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Le retour du vélo ?

Quelques réflexions historiques et critiques

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La transition écologique, en matière de mobilité, implique d’affronter le système complexe d’un territoire pensé pour la voiture, et d’y conquérir à la fois les cœurs et les espaces. C’est sous cet angle que Samuel Bianchini et Marie Gérard proposent d’aborder la question des cyclostrades, pour clôturer cette année 2024 où le projet « REV Liège » a su porter à l’avant de la scène le besoin urgent et important d’une politique cyclable courageuse, intégrée et substantielle en métropole liégeoise.

La mise en place de réseaux cyclables structurants, pour trouver une fluidité, doit certes dépasser des obstacles techniques, mais assumer aussi de s’inscrire dans une révolution des pratiques pour conquérir un public accoutumé depuis trois générations à l’usage de la voiture individuelle, largement soutenu et promu par les politiques publiques de la seconde moitié du XXe siècle.

La pratique du vélo et son usage quotidien, au sein d’une population, n’est pas le symptôme d’une culture qui serait naturellement encline à grimper sur deux roues, déterminée peut-être par la platitude de son terroir - mais bien le fruit de politiques publiques qui visent à en favoriser l’usage, en y mettant les moyens : c’est la qualité des aménagements qui détermine le nombre de cyclistes. Or, c’est pour l’instant encore la politique des petits pas qui domine : à travers différentes facettes de la pratique contemporaine, du vélo électrique aux voies à sens unique limité, de la qualité des pistes cyclables à la signalétique des voies cyclo-piétonnes, cette étude pointe les avancées et les faiblesses d’un processus d’accueil du vélo dans les espaces de circulation qui peine à s’affirmer.

Pour convaincre la population de bouleverser des habitudes de mobilité construites autour de l’économie du pétrole, il faudra articuler les modes de déplacement de manière confortable, pertinente, efficace. Et il est décidément grand temps de mouiller la chemise.

par Samuel Bianchini & Marie Gérard


TABLE DES MATIÈRES
PRÉSENTATION DE L’AUTEUR
RÉSUMÉ
PREMIÈRE PARTIE. Quelle est la situation actuelle et comment en sommes-nous arrivés là ?
1.1. Le projet modernisateur de l’après-guerre
1.2. La construction d’une dépendance matérielle et mentale à l’automobile
1.3 Le recul de la bicyclette (la quasi-disparition des tramways)
1.4. Changement de contexte : les critiques du « progrès », la montée en puissance des problématiques environnementales et le retour du vélo
DEUXIÈME PARTIE. Accroître la part modale du vélo dans les déplacements ? Quelques réflexions critiques.
2.1. Tous les « bons élèves » ne l’ont pas toujours été. La culture du vélo, ça se construit !
Pays-Bas
Copenhague
Des leçons à tirer de ces situations, mais en tenant compte de notre réalité « pro-voiture »
2.2. Des opportunités à saisir
Paris et ses « coronapistes »
Le retour du tram (l’espoir d’un réseau cyclable)
2.3. Ce qui a déjà été fait : état des lieux critique
La situation en Wallonie : l’existence d’une demande pour les déplacements en vélo
SUL et rues cyclables
Un danger pour les piétons
Les axes structurants et les cyclostrades
D’une façon générale : la continuité dans les tracés, la réflexion jusque dans les détails
2.4. L’associatif : un interlocuteur essentiel
Chasse aux consultations
Une connaissance du terrain
Une commission vélo et des compromis
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

PRÉSENTATION DE L’AUTEUR

Pourquoi parler du vélo en ville ? Comment cette idée est-elle née ? Samuel Bianchini est liégeois. Pendant longtemps, il n’a pas pensé plus que ça au vélo : simplement, il prenait son vélo pour circuler en ville. Bien sûr, il voyait que la ville n’était pas très adaptée à la pratique quotidienne de la bicyclette, que sa conduite, par conséquent, était un peu “tout-terrain”, mais cela ne l’inquiétait pas outre mesure. Jusqu’à ce qu’une voiture le renverse. C’est depuis cet accident qu’il se sent concerné par la question du vélo en ville et plus largement que les questions de mobilité ont commencé à l’intéresser. Engagé dans des études de sociologie, il décide d’entreprendre son mémoire sur cette question et de faire son stage chez urbAgora. C’est le résultat de sa réflexion de stagiaire que nous publions ici, une réflexion qu’il a nourrie par différentes lectures sur la question et en réalisant plusieurs entretiens auprès de personnes concernées par cette question. Le point de vue de Samuel Bianchini permet d’enrichir le débat contemporain relatif à la mobilité, plus spécifiquement à ce qu’on appelle la « mobilité douce ». Dans cette étude, il prend d’abord le contrepied d’une idée que l’on entend souvent, à savoir qu’il faudrait attendre que le nombre de cyclistes augmente pour réaliser dans l’espace public des aménagements « pro-vélo » ; tout à l’inverse, en s’appuyant sur ce qui s’est passé dans ces « villes modèles » dont on nous parle tant aujourd’hui, aux Pays-Bas ou au Danemark, il montre qu’il n’y a pas de culture intemporelle et intangible du vélo, mais que la culture cycliste dépend surtout des aménagements qui la rendent possible. Il nous propose donc d’adopter un regard matérialiste sur cette question. Mais il nous permet également, grâce à son enquête historique et critique, de mieux comprendre les raisons structurelles qui ont présidé à notre dépendance matérielle et mentale à l’égard de la voiture, à l’importance qu’elle a pris dans nos vies quotidiennes ; partant, s’il souhaite appuyer et soutenir le « retour du vélo » auquel on assiste aujourd’hui, il souhaite aussi éviter un discours moralisateur « anti-voiture » lequel, à ses yeux, empoisonne souvent le débat. Au bout du compte, c’est donc aussi la question plus générale du sens des déplacements dans le monde contemporain qui doit sans doute être posée…

RÉSUMÉ

Quelques années après la Deuxième Guerre, la société occidentale entre dans une séquence d’intenses et profonds bouleversements. La période dite des Trentes Glorieuses (que d’aucuns ont aujourd’hui rebaptisés les Trente Ravageuses |1|…) s’ouvre. Tous les secteurs de la société sont appelés à « se moderniser ». Partout, les changements sont fulgurants. Tandis que les campagnes, mécanisées de part en part, se vident de leur population, l’urbanisation ne cesse de gagner du terrain. Les goûts, les désirs, les modes de vie changent eux aussi à toute allure : on équipe les cuisines, on va au cinéma, on part en
vacances… En un peu moins de trente ans, toute la société est métamorphosée. Lorsque s’ouvre la décennie des années 1970, on ne peut que constater que la société encore largement traditionnelle et paysanne d’avant-guerre a tout simplement été balayée au profit de la “société de consommation” moderne : une société industrielle et urbaine.

Durant ces années, on s’organise, aussi bien à la campagne qu’à la ville, pour faire une place de choix à la voiture. Tandis que les travaux d’aménagements vont bon train, qu’un réseau routier adapté se met petit à petit en place et quadrille l’espace pour permettre aux véhicules de s’inscrire partout, le désir de voiture, de disposer d’une voiture individuelle, se répand de plus en plus dans différentes catégories sociales. La voiture prend toujours plus de place ; elle s’impose au détriment non seulement des anciens réseaux de transports en commun, mais également de la bicyclette encore largement utilisée avant-guerre. À partir des années 50, la pratique du vélo utilitaire périclite ; bientôt, faire du vélo ne concernera plus que la sphère des loisirs.

L’usage du vélo régresse partout – même dans les villes que l’on nous présente aujourd’hui comme des « modèles » : il régresse au Pays-Bas, il régresse au Danemark. Il est donc faux de penser que ces « modèles » d’aujourd’hui existent parce qu’ils seraient habités par une sorte de culture intangible et intemporelle du vélo. S’il existe aujourd’hui une « culture du vélo » dans certains pays ou dans certaines villes, c’est d’abord parce que, à un moment donné, certains choix politiques différents ont été posés. Aux Pays-Bas, au Danemark, les années 70 sont une sorte de moment charnière, un tournant : pour des raisons d’ailleurs parfois tout à fait contingentes, la politique massive du “tout-à-la-voiture” a, dans ces pays, été infléchie et des aménagements ont été entrepris pour favoriser la pratique – et donc la culture – du vélo. Il faut par conséquent cesser de penser que les cyclistes existent en nombre parce qu’ils partagent une « culture du vélo » ; la perspective doit être renversée : une culture du vélo se développe parce qu’il y a des aménagements matériels, concrets qui la rendent possible.

La question des aménagements concrets à mettre en œuvre pour favoriser la pratique du vélo est donc décisive, surtout que l’on constate aujourd’hui, un peu partout, et également en Wallonie, qu’il existe dans certaines catégories sociales un désir et une demande de pouvoir se déplacer à vélo quotidiennement. S’il est clair que ni la Wallonie ni la Ville de Liège n’ont saisi le tournant que certains ont déjà amorcé dans les années 70 en optant pour une politique “pro-vélo’, la crise environnementale, désormais palpable, semble créer un terrain propice pour qu’une place lui soit à nouveau consentie à côté de la voiture.

Quel type d’aménagements faut-il mettre en place ? L’étude que nous proposons ici n’a pas pour vocation de discuter ces aménagements d’un point de vue technique ; elle explore plutôt le versant social de cette question. Elle vise par conséquent à produire une réflexion critique relative à certains aménagements envisagés, à identifier l’un ou l’autre dangers, à mettre en évidence différents gardes-fous qu’il convient de garder à l’esprit. En bref, disons que nous pensons qu’il convient de réaliser des aménagements cohérents, c’est-à-dire intégrés et globaux – qui tiennent compte par exemple de la question des relations entre les villes et leur périphérie, qui réfléchissent aux relations avec les piétons, qui s’inscrivent dans le cadre d’une modalité plurielle, etc. – plutôt que des aménagements partiels et comme à la marge d’une mobilité qui continue à être pensée exclusivement pour la voiture.


PREMIÈRE PARTIE. Quelle est la situation actuelle et comment en sommes-nous arrivés là ?

Dans une société qui a tout sacrifié à la voiture depuis plus de cinquante ans, nous assistons aujourd’hui, tous les commentateurs s’accordent sur ce point, à une sorte de retour, de reconquête du vélo dans l’espace public, en particulier dans les villes. Dans cette première partie, nous tâcherons de prendre un peu de recul sur cette situation ; plus précisément, nous reviendrons sur la métamorphose qu’a connue la société occidentale après la Deuxième guerre, une métamorphose qui, en promouvant la voiture, a fini par entraîner une baisse considérable des déplacements à vélo, pourtant encore très importants avant 1945.

