir les dominations (l’une ou l’autre ou toutes) propres au système capitaliste ; les nouvelles injonctions qui discrètement achèvent de marchandiser les métiers, les secteurs ou les pratiques ; et bien sûr met en scène une vie et souvent une colère. Ce qui est original et généralisable réside dans le fait que la personne va partir de sa propre vie pour tisser un mélange de savoirs chauds (d’expériences vécues) et de savoirs froids (des analyses, souvent scientifiques, des essais, etc.). Les conférences gesticulées viennent dire en substance : ce qui est arrivé n’est pas le hasard, ce qui m’est arrivé, ce que j’ai, ce qui m’a rendu malade, ce qui fait que j’ai cessé ce métier auquel je croyais… est le fruit d’un système, un système capitaliste, raciste (colonial) et patriarcal.
Ces conférences ne se créent pas toutes seules dans un grand moment de génie, elles se construisent en collectif lors d’une formation intense et magnifiquement épuisante durant laquelle chaque personne en présence sera venue porter une pierre à l’édifice de compréhension et de résistance au capitalisme, au patriarcat, et/ou au racisme structurel.
La conférence gesticulée que j’ai eu l’immense chance de créer s’appelle J’habite, tu habites, ils spéculent |4|. J’y développe deux fils démonstratifs : l’un porte sur le logement, plus précisément sur l’impasse de sa marchandisation ; l’autre porte sur la gentrification, d’une certaine façon, il s’agit de parler du caractère marchandisé du sol urbain. Le tout est empreint de géographie, et plus précisément de la géographie sociale de Bruxelles, puisqu’il s’agit de la seule ville dans laquelle j’ai jamais vécu et dont je me suis éloignée, au plus, cinq semaines consécutives…
LE LOGEMENT REMPLIT DEUX FONCTIONS, DE LÀ NAÎT LE CONFLIT
D’une part, le logement répond à notre besoin de sécurité ontologique. Cette notion, développée par Anthony Giddens en 1990 |5|, je la résume ainsi :
« Si tout va bien, un logement, c’est un endroit dans lequel on rentre, on ferme la porte derrière soi et puis…
On souffle.
On arrête de sourire, on enlève son soutien-gorge.
On s’extrait des contraintes sociales qui pèsent sur nous dehors.
Et puis c’est un endroit dans lequel on va pouvoir dormir, et dormir d’un sommeil profond, et quand on se réveillera le lendemain matin, tout sera toujours là : les enfants que l’on aime et que l’on protège, les objets dont on a besoin pour notre bien-être émotionnel et économique, tout sera toujours là. » |6|
D’autre part, il répond à une fonction de rendement : certaines personnes louent des logements à d’autres personnes et en tirent une rente ; certaines personnes spéculent sur les futures valeurs des sols et des logements, participent et tirent des bénéfices de l’augmentation des prix par toutes sortes de mécanismes.
Ces deux fonctions (celle vitale, d’usage vs celle de rendement, lucrative) cohabitent par la nature marchandisée du logement : le logement est une marchandise, un bien qui se loue et s’échange sur un marché. Un marché, c’est-à-dire un espace de mise en concurrence par l’argent de toutes les personnes qui cherchent à se loger, de toutes les personnes qui ne sont pas elles-mêmes propriétaires (et n’envisagent pas de changer de vie – par exemple, de se séparer). Ce marché est bien sûr imparfait, contrairement à la théorie. Il est « imparfait », notamment, parce qu’il est parfaitement raciste (et classiste, et sexiste, et âgiste).