1.1. Le projet modernisateur de l’après-guerre

Après la Deuxième Guerre, l’Europe, traumatisée, est en outre complètement ravagée : le secteur agricole est en piteux état, les villes sont en ruines et les installations technico-industrielles en grande partie détruites par les bombardements. Pour faire face à cette situation, les États-Unis d’Amérique adoptent en 1947 le plan Marshall : des prêts très importants sont alloués à l’Europe en vue de sa reconstruction ; ces prêts sont en outre assortis d’une condition : les pays européens aidés par les États-Unis s’engagent en retour à importer pour un montant équivalent à la somme qui leur est prêtée des équipements et des produits américains…

C’est ainsi que sous l’impulsion du capitalisme américain et du plan Marshall s’ouvre pour l’Europe occidentale une période d’intenses et très profondes mutations. Tous les secteurs de la société sont appelés à « se moderniser ». Cette entreprise de « modernisation » de la société touche l’ensemble des pays européens ; la France constitue cependant un exemple particulièrement intéressant pour cerner cette période car l’effort de modernisation mené par l’État français dans un pays encore profondément rural, extraordinairement concerté, a permis ici des transformations plus fulgurantes encore qu’ailleurs. L’extrait suivant, issu de l’introduction de l’ouvrage de l’historienne Kristin Ross Rouler plus vite, laver plus blanc. Modernisation de la France et décolonisation au tournant des années 60, permet de prendre la mesure des bouleversements alors partout en cours :

« Après 1945, la modernisation de la France fut accomplie avec une stupéfiante rapidité ; elle fut impétueuse, dramatique et menée à un rythme haletant ; [...]. Après la guerre, la société française fut transformée de fond en comble : la France, qui était encore un pays catholique foncièrement rural et impérialiste, se mua en un pays urbanisé, pleinement industrialisé et privé de ses colonies. Cette mutation fut accomplie grâce à certains éléments : des cadres éduqués, la production d’automobiles moins coûteuses et d’autres biens de consommation, des sciences sociales obéissant à des modèles scientifiques fonctionnalistes, une force de travail fournie par les ex-colonies. La rapidité avec laquelle fut menée l’entreprise atteste que ces éléments, sans lesquels n’eût pu s’effectuer la modernisation, firent irruption, avec toute la force, l’excitation, la violence et l’horreur de l’authentique nouveauté dans une société encore très attachée aux apparences de l’avant-guerre ». |2|

Les bouleversements sont effectivement colossaux, aussi bien à la ville qu’à la campagne. Remembrées, mécanisées, intensifiées grâce à l’appui de l’industrie chimique et l’aide des zootechniciens, les campagnes vivent simultanément dans l’enthousiasme de la vie nouvelle et meilleure qui semble s’ouvrir à elles et sont en même temps profondément déprimées par la vitesse à laquelle leur territoire se vide de sa population, dans un exode rural peut-être plus intense encore que celui qui, au début du XIXe siècle, à l’aube de l’industrialisation, avait un première fois jeté sur le pavé des villes, et sans autre moyen de subsistance que leur force de travail à vendre, de larges fractions de la paysannerie. Parallèlement, les villes gonflent, grossissent, détruisent et reconstruisent des quartiers entiers, d’abord pour accueillir ces populations rurales et provinciales (y compris celles en provenance des ex-colonies) qui se tournent désormais vers la ville pour y chercher du travail et un mode de vie nouveau, mais aussi pour tailler une place à la voiture, laquelle devient petit à petit un objet de consommation courant. Simultanément, la périurbanisation et la vie en banlieue se développent à toute vitesse. Au final, en dix ans, de 1955 à 1965, tandis que toute la morphologie sociale est bouleversée, le territoire est remanié de fond en comble.

Bien entendu, les modes de vie et les habitudes des gens ne sortent pas indemnes de ces transformations. Une foule d’objets en provenance des Etats-Unis – réfrigérateur, moulin à café électrique, sèche-cheveux, etc. – sont déversés dans les foyers européens ; tout est fait - tandis que les ouvriers voient leurs conditions de vie s’améliorer, on assiste, avec la démocratisation progressive de l’enseignement, à la constitution d’une classe moyenne forte - pour que « la société de consommation » envahisse le quotidien des gens. À nouveau, Kristin Ross nous fait bien sentir de quoi il retourne :

« C’est cette rapidité même qui me fascina et dont j’ai souvenir d’avoir pris conscience en découvrant certains textes d’Henri Lefebvre. Celui-ci opposait l’expérience française à la lente et régulière modernisation rationnelle accomplie par la société américaine tout au long du XXe siècle. À la suite du plan Marshall, les appareils largués dans les rues et les foyers éprouvés par la guerre furent reçus par les Français comme s’ils tombaient du ciel. Selon Lefebvre, l’accueil qui leur fut réservé en France fut digne de celui fait aux verroteries des Blancs par les indigènes des sociétés primitives où fleurit le culte du cargo. Avant la guerre, personne n’avait de réfrigérateur, semble-t-il ; après la guerre, tout le monde en avait un. Comme l’a souligné Michel Aglietta [...], la consommation de masse est subordonnée à deux conditions premières : « le logement social moyen - qui est le lieu privilégié de la consommation individuelle ; l’automobile qui est le moyen de transport compatible avec la séparation de l’habitat et du lieu de travail ». Les Français, tant intellectuels que paysans, eurent tendance à décrire les changements intervenus dans leur mode de vie en termes de brutale transformation. Cette transformation affecta l’habitat et les transports, et se marqua aussi par l’afflux, dans leurs existences et leurs foyers, leurs lieux de travail et leur emploi du temps, de nouveaux objets et de biens durables, produits en série – tels les réfrigérateurs et les automobiles. En l’espace d’une dizaine d’années, une paysanne dut intégrer l’acquisition de l’électricité, de l’eau courante, d’une cuisinière, d’un réfrigérateur, d’une machine à laver, d’une voiture, d’une télévision ainsi qu’une nouvelle perception de l’espace intérieur, par opposition à l’espace extérieur, avec tous les avantages et les inconvénients associés à chacune des ces choses ». |3|

Au final, avec l’avènement de cette société de loisirs et de consommation, industrielle, technologique et urbaine, c’est ni plus ni moins que la subjectivité, la vie intérieure même des individus – leurs désirs, leurs rêves, leurs aspirations – qui se transforme. Il faut bien voir en effet que l’entreprise de modernisation ne va pas sans un bouleversement de nature « anthropologique » – un bouleversement que certains auteurs, comme par exemple Henri Lefebvre, ont pu réfléchir à l’époque, comme une colonisation des modes de vie européens par les modes de vie américains, c’est-à-dire comme une acculturation. Et il est vrai qu’entre le monde paysan, largement majoritaire chez nous au sortir de la guerre, vivant dans un contexte souvent encore très proche de l’autoconsommation, peu scolarisé, ne connaissant ni les voyages ni les vacances et la masse des employées et autres cadres diplômés qui iront vivre en ville ou en banlieue, verront leur « pouvoir d’achat » augmenter et disposeront bientôt d’une voiture individuelle pour, le jour, se rendre au travail et, le soir, au cinéma, c’est une toute autre façon de vivre qui s’est instaurée – autrement dit : une toute autre façon de se rapporter à soi-même, aux autres et au monde.

1.2. La construction d’une dépendance matérielle et mentale à l’automobile

C’est dans ce contexte de très profonds bouleversements que la voiture, symbole de modernité, s’impose. Ainsi que Frédéric Héran, l’auteur de Le retour de la bicyclette, le rappelle, la voiture fut perçue dès son apparition comme un incroyable instrument de liberté |4|. Elle permet effectivement de s’émanciper des contraintes des transports collectifs et de se déplacer de façon confortable et protégée sur de longues distances, selon le trajet de son choix. Initialement, la voiture est cependant terriblement coûteuse et, au début du XXe siècle, elle est donc réservée aux individus et aux familles les plus privilégiés de la société ; la plus grande partie de la population recourt pour ses déplacements – alors très limités si on les compare à ce qu’ils vont devenir après guerre et à ce qu’ils sont devenus aujourd’hui à l’heure où, rappelons-le en passant, le secteur de l’aviation croît de façon exponentielle depuis plusieurs années désormais… – aux transports collectifs, notamment, en ville, au tramway, ainsi qu’à la bicyclette.

Après la Seconde Guerre, sous l’influence de la puissance américaine au pinacle, le temps est cependant venu pour la démocratisation de l’automobile. Cette démocratisation de la voiture résulte directement du processus de modernisation intensif de la société dans lequel, on l’a vu, l’Europe occidentale est engagée à toute force. Ainsi que Kristin Ross l’écrit :

« Vers le milieu du siècle, l’industrie automobile se révèle plus exemplaire et plus révélatrice que toute autre ; sa simple présence ou sa simple absence permet d’évaluer la puissance ou le niveau d’une économie nationale. La croissance économique qui fut celle de la France au cours de l’après-guerre résulta directement de la modernisation des secteurs de production qui semblaient les plus vitaux - le plus vital de tous étant la production automobile ». |5|

et plus loin :

« Durant les années cinquante et soixante, la mobilité fut en France le premier impératif catégorique de l’ordre économique, le signe même de la volonté de rompre avec le passé : chaque individu devait être disponible et susceptible d’être déplacé - déplacé au gré des exigences économiques ». |6|

Soutenue par le plan Marshall, l’industrie automobile se développe par conséquent de façon impressionnante. En France, les firmes Citroën et Renault incarnent de façon paradigmatique l’effort de modernisation entrepris. En vue de produire des automobiles en série, des « voitures populaires » – ou des « voitures optimistes », ainsi que l’on surnommait par exemple la 4CV, symbole presque absolu de ces années de croissance industrielle –, les chaînes de montage s’organisent sur base d’une application systématique des principes de la taylorisation de la production ; quant aux consommateurs, ils constatent bientôt l’augmentation de leur pouvoir d’achat. Au tout début des années 60, chez nous, la voiture n’est pas encore banalisée – alors que c’est déjà le cas depuis longtemps aux Etats-Unis –, mais elle n’est cependant plus considérée comme un objet de luxe : petit à petit, elle devient un bien relativement accessible ; pour de larges franges de la population, elle représente désormais un signe de prospérité, de réussite et d’ascension sociale, c’est-à-dire en quelque sorte un « objectif » : « le prochain achat sur la liste » |7|. Aussi, la voiture, marchandise phare du capitalisme d’après-guerre, se répand-t-elle rapidement dans la société. Frédéric Héran constate :

« Au cours des années d’après-guerre, le parc automobile augmente, dans les pays les plus développés d’Europe, au rythme moyen de 10% par an. La France, par exemple, passe de 2,3 millions de véhicules particuliers et utilitaires en 1950 à 6,2 millions en 1960 et à 13,7 en 1970 ». |8|

En 1961, seul un Français sur huit disposait d’une voiture contre, semble-t-il, un Français sur quatre en 1972 |9|…

Nous vivons aujourd’hui dans un monde où l’automobile, banalisée, complètement intégrée à nos comportements les plus ordinaires et inscrite dans nos habitudes de déplacement, ne nous étonne plus guère ; il faut pourtant bien voir que cette démocratisation de la voiture ne s’est pas faite toute seule : à dire vrai, elle nécessite une rupture, une vraie révolution. Et d’abord, une révolution des mentalités. Car se déplacer, ou être déplacé, n’a pas toujours été connoté positivement ; la mobilité n’était pas vue, ainsi que c’est souvent le cas aujourd’hui, comme un signe d’émancipation et de liberté ; bien au contraire, il s’agissait plutôt d’une contrainte qui, dans la société ancienne, portait atteinte aux valeurs d’enracinement. Kristin Ross remarque :

« Alors qu’avant la Deuxième Guerre mondiale la France appréhendait tout mouvement démographique comme un redoutable exode, et toute reconversion comme un symptôme d’inconstance, la France au volant des années soixante opéra une véritable révolution dans la façon dont avaient jusqu’alors été perçus la mobilité et le désenracinement ». |10|

Au fond, ainsi que le montre cette historienne en s’appuyant notamment sur le cinéma et la littérature de l’époque, la démocratisation de la voiture va surtout permettre aux individus d’intégrer profondément – c’est-à-dire de désirer pour eux-mêmes – ni plus ni moins que « la fonction la plus foncièrement enracinée au cœur de l’idéologie libre-échangiste : la mobilité » |11|.

Pour ce faire, il est cependant impératif de démanteler les aménagements antérieurs de l’espace social lesquels n’étaient pas conçus pour la voiture. À la révolution mentale qui s’opère répond donc une autre révolution, matérielle, physique, celle-là, et l’une et l’autre s’appellent et se renforcent mutuellement. De fait, on réclame simultanément l’adaptation de la ville – et plus largement, de l’ensemble du territoire – à l’automobile.

« Dans les années de croissance d’après-guerre, indique François Héran, la motorisation progressive de la société fait basculer massivement l’opinion en faveur de l’automobile. Il n’est plus nécessaire pour ses promoteurs d’exercer un important lobbying. C’est en plein accord avec la grande majorité de la population que les élus de tout bord, relayés par les techniciens, réclament sans états d’âme l’adaptation de la ville à l’automobile ». |12|

Et ici, comme ailleurs, l’Amérique – laquelle développe depuis le milieu des années 1910 la voiture à bas coût qu’est la Ford T et le réseau routier qui va avec –, montre la voie :

« Partout en Europe, reprend François Héran, le mot d’ordre est désormais de rattraper l’Amérique tant en matière d’aménagement routier que de gestion du trafic et d’organisation du stationnement ». |13|

Tandis que des autoroutes fleurissent un peu partout sur le territoire, les villes sont redessinées afin d’être desservies jusqu’à la limite de l’hyper-centre par des « pénétrantes » et de disposer de nombreux parkings nécessaires au stationnement du nombre croissant de véhicules. La métamorphose de Paris reste sur ce point exemplaire ; Kristin Ross note :

« Comme les Parisiens de 1850 et 1860, ceux de 1960 virent de leurs yeux le Vieux Paris où ils avaient vécu supplanté par un Paris nouveau, au terme d’une entreprise de démolition et de reconstruction - reconstruction qui, comme celle issue des bouleversements entrepris par Haussmann au cours du siècle précédent, allait tout sacrifier à la circulation ». |14|

C’est ainsi que triomphe la voiture, un triomphe qui traduit de nouvelles manières de vivre et de se déplacer désormais déterminées de façon massive par la séparation des lieux de vie et de travail des individus. C’est parce qu’elle s’inscrit fondamentalement dans cette séparation des lieux de vie et des lieux de travail – séparation fondatrice de notre société industrielle et urbaine et qui la distingue absolument de l’ancienne société rurale –, que nous sommes devenus dépendants aussi bien matériellement que mentalement de la voiture, cette marchandise ultime de ce qu’on appelle sans trop réfléchir les « Trente Glorieuses ».

1.3 Le recul de la bicyclette (la quasi-disparition des tramways)

On l’a déjà souligné : jusqu’au début des années 50, partout en Europe, le vélo est encore largement utilisé. Frédéric Héran constate que :

« Des comptages réalisés aux sorties de Lille en 1951 montrent par exemple que c’est encore, à l’époque, le mode de déplacement majoritaire : sur les 31.409 véhicules recensés en vingt-quatre heures, 52% sont des bicyclettes, 44% des voitures, 4% des motos et 1% des voitures à traction animale ». |15|

Par ailleurs, avant guerre, la plupart des villes étaient également équipées de tramway que beaucoup de monde empruntait.

Dans le contexte modernisateur des années 50, ces modes de déplacement seront néanmoins petit à petit abandonnés. Tandis que le réseau de tramway est démantelé pour être remplacé par des bus, le vélo se trouve quant à lui directement concurrencé par les deux roues motorisés |16| ; il apparaît en outre rapidement inadapté à la circulation routière qui se met en place et, plus généralement, à la vie telle qu’elle finit par s’organiser : aux distances qui augmentent sans cesse entre le domicile et le lieu de travail, entre le domicile et l’école, entre le domicile et les magasins, entre le domicile et le lieu de vacances… au fond : au périmètre général de l’existence qui, dans notre société moderne, ne cesse de s’élargir… À cet égard, le sociologue Benoît Coquard, en évoquant dans un entretien certaines des transformations qui, dans l’après-guerre, ont bouleversé l’espace rural, permet de comprendre de façon très concrète la manière dont à la campagne également, parce que le périmètre de la vie quotidienne des individus s’est élargi, la pratique du vélo est apparue inadéquate et obsolète, alors même que, là aussi, la bicyclette était un mode de déplacement très important.

« Que disent les jeunes ? Ils disent : “Les anciens, ils faisaient tout à vélo”. [...] Comment comprendre ces changements ? Le fait qu’on ne se déplace plus à vélo par exemple ? Dans les campagnes où j’enquête, le peuplement était plus important à la fin du XIXe siècle qu’aujourd’hui. Les bourgs se concentraient autour d’une activité productive donnée, souvent liée à une usine, à une fonderie, mais ça pouvait être autre chose. Quoi qu’il en soit, dans tous les cas, on travaillait proche de chez soi. Et la sociabilité pouvait se faire dans ce cadre-là. On retrouve d’ailleurs une trentaine de débit de boissons par canton, dans les années septante, alors que maintenant on en a entre un et trois ! [...] Aujourd’hui, les gens qui habitent dans la même rue travaillent sur un périmètre de trente ou quarante kilomètres. On a donc construit des routes à quatre voies, on a acheté des SUV, des voitures qui vont plus vite, plus loin. On a rendu acceptable le fait d’aller travailler dans une autre campagne que celle où l’on vit, dans un village ou une petite ville qui est plus éloignée. Du coup, aujourd’hui [...] les liens sociaux ne correspondent pas à la communauté villageoise. Ce sont d’autres types de liens qui proviennent du fait qu’on a étendu son périmètre de vie. Quand les amis se retrouvent sur deux ou trois cantons, et bien vous prenez la voiture pour aller les voir. Mais c’est dans la logique des choses plus généralement. Pour aller au travail, vous allez déjà loin. Même chose pour l’école : il y a moins d’écoles, regroupées dans la commune centrale de l’intercommunalité, donc vous allez plus loin. Pareil pour les courses : vous les faites plus loin parce qu’il n’y a pas de supérette, mais des supermarchés qui ont mangé les petits commerces et qui sont plus loin. [...] Donc tout ça fait que le périmètre de vie s’est élargi [...] ». |17|

Inadéquat, inadapté à l’évolution des modes de vie, à la motorisation généralisée de l’existence, le vélo devient un mode de déplacement « désuet, dépassé, vulgaire, bref ringard » |18|. Raison pour laquelle la pratique du vélo s’effondre partout, même dans les pays les plus cyclistes comme les Pays-Bas et le Danemark.

« Peu à peu, le vélo n’est plus utilisé en ville que par un public captif de scolaires ou d’adultes désargentés incapables d’acheter une voiture ou même une simple mobylette. C’est devenu le “véhicule du pauvre”, un mode indigne d’une société moderne, pire, un obstacle au progrès, comme le fut autrefois le cheval. Le vélo n’est plus qu’un jouet d’enfant, un loisir sportif ou un moyen de balade agréable réservé aux beaux jours [...] Quant aux cyclistes urbains les plus téméraires, l’adaptation systématique de la ville aux seuls déplacements automobiles les contraints maintenant à côtoyer en permanence un trafic dense et rapide, à s’arrêter sans cesse aux carrefours à feux qui se sont multipliés, à contourner les sens interdits qui sont désormais partout, à effectuer d’importants détours pour éviter les grandes artères et à traverser les voies rapides aux rares passages dénivelés existants ». |19|

En exergue du chapitre qu’il réserve au « Trente Glorieuses », François Héran met d’ailleurs en évidence une citation pour le moins parlante de la situation dont se plaignent les cyclistes quotidiens, cela dès 1947… :

« D’ailleurs, je ne demande pas des trottoirs [cyclables], je ne demande rien, conscient que nous sommes déjà balayés, bientôt honnis, race agaçante et zigzagante d’improductives fourmis à roulettes, auxquelles je me demande si, dans quelques années, les grandes artères ne seront pas tout simplement interdites comme aux voitures d’enfants et aux fauteuils des malades. Eux, au moins, ont droit aux trottoirs… À quand la grande révolte des gueux de la pédale ? » |20|

1.4. Changement de contexte : les critiques du « progrès », la montée en puissance des problématiques environnementales et le retour du vélo

À quand, donc, la grande révolte de la pédale ?... À partir des années 70, les cyclistes finissent par faire entendre leur voix dans un espace public toujours plus saturé par ce que l’on appelle désormais aussi péjorativement « les bagnoles »… Mais avant d’en venir aux changements qui se font jour à cette époque, il faut préciser, raffiner, complexifier le tableau que nous venons de brosser, l’histoire que nous venons de raconter.