Ce marché est en outre « haussier », c’est-à-dire que les valeurs des biens ont tendance à augmenter (à la vente ou la location) depuis des dizaines d’années. Les chiffres sont discutables, leur mesure imparfaite, mais on peut dire que sur les 15-20 dernières années, les loyers à Bruxelles auraient augmenté de 20 à 30 % en plus de l’inflation |7|. Autrement dit, si on tient compte de l’augmentation du coût de la vie et de l’indexation des salaires, les loyers ont augmenté beaucoup plus vite que le reste des biens et des revenus. En réalité, les prix des ventes ont augmenté encore plus fortement. Ce n’est pas une situation isolée, Bruxelles n’est pas une exception en Europe, loin s’en faut. En fait, on constate une forte augmentation du prix du sol un peu partout, et notamment dans les villes. S’il y a débat entre les économistes (et les géographes) marxistes et les économistes néolibéraux pour savoir ce qu’il y aurait lieu de faire ou de ne pas faire, il y a également des discussions théoriques et empiriques entre des chercheurs hétérodoxes |8|. Ce texte n’a pas pour ambition de les résumer ou de les résoudre, mais on peut dire sans trop s’avancer que les prix des loyers et des ventes sont liés d’une façon ou d’une autre (l’augmentation de l’un se répercutant sur l’autre) ; on peut aussi constater que les mécanismes régissant la fixation des prix sur le marché immobilier sont plus complexes qu’une simple loi d’offre et de demande des potentiel·les habitant·es, et que les prix semblent sensibles à la disponibilité en capital |9|. La disponibilité en capital, c’est bien sûr « le grand capital financier », mais c’est aussi ce petit couple qui achète ce deuxième logement pour assurer sa pension ainsi que ces personnes qui ont pu bénéficier d’un prêt sur 30 ans et non 20 et qui ont donc pu s’endetter d’autant plus. Il n’y a rien de nouveau : les études sur les temps longs tendent à montrer que le marché immobilier n’a jamais eu pour vocation ni pour effet de loger les pauvres dans de bonnes conditions, ni même de provoquer volontairement une stagnation de ses valeurs. Les prix des marchandises « terrains » et « logements » ne cessent d’augmenter, à moins que ne survienne une crise immobilière ou une régulation |10|.
Comme propriétaire foncier, les bénéfices attendus sont de trois types (qui ne s’excluent pas mutuellement) : on peut investir peu dans le bien et espérer revendre plus cher que ce qu’on avait acheté – on parle de spéculation immobilière pour désigner cette stratégie. On peut également gagner en ne perdant rien en période d’instabilité financière, il s’agit alors de fixer l’argent |11|. Enfin, on peut « tout simplement » louer les biens et en tirer une rente.
La rente, c’est l’argent qu’une personne va gagner parce qu’elle met à disposition d’autrui quelque chose dont elle est propriétaire. Les stratégies sont variables, mais il s’agit d’équilibrer en fonction des bailleurs le fait d’avoir de bonnes relations avec les locataires, de se reconnaître une fonction sociale, de fournir le moins de travail possible et gagner le plus d’argent possible |12|. Afin de maximiser la rente, on pourra par exemple rénover le plus tard possible ou changer de locataire fréquemment pour se réaligner sur le prix du marché. Mais le rapport propriétaire-locataire c’est aussi un rapport de force qui ne se qualifie pas comme tel.
« Ce qui nous lie, Monsieur Braudel [mon ancien propriétaire] et moi, c’est que nous avons signé un contrat de bail.
Et vous avez peut-être appris à l’école, comme moi, que si nous pouvons rentrer dans des relations contractuelles c’est parce que nous sommes tous·tes libres et égaux.
[Souvent, les gens rient jaune]
Il existe un autre contrat pour lequel on reconnaît immédiatement l’inégalité structurelle entre les deux parties prenantes et c’est le contrat de travail.
Puisque l’employeur peut licencier l’employé·e, on se dit : « il y a un rapport de force inhérent ».
Et nous avons mis en place tout un tas de choses pour le compenser : on a des syndicats, des conventions collectives et des commissions paritaires.
Si vous allez travailler chez Colruyt demain vous n’allez pas négocier seul·e votre salaire avec Jeff, on l’a déjà fait pour vous collectivement.
Mais pas en matière de logement, là nous sommes tous·tes renvoyé·es seul·es face à notre propriétaire, ou face à notre banque ».
La relation du locataire à son propriétaire-bailleur, ainsi que la relation entre un propriétaire accédant et une banque ont cela de commun que l’habitant·e effectif·ve du bien n’est pas celui qui a le pouvoir dans la relation. Toustes deux peuvent se faire expulser, mais cela concerne en réalité essentiellement des locataires.
En Belgique, lorsque l’expulsion est prononcée par le juge, il prononce « un ordre de déguerpir ». Tout est dit. Je fais partie d’un collectif qui s’est monté en 2020 dans la foulée de la fin du moratoire sur les expulsions mis en place pendant le covid, le Front Anti-Expulsions. À l’époque, on ne savait rien du nombre d’expulsions à Bruxelles et en Belgique. Seules les expulsions réalisées par les huissiers sont enregistrées, or la majorité des personnes « s’auto-expulsent » ; elles ont bien raison puisque tout ce qui se passe durant une expulsion et avant est à charge du coupable, donc de l’expulsé·e. Depuis lors, des études ont été réalisées par le secteur associatif et par des universités (ULB-VUB) |13| ; elles montrent qu’à Bruxelles, le défaut de paiement moyen justifiant l’expulsion était de 3 000 euros. Après le passage en justice de paix et l’expulsion effective, on peut facilement être endetté·e de 6 000 à 7 000 euros. C’est loin d’être marginal : tous les jours, ce sont onze ménages contre lesquels on prononce un avis d’expulsion. Les autrices de l’étude universitaires constatent : « Les expulsions ne sont pas dues à des loyers impayés, mais à des loyers impayables. » |14|
Et si l’État n’agit pas pour réguler, ne crée pas de logements sociaux et met à disposition son appareil législatif et répressif contre celleux qui ont des retards de loyers, il protège tout simplement mieux la fonction capitaliste du logement (le droit de propriété privée, article 16 de la Constitution), que la fonction « vitale » (le droit au logement, article 23 de la Constitution). Il s’agit donc d’un choix politique, d’un choix de société : au bout du compte, il s’agit de se questionner sur la forme et le rapport que nous entretenons collectivement à la propriété privée.
Je pense en somme qu’il s’agit d’un mode d’attribution des terres et des logements injuste et inefficace. Je crois qu’il est possible de faire mieux, mais que cela nécessite de toucher à la protection de la propriété privée et à l’héritage, et c’est sur cette intervention, inspirée de Rousseau et Thomas Paine, que s’achève la conférence gesticulée :
« Si l’on regarde la situation d’un homme qui a travaillé toute sa vie à faire fructifier son bien (parce qu’il avait un grand terrain et qu’il y a planté des vergers, parce qu’il y a construit des maisons), l’empêcher de transmettre sa terre à ses enfants ça a l’air dégueulasse.
Mais en fait, on se trompe de point de vue. Le point de vue qu’il s’agit d’adopter, c’est celui du nouveau-venu sur la terre, c’est-à-dire de l’enfant qui naît dans une famille qui ne possède pas de terrain, pas de logement, et qui fait face à un monde totalement approprié.
Alors c’est là que réside l’injuste ».
SATURATION
Dans une recherche en sciences humaines comportant un volet qualitatif (sur lequel on n’a pas d’ambition statistique), on « atteint la saturation » quand les nouvelles personnes que nous rencontrons et à qui nous posons nos questions « ne nous apprennent plus rien ». Il ne s’agit pas de dire qu’elles ne racontent rien d’intéressant, elles parlent de leur vie, de leur analyse, de leur ressenti, et si nous les avions rencontrées en premier lieu elles nous auraient tout appris. Mais il se fait qu’au bout d’un moment, on a l’impression d’avoir déjà entendu « cette histoire », cette configuration, etc. C’est rassurant : cela signifie que notre analyse systémique est sensée, et que, contrairement à ce que disait Thatcher, la société existe bel et bien |15|.