Il faut bien voir en effet – et ça transpire dans ce que nous venons d’écrire – que les années de modernisation d’après-guerre ne sont pas aussi univoques que l’expression de « Trente Glorieuses » – qui s’est imposée pour qualifier cette période et qui sous-entend que la population aurait embrassé de façon enthousiaste et unanime la société de consommation qui se mettait alors en place et le récit du progrès qui la sous-tendait – persiste à nous le faire penser. Ce discours sur les « Trente Glorieuses » triomphantes est un discours porté par les vainqueurs de la modernisation ; il y a cependant une autre histoire à faire, depuis un autre point de vue, celui des opposants, des vaincus et des perdants du procès de modernisation. Dans L’Apocalypse joyeuse |21|, Jean-Baptiste Fressoz rappelle ainsi que cette modernité d’après-guerre, avec sa vision mécaniste du monde et son projet de maîtrise technique de la nature, n’allait en fait pas de soi et qu’elle est loin de s’être imposée sans contestations. Certes, en France et dans la plupart des pays occidentaux, la population a majoritairement embrassé ce projet lequel, surtout pour une population traumatisée par les privations et les horreurs de la Seconde Guerre – c’est très important de le rappeler pour se remettre dans le contexte psychologique de l’époque –, rendait la vie quotidienne à bien des égards plus frivole et plus confortable. Ces décennies de croissance ne furent cependant pas aussi lisses que ça : dès les années 50, certains individus, certains mouvements s’opposent à la transformation du monde qu’ils sont en train de vivre et contestent le projet modernisateur : ils s’insurgent contre les inégalités qu’il implique (ils attirent ainsi l’attention sur les gens qui ne parviennent pas à s’adapter aux transformations demandées, qui ne suivent pas le « train du progrès » et qui sont tout simplement laissés pour compte), sur la destruction de la nature et les problèmes de santé qu’entraîne de toute évidence le dispositif techno-industriel et, plus généralement, sur l’appauvrissement des relations quotidiennes, sur la standardisation et la normalisation de l’existence qu’implique l’american way of life |22|.

Jusqu’à l’explosion de Mai 68, ces inquiétudes, ces frustrations, ces souffrances - il est clair, par exemple, que l’exode rural ne s’est pas fait sans réelles souffrances |23| - ces contestations sont plutôt discrètes, silencieuses ; c’est Mai 68 qui les fait apparaître en pleine lumière Après l’échec de cette révolte et tandis que la première crise du pétrole s’annonce, le discours critique à l’encontre du procès de modernisation et de l’idéologie du progrès qui l’accompagne, subsiste néanmoins. Les années 1970 apparaissent ainsi comme un moment ambigu : alors même que l’entreprise de modernisation continue de se poursuivre intensément - et nous rend, par exemple, toujours plus dépendants de la voiture - les critiques à l’encontre du projet techno-industriel, de son caractère illimité et mortifère, sortent cependant de l’ombre et gagnent du terrain ; en 1973 est par exemple rendu public le rapport que le Club de Rome avait commandé quelques années plus tôt au MIT, un rapport intitulé The Limits to Growth, qui aura un grand retentissement :

« Malgré de fortes critiques, le public découvre et retient que les ressources naturelles sont épuisables, que les impacts de la croissance sur l’environnement sont considérables et qu’il est impossible de continuer indéfiniment d’exploiter la planète de cette façon », écrit François Héran dans le chapitre qu’il consacre aux « Années 1970 », ces années des « premiers rebonds » de la pratique du vélo |24|.

C’est dans ce contexte général que certaines voix dissidentes, critiques de ce qu’on appelle désormais « le tout à la voiture », apparaissent dans l’espace public. Frédéric Héran reprend :

« Face au déferlement automobile et à la montée des menaces sur l’environnement, la société civile se réveille. Dans les “pays développés”, les manifestations cyclo-écologistes se multiplient. Le vélo devient le symbole, non seulement d’une critique du “tout automobile”, mais aussi d’une contestation de la société de consommation, dont Ivan Illich sera la figure tutélaire. Dans toutes les grandes villes, des associations de défense du vélo apparaissent et cherchent ensuite à se fédérer ». |25|

Et un peu plus loin :

« En Europe du Nord, les cyclistes sont plus prompts à se coaliser. Aux Pays-Bas, le Fietserbond apparaît en 1975. La même année, les Belges fondent le Groupe de recherche et d’action des cyclistes quotidiens (GRACQ) et son équivalent flamand, l’Onderzoek & Actie van de Fiesters (OAF) devenu plus tard le Fietsersbond Vlaanderen. [...]. Les protestations se multiplient. En mai 1975, des milliers de cyclistes manifestent à Bruxelles. Le 4 juin 1977, dans le cadre d’une journée mondiale du vélo, 9000 cyclistes défilent dans Amsterdam (gros succès aussi à Berlin et à Copenhague). Les participants demandent “l’interruption immédiate de la construction de parkings en ville et l’obligation de garer les autos en périphérie, plus d’importance accordée aux transports publics, une meilleure infrastructure cycliste” et “le comité exige la vitesse limitée à 20km/h en zone urbaine”. Dès le départ, les revendications ne sont pas limitées aux aménagements cyclables », conclut François Héran |26|.

Ces revendications finiront cependant par emprunter des chemins différents selon les pays tout au long des deux décennies suivantes.

« Alors que les trajectoires étaient jusqu’ici assez parallèles, malgré quelques décalages, certains pays ou régions, comme les Pays-Bas, l’Allemagne, le Danemark, la Flandre, la Suisse alémanique et l’Italie du Nord, parviennent à stopper l’effondrement d’après-guerre et même à redresser durablement la situation ; d’autres, comme la France, le Royaume-Uni et l’Espagne, voient au contraire l’usage du vélo utilitaire repartir à la baisse jusqu’à devenir confidentiel. Que s’est-il passé ? Les politiques de modération de la circulation automobile ont semble-t-il joué un rôle clé » |27|...

Quoi qu’il en soit des différences qui se dessinent alors et qui s’approfondissent tout au long des années 80 puis des années 90 (nous reviendrons ci-dessous sur ce qui se passe à Copenhague et aux Pays-Bas), les observateurs s’accordent pour constater que, malgré le déclin accéléré en certains endroits de la pratique du vélo, la montée en puissance des préoccupations environnementales de plus en pressantes – pour ne pas dire oppressantes – crée finalement, au tournant du nouveau millénaire, un terrain propice à une sorte de second « retour de la bicyclette ». Que ce soit pour contribuer à la baisse d’émissions de CO2 ou pour éviter l’engorgement de la circulation, il semble en effet que de plus en plus de personnes décident chaque matin d’enfourcher leur bicyclette ; les autorités abondent également en ce sens en réfléchissant d’autres plans de mobilité. Tandis que les pays déjà bien engagés dans la mobilité douce consolident leurs acquis et poursuivent les efforts engagés dès les années 70, les autres s’y mettent – plus ou moins rapidement, plus ou moins lentement selon les régions. François Héran constate :

« Dans les années 2000, alors qu’en Europe du Nord, la pratique de la bicyclette continue de croître, la France, le Royaume-Uni et l’Espagne (et même l’Amérique et l’Océanie) connaissent à leur tour un renouveau, avec vingt à trente ans de décalage, limité cependant pour l’instant aux centres-villes et à certains publics. Il est en effet beaucoup plus difficile de relancer une pratique devenue confidentielle, surtout dans une périphérie abandonnée à la voiture ». |28|

Plus précisément, en France, à partir des années 2000 :

« [...] la part des déplacements à vélo dans l’ensemble des déplacements locaux (c’est-à-dire inférieurs à 80km) ne baisse presque plus, passant de 4,5% en 1982 à 2,9% en 1994 et à 2.7% en 2008. Après des décennies de chute, cette quasi-stabilité est un évènement. [...] Ce retour s’inscrit dans une évolution de la mobilité en rupture avec les tendances passées, du moins dans les grandes villes où l’on constate à la fois une baisse des déplacements en voiture, avec un ralentissement de la hausse des distances parcourues et une progression des déplacements en transport public et à pied ». |29|

En une génération, les cyclistes ont cependant bien changé. Aujourd’hui, l’utilisation du vélo est effectivement associée non plus au monde ouvrier ou au monde agricole, mais davantage aux classes moyennes et supérieures vivant dans les centres-villes ; le retour du vélo auquel on assiste actuellement semble en effet concerner d’abord un public d’urbains pouvant se passer d’une voiture ou, le plus souvent, pouvant ajouter le vélo à leurs autres moyens de déplacement. François Heran donne bien à voir ce changement :

« En 1982, le cycliste type était un homme plutôt jeune, sans permis de conduire, issue d’une famille nombreuse, ouvrière ou agricole, souvent immigrée, à revenus modestes et peu ou pas motorisée, circulant en banlieue ou dans une ville de province. Il allait à vélo à l’école ou au travail, en rêvant d’acheter un vélomoteur et, un jour, une voiture. Selon les résultats de l’ENTD 2007-2008, ces usagers sont toujours majoritairement des hommes (à 63%), mais désormais surtout des cadres de la fonction publique et des professions libérales, beaucoup plus rarement des ouvriers ou des employés. À Lyon, selon les EMD de 1995 et 2006, en seulement onze ans, la proportion de cadres de l’entreprise et de la fonction publique chez les cyclistes a bondi de 6% à 24%, tandis que celle des ouvriers a diminué de 23% à 15%. Autre évolution majeure, selon l’ENDT, les déplacements à vélo ne se font plus dans les mêmes lieux : “Par rapport à 1994, l’usage du vélo a fortement progressé pour les Parisiens, les résidents des grandes aires urbaines, et dans une moindre mesure les résidents des centres des petites aires urbaines. S’il est stable dans la banlieue de Paris, son usage a reculé partout ailleurs, dans les périphéries des villes de province. Le fait de recourir plus souvent au vélo dans les déplacements en ville est un événement marquant de la dernière décennie.” Les EMD constatent elles aussi que, dans toutes les grandes villes françaises, la pratique de la bicyclette grimpe fortement dans le centre, mais remonte beaucoup moins vite dans l’ensemble de ces agglomérations. La périphérie étant plus peuplée que le centre, cela signifie que la pratique continue de baisser ou de stagner en périphérie », poursuit François Héran |30|.