Dans une recherche, c’est une bonne nouvelle. On dépassera la saturation de quelques entretiens pour confirmer nos hypothèses. Mais, lorsqu’on tourne seule avec un spectacle dans un pays dans lequel 72 % des adultes sont propriétaires, la saturation, et puis surtout son dépassement, peut devenir un peu difficile. C’est de certaines de ces rencontres « après spectacle » dont je voudrais rendre compte. Non pas simplement pour le plaisir de me flageller ou de critiquer « les autres », mais pour vous raconter ce que j’ai appris et les conclusions que j’en tire.
Je souhaite préciser ici que je n’ai pas eu l’intelligence de noter de façon rigoureuse les interactions, les dates, et les profils. Les paragraphes suivants sont donc une reconstitution a posteriori de mes impressions sur trois ans et 112 prestations. Je ne discuterai pas ici de la majorité des rencontres que j’ai faites après les conférences : des discussions animées avec les copines, copains, camarades qui luttent aussi pour le droit au logement (ou qui luttent tout court dans des mouvements sociaux). Que ces personnes aient été d’accord ou pas avec tout ce que j’apporte, je vous aime, nous vaincrons. Je ne discuterai pas non plus des personnes qui sont venues me faire part de ce qui les avait touchées dans la conférence, du fait qu’elles se sont senties moins seules, moins « bêtes », moins « responsables de ne pas y arriver ». Je ne parlerai pas non plus des quelques promoteurs immobiliers (travailleur·euses, investisseurs, PDG) qui sont venus voir la conf’ et qui m’ont confirmé que je mettais en évidence des choses vraies, que nous n’étions simplement pas du même côté. Des propos intellectuellement et politiquement rassurants : tout était à sa place.
JE VAIS PARLER DES AUTRES
Les gauchistes qui n’y avaient jamais pensé, les gentils propriétaires-bailleurs, les propriétaires issu·es de milieux populaires et pour qui il s’agit d’une ascension sociale, les parents très fâchés qu’on puisse évoquer de déshériter leurs enfants, les gens qui pensent qu’ils sont de gauche, et les gens qui n’y croient plus.
En somme, des personnes pour lesquelles « baisser les loyers » sonnait comme une attaque, même après 1h37 de ma démonstration imparfaite.
Je pourrais passer des heures à dresser des portraits caricaturaux, et développer de faux dialogues avec chacun de ces profils issus de mon imaginaire, mais je voudrais surtout discuter les critiques qui ont le plus confronté la militante que je suis.
IL N’Y A PAS UN ATTACHEMENT À LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE
« Merci merci, je suis bien d’accord avec vous, mais je crois qu’avoir sa propre maison
ce n’est pas la même chose que d’en avoir plusieurs.
Et même en avoir deux ce n’est pas la même chose que d’en avoir dix.
Si vous baissez les loyers il y a plein de gens qui ne pourront plus s’en sortir,
de petites gens, ce n’est pas eux qu’il faut toucher.
Ce qu’il faut c’est faire quelque chose par rapport à ceux qui ont dix appartements, les grands propriétaires ».
Les autres, donc. Pas nous.
Statistiquement, malheureusement, les choses sont plus compliquées. Comme le montrent les travaux d’Hugo Périlleux Sanchez |16| sur Bruxelles, la majorité des logements loués à d’autres personnes le sont par de « petits propriétaires-bailleurs » (possédant de deux à cinq logements). Les très grands propriétaires sont rares, on ne peut donc pas faire reposer une politique d’accessibilité au logement dans les villes sur l’unique encadrement de ces acteurs. La régulation ne peut pas reposer sur le fait de ne « viser » que les gros propriétaires. Mais il me semble que si de nombreuses personnes m’ont fait le même retour, il cache des rapports différents à (la protection de) la propriété privée – qui ne sont pas mutuellement exclusifs.
Le premier, c’est le besoin de contrôler sa sécurité (et celle de sa famille) parce que l’expérience sur le marché locatif a été très violente. Alors que je travaille sur la question du logement depuis presque 15 ans et que j’ai connu la peur de l’expulsion dans mon enfance, mon origine sociale et les milieux dans lesquels j’ai évolué m’ont amenée à fortement sous-estimer la violence du marché locatif et l’impact de cette violence sur tout un tas de personnes. Se sortir du marché, de la compétition, se mettre dans une situation dans laquelle « ce n’est plus que nous qui sommes responsables de rester dans un logement ou pas » est un objectif capital dans la vie d’un nombre important de personnes : les personnes racisées, les personnes que le marché n’avait pas trouvées assez sûres et rentables (femmes seules avec enfant, personne jeune, au CPAS, en dépression, etc). Ces discussions témoignent de l’échec de l’État, bien sûr, et de l’absence de confiance dans des solutions collectives. En lame de fond, et surtout en jouant à Bruxelles, alors même que mon public est essentiellement blanc, j’ai (re)découvert le niveau hallucinant du racisme |17| et du classisme sur le marché locatif.
Ce sont aussi des années dans des logements sociaux insalubres, des interactions jugeantes et des traitements négligents de la part des travailleur·euses de ces sociétés de logements sociaux.
Ces violences, ces semaines et ces années difficiles, à craindre pour sa sécurité ontologique, à ne pas trouver de solution durable, à ne pas trouver de propositions collectives satisfaisantes dans un pays qui n’envisage la politique du logement que par le soutien à l’accès à la propriété privée, amènent à considérer la seule solution qui semble valoir au niveau individuel : devenir propriétaire. Que répondre à cela ? Je le ressens moi-même : j’ai cherché à deux reprises à devenir propriétaire à mon tour.
Lorsque les langues se délient, ce qui finit par se raconter ce sont aussi les échecs de l’achat, bien plus fréquents qu’on ne le pense : on se sépare, on n’est pas heureux·se, on se rend compte que c’était trop cher, trop loin, etc.
Mais alors, quel est le problème à être soi-même propriétaire de son logement ? Je crois que cela fait envisager la protection de la propriété bailleresse parce qu’on se projette comme un bailleur potentiel, et qu’on s’envisage comme les gagnants dans un marché à la hausse. Ce qui nous amène à la seconde idée.
La seconde idée, c’est qu’il y a des bons et des mauvais propriétaires, et qu’en somme si on est un « bon propriétaire », alors il n’y a pas à discuter de la légitimité à posséder plusieurs logements ou à percevoir des loyers. Il me semble que derrière ce point de vue se cache une très mauvaise compréhension de ce qu’est le capital, ainsi que la disparition de la notion d’exploitation (même à gauche).
La plupart du temps, ces remarques émanent de personnes qui sont propriétaires-bailleurs (d’une ou deux unités) ou qui savent qu’elles vont ou risquent de le devenir (parce qu’elles savent qu’elles vont hériter). Elles semblent ne pas percevoir qu’elles reçoivent une rente de leur locataire et non un revenu du travail, et normalisent ce transfert d’argent alors même qu’il tend à aggraver les inégalités de revenus |18|. Je crois que bon nombre de ces propriétaires qui perçoivent, mettons, 500 ou 800 euros de rente locative, ne considèrent pas que cette somme soit si importante. D’une part, il faut la ramener à l’échelle des revenus de leur ménage, qui sont statistiquement plutôt plus élevés que ceux de leurs locataires |19|. Cette somme se justifie parce que le logement demande quand même de l’entretien, une attention, une charge mentale. Il semble bien « normal » que celles-ci soient rémunérées. En fait, l’idée qu’elles perçoivent une part importante des revenus (du travail ou de remplacement) de quelqu’un·e d’autre parce qu’elles possèdent un titre de propriété protégé par l’État, que l’argent perçu vise à rembourser un prêt et donc à capitaliser de l’argent ou rémunère directement les intérêts d’un argent immobilisé ne semble pas du tout clair à leurs yeux. Autrement dit, elles semblent oublier qu’à la fin, elles reçoivent des loyers et possèdent un bâtiment.