À l’heure actuelle, la situation est donc la suivante. Nos sociétés sont toujours dans un état de dépendance matériel et mental inouï relativement à l’usage de la voiture individuelle : non seulement le territoire est pensé en fonction de la voiture, mais les gens réfléchissent et organisent quotidiennement leur vie en fonction de la voiture ; avec la péri-urbanisation, une importante partie de la population vit d’ailleurs désormais en périphérie des villes. La part des ménages qui disposent d’une voiture est aujourd’hui très importante dans la société. Néanmoins, certains usagers de la voiture, principalement urbains et relevant de la nébuleuse complexe des classes moyennes et supérieures, ont décidé, dans un contexte d’inquiétude environnementale et de saturation de la circulation, de reprendre le vélo. Si la part modale réservée à la voiture reste par conséquent toujours excessivement importante, le vélo a néanmoins entamé une sorte de reconquête.

DEUXIÈME PARTIE. Accroître la part modale du vélo dans les déplacements ? Quelques réflexions critiques.

Sur cette base, notre question est pragmatique : comment encourager cette recrudescence de la pratique du vélo ? Comment penser et organiser les conditions qui peuvent permettre d’augmenter la “part modale” du vélo dans les déplacements ? Autrement dit, comment encourager les gens à reprendre leur bicyclette ? Cette deuxième partie vise à apporter certaines informations, mais aussi certains garde-fous et certaines pistes de réflexion à ce sujet. Précisions qu’il ne s’agit pas ici de discuter dans une perspective technique tel ou tel aménagement, telle ou telle proposition ; il s’agit plutôt d’une réflexion critique générale quant à ces aménagements. D’une façon générale, nous plaidons pour la mise en œuvre d’une politique pro-vélo cohérente jusque dans les détails et, en particulier, pour ce qu’on appelle des « axes structurants » dans le cadre d’une multimodalité capable de desservir également la périphérie des villes.

2.1. Tous les « bons élèves » ne l’ont pas toujours été. La culture du vélo, ça se construit !

Souvent citées en exemples, les villes du Danemark et des Pays-Bas n’ont pas toujours été ces paradis pour vélos que l’on nous vante aujourd’hui. Lorsqu’on nous parle de ces pays, on a le sentiment qu’ils ont toujours été de fervents défenseurs du vélo. Il s’agit pourtant d’une idée fausse. L’entreprise de modernisation de la société est aussi passée par là et, là aussi, la pratique du vélo a très fortement diminué dans l’après-guerre. Frédéric Héran note que la pratique du vélo a été divisée par trois aux Pays-Bas et par huit aux entrées de Copenhague |31|... Pourtant, aujourd’hui, ces villes endossent le titre de « capitales » du vélo. Que s’est-il donc passé ? Il se trouve qu’au milieu des années 70, pour des raisons parfois tout à fait contingentes, ces pays décidèrent d’infléchir la politique unilatérale du « tout à la voiture » dans laquelle, comme tout le monde, ils étaient alors engagés. D’autres choix de mobilité ont été posés et d’autres politiques publiques ont été mises en œuvre, en marge des tendances dominantes de l’époque : ce sont ces politiques et ces aménagements qui ont permis à la pratique du vélo et, plus généralement, à une culture cycliste de se (re)construire.

Il est important de revenir en quelques mots sur ces exemples car ils nous enseignent plusieurs choses. D’abord, qu’il n’existe pas de culture intangible du vélo (puisque la pratique a diminué également là-bas !) et que ce que l’on nous présente comme telle est en réalité une construction sociale qui s’appuie désormais sur plusieurs dizaines d’années de réflexions et d’aménagements en faveur du vélo. Cette histoire nous permet par conséquent de comprendre notamment que notre « retard » ne doit pas être vu comme une fatalité et justifié par des indicateurs culturels fantasmés, mais qu’il convient de réfléchir cette question en matérialistes : c’est la qualité des aménagements concrets qui créent les cyclistes. Or, si la culture cycliste est rendue possible par des aménagements concrets qui la favorisent, il y a un espoir : il convient de procéder d’ores et déjà, chez nous aussi, à des aménagements qui facilitent et encouragent la pratique du vélo et contrer cette idée pessimiste selon laquelle on aménagera l’espace pour le vélo si et seulement si le nombre de cyclistes s’est accru. Autrement dit, il ne faut pas attendre que le nombre de cyclistes augmente pour procéder à des aménagements, il faut procéder à des aménagements pour qu’il augmente.

Pays-Bas

François Héran revient sur le contexte des Pays-Bas.

« Dans l’effervescence des années 1960 en pleine mutation économique, sociale et culturelle, divers mouvements de contestation de la société de consommation apparaissent”, note-t-il. “À Amsterdam, en 1965, les activistes contestataires et libertaires du mouvement Provo défraient la chronique. Parmi leurs nombreux “plans blancs” souvent farfelus et ludiques, ils imaginent de supprimer la circulation automobile et de fournir à tous gratuitement des bicyclettes blanches publiques, des sortes de Vélib’ avant l’heure. Les quelques vélos distribués disparaissent vite, mais l’idée d’oser limiter la circulation automobile germe dans les consciences » |32|.

Quelques années plus tard, des protestations plus décidées contre les voitures s’organisent. Le nombre de morts liés à des accidents de voiture atteint en effet aux Pays-Bas au début des années 70 un niveau record, avec 3300 personnes décédées, dont 500 enfants |33|... Cette situation crée de vives inquiétudes dans la population. Le mouvement « Stop kindermoord » (Stop au meurtre d’enfants) porté par Vic Langenhoff, journaliste parent d’une victime de la voiture, se met en place, bientôt soutenu par un large mouvement citoyen. Les protestations se multiplient. La société civile ne revendique pas que des aménagements cyclables ; on s’inquiète aussi des conséquences de la montée du trafic automobile sur les usagers non motorisés et de l’impact sur la qualité des espaces. Parallèlement, des urbanistes comme Joost Vahl, à Delft, travaillent pour rendre les zones résidentielles plus sûres et plus calmes, en particulier pour les enfants.

« [Ces urbanistes] prennent au sérieux le rapport Buchanan qui conseille de créer des “zones d’environnement” pour préserver les quartiers des nuisances du trafic automobile. Ils trouvent à Delft, avec le soutien des habitants, un terrain d’expérimentation et créent, dès 1968, la première “cour urbaine”, sorte de rue pour les enfants où seuls les automobilistes voulant accéder aux maisons riveraines sont admis à très petite vitesse ». |34|

Ces « environnements area » (woonerf) préservent les quartiers des nuisances automobiles grâce à des dispositifs réduisant la vitesse (chicane, revêtements différents, etc.) ; à Delft, ville pionnière, l’environnement commence à s’apaiser |35|. La convergence des efforts de parents militants et de professionnels finit par persuader les décideurs de l’importance de réduire les dangers routiers et de prendre des mesures de réduction du trafic et de la vitesse. La volonté du gouvernement hollandais de reconnaître ces groupes de militants comme des centres d’expertise urbaine est rétrospectivement regardée comme un élément clé du succès des Pays-Bas en matière de promotion du vélo. Résultat : la pratique du vélo qui, comme partout, déclinait à grande vitesse, rencontre un second souffle. Après 1978, elle ne cesse de croître ; elle augmente de 30% en 5 ans |36|.

« Aux Pays-Bas, écrit Frédéric Héran, le redressement est spectaculaire : + 30% de déplacements à vélo de 1978 à 1985. Il se renforce également avec les progrès de la modération de la circulation qui, en réduisant la vitesse des véhicules, diminue fortement les risques d’accidents. Le nombre de cyclistes augmentant à nouveau, un cercle vertueux s’enclenche grâce au phénomène de la sécurité par le nombre. L’amélioration de la sécurité des cyclistes encourage un retour de nouveaux usagers à se mettre au vélo. Dans la ville d’Amsterdam (800.000 habitants), la part modale du vélo passe de 21% vers 1988 à 28% vers 2006 » |37|.

Aujourd’hui, aux Pays-Bas, la place du vélo dans l’espace public est incontestable et considérée sur un pied d’égalité avec les autres modalités |38|.

Copenhague

Nombreux sont aujourd’hui les cyclistes à Copenhague…Dans les années 1960 et 1970, le mouvement moderniste domine cependant les visions urbanistiques des danois : ici comme ailleurs on prévoyait des rues surélevées, des parkings et de grands boulevards pour les automobiles, facilitant l’accès des voitures au centre-ville… À l’époque, plusieurs projets de construction en ce sens furent d’ailleurs lancés et, sans surprise, on constate la régression de la pratique du vélo. La politique du « tout à la voiture » est cependant infléchie dans le courant des années 70. Dans ce cas, il semble que ce soient principalement des raisons financières qui expliquent ce revirement : les fonds manquent pour réaliser les chantiers routiers prévus. Faute de moyens pour les investissements routiers, la municipalité choisit alors… de relancer l’utilisation du vélo !

« À Copenhague (1,2 millions d’habitants), la ville parvient à quadrupler le nombre des cyclistes entrants dans la ville à l’heure de pointe du matin, entre 1975 et 2005. Cet exploit est lié aux graves difficultés financières de la ville dans les années 1970 et 1980 : faute de moyens, elle renonce à nombre d’investissements routiers et choisit de relancer le vélo » |39|.

Malgré le mécontentement des modernistes, Copenhague s’engage ainsi dans une trajectoire différente. La stratégie mise en place est la suivante : apaiser les rues et construire des axes structurants afin d’exploiter pleinement le vélo. Les itinéraires tracés permettent de maximiser le potentiel de cette machine à deux roues ; ils offrent un gain de temps considérable par rapport aux autres modes de transport. À Copenhague, la plupart des résidents prennent le vélo pour la bonne et simple raison que c’est plus rapide et plus efficace. Si bien que pour de nombreux habitants, utiliser le vélo est petit à petit devenu une évidence.

Ce ne sont donc pas des raisons liées à l’écologie ou à ce qu’on appelle aujourd’hui la « qualité de vie » qui ont conduit la ville a mettre en place des aménagements cyclables, mais des raisons d’abord financières liées à l’équilibre budgétaire de la municipalité. Ce n’est que quelques décennies plus tard - dans un monde où la crise environnementale s’est faite plus pressante – que ce qui fut, à l’époque, souvent considéré comme une malchance, a commencé à être regardé comme un succès, un succès qui fonde actuellement les bases de la réputation conviviale et avancée de la ville en matière d’environnement.

Aujourd’hui, Copenhague poursuit sur cette lancée. En 2010, en vue d’atteindre des objectifs fixés à l’horizon 2020, à savoir une part modale de 50 % des déplacements à vélo – la ville parviendra à 49 % en 2023 –, Copenhague décide d’aménager 300 km de « cykelsuperstier » (« super pistes cyclables ») composées de 25 itinéraires principalement radiaux |40|. Ces aménagements visent à améliorer la sécurité, la continuité des itinéraires, et à accroître la portée et la vitesse moyenne des déplacements à vélo.

Des leçons à tirer de ces situations, mais en tenant compte de notre réalité « pro-voiture »

Le modèle de l’automobile n’est donc pas tout à fait le seul : depuis les années 70, d’autres villes, dans d’autres pays, ont opté, à côté de la voiture, pour des politiques favorables également aux déplacements à vélo. Au Danemark et au Pays-Bas – mais également à Stockholm où la part du vélo, tombée à moins de 1% dans les années 1970, remonte à 4% en 1991 et à 10% en 2006 |41| – la présence du vélo est désormais légitime.

L’histoire de ces villes et leurs réalisations doit être prise en considération. Cela peut en effet nous permettre d’identifier certains éléments clés, qui ont joué un rôle déterminant dans le retour du vélo et que l’on pourrait appliquer chez nous également. En observant ce qui a fonctionné là-bas, des points communs frappants apparaissent. La régulation et l’apaisement du trafic automobile, la séparation et la répartition de l’espace entre le vélo, la voiture (et les piétons), la création d’un réseau structurant très lisible qui permet de développer le plein potentiel de la bicyclette : ce sont-là des éléments importants sur lesquels s’est construite cette « culture vélo » que nous envions à nos voisins.

Pour être efficaces, ces aménagements doivent cependant être pensés jusqu’au bout. L’expérience montre en effet qu’un « réseau express » seul ne suffit pas ; une réduction et un apaisement du trafic non plus ; de même que la qualité des services proposés (parkings, ateliers de réparation, etc). Pris isolément, ces éléments ne permettent pas d’offrir les conditions nécessaires au développement du vélo. Il faut qu’ils s’inscrivent dans une réflexion globale, intégrée. À cet égard, Dunkerque constitue un bel exemple par la négative. Ici, de nombreux aménagements pro-vélo ont été réalisés. Pourtant, ils sont peu utilisés, peu empruntés. Une situation qui s’explique notamment par le manque de réflexion intégrée : il n’y a pas eu de réduction du trafic, ni de la vitesse de la circulation. Or, lorsque les aménagements ne permettent pas de rendre la circulation à vélo facile et sécurisée pour les vélos, il semble que nombre de personnes rechignent à emprunter ces aménagements. Le problème, c’est qu’avec des aménagements mal pensés, la ville a désarmé ses futures interventions en matière de politique cyclable car une telle situation rend par la suite difficile la justification de nouveaux investissements…

D’après les associations militantes, bien que nous ayons cinquante ans de retard, il n’est pas impossible, en agissant de façon à la fois décidée et réfléchie, de récupérer de la place dans l’espace public pour le vélo. D’après ces lobby pro-vélo, il existe une réelle possibilité de développer le vélo : de nombreuses personnes sont prêtes à se déplacer autrement si des aménagements favorables au vélo, en rendant sa pratique plus simple et plus sécurisée, étaient consentis. C’est exact et les enquêtes du SPW montrent que, pour de courtes distances, un certain pourcentage de la population pourrait changer ses habitudes de déplacement si l’infrastructure était plus adaptée.

2.2. Des opportunités à saisir

Par ailleurs, il ne faut pas se focaliser uniquement sur ces modèles tout droit sortis des années 70… Plus récemment, d’autres avancées en matière de politiques cyclables ont fleuri, parfois dans des villes jusqu’ici encore hostiles à la pratique du vélo utilitaire. Dans certains cas, les avancées sont rapides et permettent de contrecarrer partiellement le retard accumulé et d’amoindrir les divergences considérables avec nos voisins du Nord. En France, la plupart des grandes villes se sont ainsi engagées récemment dans le développement de « réseaux express vélo » (REV).

Pour rappel...
Un REV (Réseau Express Vélo) est un réseau d’infrastructures cyclables caractérisé par :
Séparation de la circulation automobile et piétonne : Des éléments de séparation physique sont souvent présents. Les voies de circulation doivent être larges et confortables : idéalement 2,5 m pour une piste unidirectionnelle et 4 m pour une piste bidirectionnelle. Si la séparation n’est pas possible, l’apaisement de la circulation est primordial, avec une préférence pour les zones 30 et une limitation de l’accès des piétons sur ces axes à haute intensité.
Itinéraires continus : Les passages aux carrefours, ronds-points et croisements avec les automobilistes et piétons sont intégrés et sécurisés. Les différentes lignes du réseau sont également interconnectées.
Intégration urbaine : Le réseau connecte tous les quartiers résidentiels aux points névralgiques de la ville, tels que les gares et centres commerciaux. Il permet à chacun d’accéder rapidement, depuis son domicile, à un espace de déplacement sécurisé, et relie également les périphéries pour faciliter les déplacements vers le centre.
Jonctions interurbaines : Le réseau connecte également les communes environnantes de l’agglomération, augmentant le potentiel d’utilisation du vélo jusqu’à 15 km du centre-ville, avec l’aide des vélos à assistance électrique.
Visibilité et lisibilité : Les lignes sont clairement identifiées et balisées (signalisation, marquage, colorisation). Une carte du réseau est disponible et diffusée, et un éclairage adéquat est mis en place |42|.

Paris et ses « coronapistes »

Le cas le plus impressionnant reste probablement celui de Paris où en moins de dix ans la situation des cyclistes s’est nettement améliorée |43|. Loin d’être jusqu’ici un « bon élève » en matière de politique cyclable, la ville a vu le nombre de ses cyclistes exploser dans le cadre de la pandémie du coronavirus |44|. À un moment où les transports en commun ne représentaient plus pour certains une manière sûre de se déplacer, la crise sanitaire a effectivement fait apparaître le vélo comme un mode de déplacement « secure ». Face à ce regain subit d’intérêt, la ville de Paris a pris l’initiative de mettre en place certains aménagements provisoires, parfois bricolés : les « coronapistes ». Ces aménagements peu coûteux, réalisés dans une forme d’urgence, ont permis d’expérimenter une idée de réseaux structurants qui planait déjà dans l’air. En rompant avec les aménagements préexistants - des aménagements éparpillés, dispersés qui rendaient la pratique du vélo aléatoire, délicate voire dangereuse –, les « coronapistes » ont rendu possible une pratique du vélo plus fluide et plus sécurisée. Il n’en fallut pas plus pour décider les parisiens à sortir leur vélo.

Cette forme « d’urbanisme tactique » a donc mis en lumière le fait qu’un réseau structurant – un réseau continu – trouve rapidement son public. Permettre aux cyclistes de se déplacer de façon continue, fluide et sécurisée apparaît à nouveau comme une condition essentielle pour encourager la pratique du vélo. Par la suite, un nombre important de ces pistes a été pérennisé. Le succès des coronapistes a permis de relancer le projet d’un « réseau express vélo » à Paris |45|. Après plusieurs mois de campagne médiatique et de plaidoyer, un conglomérat d’associations citoyennes a obtenu un soutien financier de 250 millions d’euros de la région Île-de-France pour la réalisation du projet ; l’idée est de réaliser la moitié des infrastructures prévues d’ici 2025 et la totalité à l’horizon 2030. Prévoyant un total de 180 kilomètres d’aménagements cyclables en plus, ces derniers comportent la pérennisation de 52 kilomètres de coronapistes |46|. Les lignes directrices identifiées et proposées par les associations citoyennes ont été largement reprises. Les associations initiatrices du projet restent impliquées pour suivre l’avancée du projet.

Ici, ce qui impressionne, c’est la rapidité avec laquelle la capitale française rattrape son retard. Paris est bien entendu une ville plus grande avec des budgets bien supérieurs à ceux de la Wallonie. Cependant, la voiture y était tout autant, voire davantage encore, ancrée. En un certain sens, la situation est comparable et les défis que nous devons relever sont très semblables. Une confirmation que rien n’est perdu, à condition que les aménagements se fassent.

Le retour du tram (l’espoir d’un réseau cyclable)

En calmant le jeu de la voiture, le retour du tram peut lui aussi constituer une opportunité pour une recrudescence de la pratique du vélo. C’est ce qui s’est passé à Grenoble ; c’est ce qui s’est passé à Strasbourg, souvent vue comme la « capitale française » du vélo ; c’est ce qui s’est passé à Bordeaux, où le vélo, là aussi, a profité d’un centre-ville apaisé grâce à la construction de trois lignes de tram en 1996. Sur les trajets des lignes de tram, les rues et les places sont réaménagées et offrent un environnement souvent propice aux cyclistes |47|.

La mise en place d’un tramway est souvent considérée comme une opportunité pour promouvoir l’utilisation du vélo. ll est cependant essentiel que les réflexions sur le tramway et sur la mobilité cycliste soient menées de concert. Le tramway présente des avantages pour les transports en commun en désengorgeant le centre-ville et en créant des axes pénétrants. Si ces axes sont conçus en tenant compte des cyclistes, ils peuvent également améliorer la situation pour ces derniers. Lorsque le projet est mené de façon globale et concertée, il peut bénéficier à la fois aux transports en commun et aux cyclistes. On notera qu’à Liège, le GRACQ s’inquiète cependant de la mauvaise intégration et de la fragmentation du réseau cyclable dans le cadre de la constitution de la ligne de tramway |48|.

Le vélo à assistance électrique (VAE) : un outil qui peut permettre de changer les habitudes
Contrairement aux Pays-Bas, où le vélo musculaire est traditionnellement répandu et de faible valeur, les reliefs de nos régions rendent le vélo électrique nécessaire, ce qui pose des problèmes de coût, de vol et de stockage. Le vélo électrique n’est pas abordable pour tous. Il est donc essentiel de soutenir économiquement l’achat de vélos et de trouver des lieux de parking sécurisés. Le succès des subventions pour l’achat de vélos électriques montre qu’il existe un attrait réel pour ce type de véhicules. Le coût élevé du matériel de bonne qualité, en particulier électrique, ne doit pas être un frein, surtout si le VAE est utilisé comme un argument pour franchir les dénivelés et étendre les distances.

2.3. Ce qui a déjà été fait : état des lieux critique

Il serait néanmoins malhonnête d’affirmer que rien n’est fait pour encourager ce rebond du vélo chez nous |49|. Des avancées ont été réalisées ; la généralisation des SUL (Sens Unique Limité) et la création de « rues cyclables » en sont les formes les plus généralisées. Sont-elles suffisantes ? Sont-elles des éléments constitutifs d’un réel réseau cyclable ?