J’ai l’impression qu’en ignorant cette réalité, elles tendent à normaliser la maximisation de leur rente, à s’aligner continuellement sur le prix du marché ou à avoir des stratégies de recrutement de locataires qui aggravent les inégalités, sans se rendre compte qu’il s’agit d’un choix individuel, certes, mais qu’il s’agit aussi d’un choix politique. Et surtout à s’opposer à la régulation des loyers.
J’ai aussi rencontré beaucoup de propriétaires qui me disaient être pour une régulation des loyers. Ils me racontaient maintenir des loyers bas, et certains exprimaient qu’ils faisaient une « fleur » à leur locataire et avaient conscience que ce rapport n’était pas sain. Le caractère arbitraire du rapport bailleur-locataire n’est pas nécessairement bien vécu même par la personne en position de force, mais cette personne est en position de force.
Tant que nous n’avons pas de solutions anti-spéculatives, démocratiques et collectives, bien sûr qu’il faut que des gens louent des logements à d’autres pour « pas cher ». Mais quelle nécessité d’augmenter le loyer entre deux locataires ? D’indexer le loyer alors que votre bien est déjà remboursé ? Sinon que celle de se calquer plus ou moins en-dessous du prix du marché ?
Je crois que l’on manque de se poser ces questions : savez-vous ce que gagne votre locataire ? Combien d’argent il lui reste par semaine après avoir payé son loyer et ses charges ? Quelle proportion cela représente par rapport à vos revenus ? Quelle part de votre niveau de vie est financé par d’autres ?
La troisième m’a bien plus confrontée. J’ai eu l’impression de découvrir un niveau d’attachement à la propriété privée que je n’avais pas imaginé. Voyez, je croyais – naïvement – qu’il suffirait de dire : « Moi et mes comparses on ne va pas venir vous retirer vos maisons, laissez-nous juste baisser les loyers, vous n’allez même pas le sentir », ou encore :
« Êtes-vous sûr·es d’avoir réellement intérêt à ce que les prix des loyers augmentent ?
Prenez l’exemple de la grand-mère qui vit seule dans une maison dont la valeur sur le marché
a fortement augmenté, mais dont la fille ne peut pas se séparer d’un mari violent parce qu’elle a trop peur de ne pas pouvoir se reloger dans des conditions qui lui permettent de conserver la garde partagée de ses enfants, cette grand-mère-là n’a pas réellement intérêt à ce que les prix augmentent ! »
Mais pour une série de personnes que j’ai rencontrées, c’est proprement inaudible. Je veux dire qu’aucun des arguments n’est entendu, n’est recevable (quand bien même on ne serait pas d’accord avec, ou quand bien même on serait d’accord mais conscient que ce n’est pas dans notre intérêt). J’en suis arrivée à penser que c’était inaudible parce qu’il existe un pacte, plus ou moins tacite, qui consiste à acheter et à considérer normal de recevoir plus à la fin. Menacer ce pacte est inacceptable. Je pose deux hypothèses qui permettent de l’expliquer : la propriété privée individuelle, c’est compliqué ; et nous sommes tous·tes poussé·es à devenir des petit·es capitalistes.
Eh oui, comme je le mentionnais, à moins d’être déjà très riche et de venir d’une famille multi-propriétaire, l’accès à la propriété privée peut ne pas être facile. Une grande partie des personnes avec qui j’ai eu ce type de discussions était encore propriétaire « accédant », ou locataire de la banque. Ces personnes avaient dû économiser de l’argent pour pouvoir ensuite en emprunter à une banque et acheter une maison, en couple la plupart du temps. Et le couple, c’est difficile, les bâtiments ne sont pas « parfaits », en fait on n’est pas si « tranquille » que cela : il faut toujours s’occuper du bien (comme du couple d’ailleurs), il faut toujours investir, il faut toujours y penser (décidément le parallèle avec le couple est excellent). Le plus souvent, les propriétaires ne sont pas ou peu compétent·es en la matière, iels se sentent à la fois isolé·es (iels doivent gérer ça tout·es seul·es) et dépendant·es (des chauffagistes, des architectes, des entrepreneurs, etc.).
J’y vois une nouvelle preuve de l’inefficacité de la propriété privée individuelle en matière de gestion des bâtiments. Mais j’ai aussi entendu les peurs et les souffrances, l’envie de laisser quelque chose à des enfants qu’on aime et pour lesquels à travers l’achat on se « sacrifie », on fait un effort. Un effort dont on espère qu’il sera le plus efficace possible et donc le plus rentable.
Et puis il y a des personnes qui ne sont simplement pas du même bord politique, et qui ne le savent pas toujours. Il s’agit des personnes qui ont intégré l’idée qu’il est normal de jouer au capitaliste et d’essayer de gagner plus, plus que ce que l’on avait au départ, plus que les autres. Pour ces personnes, remettre en question leur future plus-value immobilière potentielle, c’est remettre en question les règles d’un jeu dans lequel elles ont prévu de gagner, presque comme s’il s’agissait d’un droit. Elles refusent en bloc tout ce qui remet en question le principe d’un marché haussier. Et, depuis leur point de vue, elles ont raison : baisser les loyers, réguler le marché locatif aura très probablement un effet sur les prix de vente des maisons. Si leurs ambitions comme investisseurs étaient de bénéficier d’une augmentation des valeurs foncières, ce projet n’est pas dans leur intérêt. Cette pensée – qui se donne à voir sur des centaines de chaines YouTube qui vous conseillent afin de faire de vous des gagnant·es |20| – me semble d’autant plus inquiétante que « l’enfant qui naît dans un monde totalement approprié », dont je parlais plus haut, ce sont aussi toutes les personnes qui arrivent en Belgique après des trajectoires migratoires longues et difficiles, dans un pays dans lequel tout est approprié, tout est cher et tout est de plus en plus cher. Ce marché haussier vient creuser encore les inégalités.
ASSET-BASED WELFARE ET DÉSESPOIR
« Merci merci, tout ça est vrai, mais nous avons perdu, il n’y a rien à faire l’ennemi est trop puissant,
la propriété privée est trop forte. »
Au fond, il me semble que ce que disent ces personnes rejoint pour beaucoup le premier type d’attachement à la propriété privée que j’ai décrit. Elles témoignent du fait que les solutions collectives sont insuffisantes et menacées : il n’y a pas assez de logements sociaux, les attaques sur la sécurité sociale sont continues, on craint pour notre pension, etc.
Au fond, elles sont d’accord avec le projet politique de la remise en question de la protection de la propriété privée qu’on connaît aujourd’hui, elles voudraient croire encore à des sécurités collectives.
Mais, face à toutes ces incertitudes et l’envie de protéger notre vie, notre vieillesse, notre famille |21|, on serre les dents, on s’endette, on attend que ça passe ou on se garantit notre pension par l’achat d’un deuxième petit appartement que le petit occupera pendant ses études et puis qu’on louera quand on sera vieux |22|.
On parle d’asset-based welfare pour qualifier le processus par lequel les individus tendent à reporter leur sécurité depuis la sécurité sociale et collective vers des investissements privés, qui par définition tendent à accroître les inégalités sociales au lieu de les réduire.