La situation en Wallonie : l’existence d’une demande pour les déplacements en vélo

En Belgique, les chiffres du vélo au niveau national sont tirés vers le haut puisqu’en Flandre la voiture est moins utilisée sur les trajets de courte distance et le vélo occupe une place bien plus importante que chez nous dans l’espace public. En effet, au nord du pays, en 2005, 12 % des déplacements domicile-travail étaient déjà réalisés à vélo ; la Flandre atteint 20 % de part modale en 2021… Une différence de taille avec les 2,4 % de part modale pour le vélo en Wallonie ! Notons en outre qu’en Flandre, on observe une diminution de l’utilisation de la voiture alors qu’elle est encore en légère augmentation chez nous. Enfin, en Flandre, comme aux Pays-Bas, les budgets alloués pour les aménagements vélos sont largement supérieurs à ceux de la Wallonie, une situation qui ne fait que renforcer l’avance du nord du pays en matière de cyclisme quotidien.

En Wallonie, malgré une réalité toujours désastreuse en matière de sécurité et d’aménagements pro-vélo, on observe toutefois également un rebond de la pratique. Avec le plan FAST 30, les autorités se sont fixées des objectifs en matière de réduction de nos émissions de CO2 – 5% de part modale pour le vélo à l’horizon 2030 – qui nécessitent d’encourager la pratique du vélo |50|. Il semble d’ailleurs qu’une part non négligeable de la population est prête à l’idée de troquer sa voiture au profit du vélo, essentiellement pour ce qui concerne les petits trajets. En 2017, pour les trajets de 2 à 5 kilomètres, 41 % des individus utilisent la voiture ; pour les trajets de 10 à 20 kilomètres, ce chiffre atteint 53 % |51|. Les différentes enquêtes du SPW ont déterminé qu’une partie des répondants se déclarent prêts à adopter le vélo pour se rendre à l’école ou au travail pour des trajets n’excédant pas 10 km. Il y a par conséquent un réel potentiel de transfert modal de la voiture vers le vélo sur les trajets domicile-travail de courte distance.

Mais de quels aménagements disposons-nous déjà ?

SUL et rues cyclables

L’instauration d’un trafic à sens unique est un instrument souvent utilisé dans les plans de circulation routière pour canaliser le trafic dans des rues qui ne s’y prêtent pas. Avec les SUL, l’idée est la suivante : permettre aux cyclistes d’emprunter des rues qui sont à sens unique pour les voitures. Dans les SUL, les cyclistes font donc directement face aux automobilistes. Le but premier de l’instauration du SUL n’est pas d’améliorer la sécurité routière globale mais bien d’encourager l’usage de la bicyclette. Et il est vrai qu’ils permettent d’élargir les possibilités d’itinéraires à un niveau local.

La mise en place de ce dispositif ne constitue cependant pas un élément suffisant. Du point de vue de la sécurité, ce dispositif n’est pas idéal. Emprunter ces rues à contre-sens est souvent risqué ; alors que les plans de mobilité conçoivent cette rue comme une rue à double sens cyclable, dans la pratique les cyclistes préfèrent souvent opérer un détour plutôt que d’emprunter ces rues dangereuses. D’une façon générale, ce type de stratégie ne témoigne pas vraiment d’une vision à long terme, mais plutôt d’adaptations à la marge pour les cyclistes, mais sans que soit repensée d’une façon intégrée et cohérente la mobilité.

Dans le même ordre d’idées, on observe que les rues cyclables – des rues où les voitures ne peuvent dépasser les vélos qui sont invités à occuper le centre de la chaussée –, lorsqu’elles sont très fréquentées par les voitures, peuvent constituer pour les cyclistes un environnement oppressant ; les conflits avec les automobilistes sont d’ailleurs bien réels.

Alors que dans les plans de mobilité, les SUL et les rues cyclables sont souvent qualifiés d’axes structurants, du point de vue des cyclistes de terrain, il s’agit plutôt d’aménagements consentis à la marge de la circulation automobile, pas vraiment pensés pour le vélo et qui n’encouragent guère les cyclistes plus timorés à opter pour la bicyclette..

Un danger pour les piétons

Chez nous, la plupart des tronçons prévus pour les vélos qui sont séparés du trafic automobile se partagent avec les piétons. La mobilité de ces chaussées est « cyclo-piétonne ». Ces aménagements qui font coexister deux modes « doux », la marche et le vélo/trottinette, s’appuient à notre avis sur une idée fausse : celle qui consiste à les regarder comme faisant partie d’une même famille. Certes, comparés à la voiture, leurs vitesses relatives sont proches ; mais c’est une vision théorique des choses, tout à fait contestable dans la pratique, surtout lorsqu’on souhaite appuyer l’idée des axes structurants pour le vélo. La mixité piétons-vélos a d’ailleurs toujours posé problème. Lorsque la pratique du vélo s’est répandue, au début du siècle dernier, les conflits entre les cyclistes et les piétons étaient en effet déjà devenus monnaie courante. À tel point qu’on finit par interdire la bicyclette à certains endroits pour envoyer les vélos sur les voiries propres, séparées au maximum des piétons |52| ! Avec les voiries conquises par la voiture après la Seconde Guerre mondiale, il semble qu’on ne sache plus très bien où placer le vélo… Le choix qui est fait aujourd’hui de mélanger les cyclistes et les piétons témoigne surtout de la difficulté de reprendre de la place à la voiture. Le vélo ne semble pas encore considéré comme une modalité de déplacement à part entière alors même que les objectifs fixés par les autorités de 5% de part modale pour le vélo sont ambitieux (le plan FAS 30) |53|.

Les axes structurants et les cyclostrades

Si l’objectif est bien d’augmenter la part modale du vélo, la constitution de tracés propres, respectueux de la logique propre du vélo, sont nécessaires pour permettre le développement de son plein potentiel. Au niveau des axes structurants, l’idée défendue est de dire qu’il faut oser reprendre de la place aux voitures et créer des aménagements en site propre pour sécuriser et rendre efficaces les déplacements à vélo. Un réseau express constitue une colonne vertébrale sur laquelle se greffent des axes secondaires constituant un maillage du territoire. Au niveau régional, le plan FAS 30, qui comprend un volet de sensibilisation et un volet d’aménagement, repose sur la mise en place de ce que l’on appelle des « cyclostrades », sorte d’autoroutes pour vélo qui répondent à certains critères d’aménagement et permettent un maillage de l’ensemble du territoire |54|.

La mixité cyclo-piétonne et les axes structurants
C’est justement sur les axes structurants que cette mixité est la plus problématique. Toute proportion gardée, elle représente le même danger pour les piétons que la voiture l’est, sur la route, pour les cyclistes. Des conflits sont observables. Les uns et les autres agissent leur logique propre de déplacement ; les cyclistes qui utilisent ces axes souhaitent utiliser le plein potentiel de leurs montures et les piétons, qui marchent dans un espace très souvent non délimité, ne sont pas toujours conscients que des vélos peuvent passer à une vitesse soutenue très près d’eux.

Cette concurrence horizontale entre ces deux modes doux peut être évitée par des détails qui relèvent par exemple d’une bonne signalisation. D’autres exemples sont observés ailleurs : signalisation plus visible ou encore balises lumineuses, revêtements différenciés, séparations tangibles là où les zones de trafic sont les plus denses ; dans tous les cas, l’idée est que les aménagements ne laissent pas de place aux doutes sur l’espace dédié à chacun. Un axe structurant doit éviter, à minima, de dégrader la situation des piétons et doit, au contraire, veiller à l’améliorer chaque fois que cela est possible.

D’une façon générale : la continuité dans les tracés, la réflexion jusque dans les détails

Les interventions ponctuelles et non continues constituent d’une façon générale un frein. Dans ce cas, bien que des aménagements soient faits, ils sont peu empruntés car ils débouchent souvent sur des voiries où la cohabitation avec la voiture est problématique ou sur des carrefours dangereux. La source et l’embouchure de ces axes constituent des moments plus dangereux que ceux proposés par des itinéraires non séparés : beaucoup de cyclistes ne les empruntent donc pas. Ces avancées sont critiquées et peu utilisées car discontinues. Elles ne démontrent pas le réel potentiel du vélo. Contrairement aux aménagements les plus continus ou séparés qui font apparaître rapidement le nombre réel de cyclistes.

Les villes souvent citées pour leurs politiques cyclables se distinguent non seulement par l’ampleur des infrastructures mises en place, mais également par la qualité de ces dernières et l’attention portée aux détails. Les revêtements, la signalétique, l’éclairage et les offres de stationnement contribuent de concert à créer un environnement de qualité pour les cyclistes. Par exemple, au Danemark, pour renforcer le caractère structurant et l’intensité des axes, les feux de signalisation sont coordonnés afin de minimiser les arrêts pour les cyclistes. Cela leur permet de rouler plus fluidement et de ne pas devoir s’arrêter aussi souvent.

À l’inverse, chez nous, certains détails, ressentis et qualifiés d’inepties par certains cyclistes engagés, renforcent l’idée auprès des cyclistes qu’ils ne sont pas pris en compte dans la conception de la mobilité. Les bouches d’égout sur les pistes cyclables, les revêtements en mauvais état sur les axes séparés et les itinéraires mixtes à haute intensité font que certains cyclistes décident de ne pas emprunter ces dispositifs. Le fait que les cyclistes désertent ces aménagements donne alors l’impression aux autorités qu’ils sont peu utiles. L’impression que les choses sont réalisées en déconnexion avec la réalité du terrain pose la question de la consultation, qui est effectuée mais peut-être pas au bon moment.

2.4. L’associatif : un interlocuteur essentiel

Partout où des réseaux de ce type se sont développés, récemment ou dans les années 1970, le milieu associatif et militant a été un moteur de réflexion essentiel, permettant de collaborer avec les services publics à des mesures efficaces et adaptées selon les contextes. Une consultation des associations ayant une connaissance approfondie du terrain et des besoins permet de ne pas s’égarer et de créer un climat favorable pour avancer ensemble dans la même direction.

Chasse aux consultations

Le groupe de recherche et d’action des cyclistes quotidiens représente les usagers cyclistes en Belgique francophone lors des consultations avec les élus et les services publics. En Wallonie, le GRACQ est de plus en plus inclus dans les comités de pilotage et d’accompagnement, bien que certaines communes n’aient pas encore l’habitude de cette manière d’opérer. S’il est de plus en plus écouté, la posture adoptée par le GRACQ consiste souvent à pointer du doigt les aménagements réalisés et alerter sur les éléments ne respectant pas certains principes de base.