« L’ARDEUR, ÇA COMPTE, NON ? ÇA NE COMPTE PAS ? » |23|
Le plus souvent, les spectateur·trices des conférences gesticulées n’aiment pas les trop grandes inégalités. Surtout celles qui sont convaincues et déprimées.
Nombreuses disaient se sentir seules avec leur colère et, discutant avec elles, je me rendais compte qu’elles n’étaient pas ou plus en lutte. Cela m’a donné envie de terminer sur quelque chose de plus motivant, et j’ai ajouté dans la conclusion une métaphore autour du « tir-à-la-corde ». Il s’agit de ce jeu dans lequel deux camps s’affrontent en tirant sur une corde, l’objectif étant d’emporter le nœud du milieu de la corde du côté de son équipe. Si l’un des deux côtés arrête de tirer, il ne peut que perdre. Je crois que nous sommes dans cette situation : des intérêts divergents tirent. Si on cesse de tirer de notre côté, alors nous allons perdre. Il n’y a donc pas d’autre possibilité que de tirer, il n’existe pas de situation stable : d’autres intérêts tirent sur la corde, nous devons lutter, toujours. Mais lutter c’est fatigant, et parfois on a lutté dans des endroits qui nous ont épuisés. Alors on a peur de rejoindre des collectifs. Je comprends, mais je vous souhaite à tous·tes de trouver des lieux dans lesquels on tire sur la corde et où en même temps, on chante.
Je ne dis pas que j’ai raison, je raconte ce que je pense aujourd’hui. Et je crois que pour que l’on puisse tirer sur la corde et chanter, et que d’autres aient envie de venir tirer et chanter avec nous, il faut tracer une voie sur une ligne de crête : il s’agit d’être accueillant·es sans renoncer à nos convictions et nos analyses, même si elles sont considérées aujourd’hui comme radicales.
Jouer cette conf’ ne m’a pas fait changer d’avis sur le fait que la propriété privée comme institution est notre problème |24|, mais j’ai envie de l’aborder aujourd’hui d’une manière qui soit plus ouverte. Je crois qu’il faut laisser plus de place à la discussion, aux affects, et c’est ce que je prévois de faire, accompagnée cette fois |25|. Et je sais que d’autres collectifs et artistes |26| cherchent aussi dans ces directions. L’existence, et le futur de ces outils culturels, me réjouissent.
Car je pense que les objets culturels sont importants et que nous devons continuer de proposer des manières de nous apprendre des choses qui soient accessibles et politiques, mais je crois profondément que c’est dans l’action que se construisent et se conservent la force et l’espoir de nous battre et de construire une société plus juste.
Tourner avec cette conférence gesticulée m’a offert de rencontrer des personnes en lutte, plein de personnes en lutte, fatiguées parfois, souvent convaincues et convaincantes. C’est parce que je les ai rencontrées que j’ai beaucoup d’espoirs.
Enfin, j’ai beaucoup d’espoirs parce qu’il se passe déjà des choses. Des ouvertures de squats solidaires, des écoles de devoirs, des repas à prix libre, des envahissements de maisons communales, des groupes de soutien auprès de familles de victimes de violences policières, des groupes de locataires qui s’entraident, de gens qui luttent contre les expulsions, des travailleur·euses qui se tiennent, des voisins qui se parlent, et j’en passe.
Alors, du côté des locataires, je me réjouis de ce que se créent des syndicats de locataires |27|.
Cependant, je pense désormais qu’il est indispensable de prendre au sérieux les peurs, les besoins de transmission, l’attachement au lieu ; de chercher à y répondre tout en sortant les sols et les logements du marché et de la spéculation immobilière. Des projets isolés ont déjà vu le jour, et aujourd’hui naissent en Belgique des coopératives anti-spéculatives, calquées notamment sur le modèle du Mietshaüser Syndikat |28|. Nous ne transformerons pas le monde avec ce projet, mais nous créerons des alternatives durables et de là, continuerons à lutter pour que le logement soit accessible et décent pour toutes et tous.