Cette posture de gendarme découle du fait que ces consultations interviennent souvent tard dans la conception d’un projet. Devant partir à la « chasse » aux consultations, les commentaires du GRACQ sont souvent peu élogieux sur les avancées faites. N’ayant pas le dernier mot face aux services compétents en matière de voirie et de code de la route, et n’étant pas un acteur institutionnel, l’avis du GRACQ sur les questions complexes ne peut malheureusement pas faire basculer le projet. Les acteurs associatifs interviennent le plus souvent une fois le permis déposé, pointant du doigt ce qui ne remplit pas les grands principes. Leurs interventions sont donc souvent concentrées sur les points qui ne vont pas et créent un climat de conflit.

La consultation du GRACQ, si elle avait la possibilité d’intervenir plus tôt, permettrait sans doute une meilleurs compréhension des enjeux et des contraintes de chacun, du terrain des cyclistes et des planificateurs : cela permettrait au GRACQ de sortir d’une posture de lanceur d’alerte et aux planificateurs de mieux cibler les éléments les plus problématiques pour les cyclistes sur le terrain.

Une connaissance du terrain

Les membres bénévoles du GRACQ, regroupés en groupes locaux, peuvent en effet être de précieux conseillers. Présents sur le terrain, ils récoltent un nombre conséquent d’informations grâce à leurs expériences. Ces personnes ne sont pas des ingénieurs, mais des experts de leur milieu. En expérimentant quotidiennement un lieu, ils deviennent légitimes pour identifier les besoins et les difficultés. Ce savoir « profane » est précieux ; il est largement considéré en Allemagne et dans les pays nordiques où, depuis les années 80, il est utilisé pour améliorer la condition des usagers et intervenir efficacement à des endroits précis. À l’heure actuelle, nous sommes au début de la consultation citoyenne ; d’après un permanent du Gracq interrogé, il est encore parfois difficile pour les techniciens de traduire le discours de ce savoir « profane » en aménagements concrets. Tout comme il est difficile pour les citoyens consultés de s’exprimer pour le bien commun.

Une commission vélo et des compromis

Un lieu de dialogue rassemblant tous ces acteurs est nécessaire pour établir des échanges constructifs entre les parties et avancer ensemble dans la même direction. Conscient du retard accumulé, il est évident que les premières interventions ne peuvent pas convenir à tous. Ces premiers pas sont primordiaux pour la suite.

Le projet de piste cyclable autour de la petite ceinture à Bruxelles, porté par Pascal Smet, ministre de la mobilité et des travaux publics en Région Bruxelles-Capitale, a démontré qu’une politique engagée et concertée avec les associations peut créer un climat positif et faire bouger les choses. Partant du constat que l’avis des associations était systématiquement négatif malgré les améliorations apportées et que les réticences des cyclistes et des automobilistes pouvaient paralyser les avancées, les trois associations pro-vélo en Belgique (Pro Vélo, Gracq et Fietsersbond) ont été conviées pour leur rappeler qu’il était difficile de réaliser toutes les ambitions dès le départ, mais qu’il fallait bien commencer quelque part. Dans ce contexte de réduction de l’espace consacré à l’automobile, il était difficile de justifier d’autres aménagements plus importants si les associations désamorçaient dès le début les avancées faites. Cela alimentait le discours des automobilistes en colère. Lors des comités de concertation, une pétition de 1000 signatures montrant le soutien aux aménagements mis en place a permis d’avancer ensemble et d’améliorer les aménagements futurs. Ce soutien des associations, non seulement basé sur des doléances, a permis à long terme d’accroître la légitimité de nouvelles mesures et de se concentrer sur les éléments les plus importants.

Ne plus avancer « petits pas par petits pas » : l’idée du Réseau Express Vélo (REV) à Liège portée par un Collectif Citoyen
L’initiative d’un Réseau Express Vélo (REV) à Liège est portée par un collectif citoyen, né de l’expérience de cyclistes quotidiens militants. L’idée est de créer un mouvement fort autour d’un réseau cyclable : en faire un projet public et débattu pour mettre en lumière ce qui ne se voit pas dans l’espace public en raison de sa configuration actuelle : le fait qu’un nombre important de cyclistes est présent aujourd’hui. Ce nombre est amené à croître et beaucoup encore n’osent pas entamer cette transition, notamment par peur du manque d’aménagements. La volonté des élus actuellement est d’accompagner cette augmentation, du moins si l’on en croit les discours des différents candidats présents lors des rencontres organisées par ce collectif. L’objectif est de mettre ce sujet sérieusement à l’agenda et de ne plus avancer par petits pas en profitant seulement des opportunités offertes par d’autres projets comme le tram ou le busway. Il s’agit de faire de la constitution de ce réseau un projet à part entière, de donner les moyens aux planificateurs de développer un véritable réseau express vélo à Liège. |55|


CONCLUSION

Dans cette étude, nous avons d’abord voulu revenir sur le contexte de l’après-guerre afin de mieux cerner les raisons pour lesquelles les déplacements en vélo, encore très fréquents dans la population avant 1945, ont diminué jusqu’à quasi-disparaître à partir des années 50. À cet égard, nous avons mis en évidence qu’avec la modernisation de la société et les nouvelles habitudes de déplacement qui se sont alors mises en place - en gros : l’augmentation du périmètre de l’existence des individus - la voiture est peu à peu devenue indispensable. Pourquoi les déplacements à vélo se sont-ils raréfiés ? Essentiellement parce que la bicyclette, regardée comme un engin obsolète et ringard, ne permettait tout simplement plus de répondre aux désirs et aux exigences modernes des individus en matière de déplacement.

La situation semble cependant changer aujourd’hui. On observe en effet une recrudescence de la pratique du vélo, en particulier dans les centres-villes. Certaines personnes ont décidé de changer leurs habitudes et de rouler à nouveau en vélo lorsque la distance le leur permet. Tout au long de la seconde partie de cette étude, nous avons donc mis en évidence certaines des réflexions et certains des dispositifs qui existent à l’heure actuelle – les SUL, les rues cyclables, les cyclostrades, etc. – et qui ont pour vocation d’essayer « d’accroître la part modale du vélo dans les déplacements », c’est-à-dire de favoriser, d’encourager les déplacements à vélo. Si l’on se réfère aux expériences menées chez certains de nos voisins en matière de mobilité, aux Pays-Bas ou au Danemark où la part modale du vélo est beaucoup plus importante, il apparaît qu’il faut procéder à des aménagements capables de rendre la pratique des cyclistes la plus continue, la plus fluide, la plus lisible et la plus sécurisée possible, notamment en élaborant un réseau vélo bien construit, reposant à la fois sur des axes structurants et permettant un maillage fin du territoire.

C’est la raison pour laquelle nombre d’associations pro-vélo plaident aujourd’hui pour la mise en œuvre d’axes structurants dans le cadre d’une multimodalité bien pensée – tram, train – permettant de desservir également la périphérie. Si à l’heure de la crise climatique il convient de s’engager dans cette direction, nous souhaiterions cependant conclure en attirant l’attention sur un point qui nous paraît important. Transposer purement et simplement leurs initiatives ou les décisions que nos voisins modèles prennent aujourd’hui en matière de mobilité pro-vélo n’a pas beaucoup de sens car le terrain, transformé chez nous par des décennies supplémentaires d’aménagements en faveur de la voiture, est très différent. On ne peut pas transformer la réalité d’un coup de baguette magique. Or, chez nous, la place de la voiture est encore très prégnante, aussi bien dans le territoire que dans les mentalités. C’est donc de cette réalité-là qu’il convient de partir pour la transformer petit à petit. A nos yeux, les axes structurants constituent donc une belle idée, une idée de laquelle on peut s’inspirer, vers laquelle on peut tendre, mais en s’ancrant d’abord dans notre réalité à nous, une réalité encore très “pro-voiture”. C’est dire notamment qu’il convient peut-être d’élaborer des initiatives pro-vélo qui ne reposent pas sur un discours anti-voiture discriminant, discours anti-voiture qui, de surcroît, semble avoir surtout pour fonction de construire des boucs-émissaires – les méchants utilisateurs de la voiture - lesquels finissent par occulter le fait, pourtant massif, que le procès de modernisation se poursuit, que les déplacements des personnes, des objets et des capitaux ne cessent en fait d’augmenter – ainsi qu’en témoigne par exemple le secteur de l’aviation aujourd’hui en pleine expansion…

BIBLIOGRAPHIE

Frankignoulle, P., Ville et vélo  : Histoire d’une reconquête. Musée des Transports en Commun du pays de Liège, 2016

Héran, F., Le retour de la bicyclette, Paris, La découverte, 2014

Goffinet, L. (2024, mars 21). Baromètre wallon 2023  : Des résultats aussi mitigés qu’en 2021 [Text]. GRACQ. https://www.gracq.org/barometre-cyclable-2023

Mobilité. (s. d.-a). Plan de Mobilité de Charleroi Métropole. Mobilité. Consulté 31 mai 2024, à l’adresse http://mobilite.wallonie.be/home/outils/plans-de-mobilite/plan-de-mobilite-de-charleroi-metropole.html

Mobilité. (s. d.-b). Wallonie cyclable. Mobilité. Consulté 31 mai 2024, à l’adresse http://mobilite.wallonie.be/home/politiques-de-mobilite/wallonie-cyclable.html

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SPW. (s. d.). La cyclostrade—Sécurothèque. Sécurotheque. Consulté 31 mai 2024, à l’adresse https://securotheque.wallonie.be/cms/render/live/fr/sites/securotheque/contents/articles/E-amenagements-usagers-et-vehicules/cyclistes/amenagements-cyclables/la-cyclostrade.html

Tour à vélo, Charleroi. (2024, mai ). Isabelle et le vélo. https://www.isabelleetlevelo.fr/evenement/tour-a-velo-charleroi/

Warzée, C. (2020, mars 21). Le carrefour du Cadran. Histoires de Liège. https://histoiresdeliege.wordpress.com/2020/03/21/le-carrefour-du-cadran/

|1| Voir notamment les auteurs de l’ouvrage : Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013.

|2| K. Ross Rouler plus vite, laver plus blanc. Modernisation de la France et décolonisation au tournant des années 60, (trad. S. Duransanti), Paris, Flammarion, 2006, p. 13-14.

|3| Ibid., p. 14.

|4| F. Héran, Le retour de la bicyclette. Une histoire des déplacements urbains en Europe, de 1817 à 2050, Paris, La Découverte, 2015, p.67.

|5| K. Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc. op. cit., p.33.

|6| Ibid. p. 37.

|7| Ibid. p. 45.

|8| F. Héran, Le retour de la bicyclette, op.cit., p.68.

|9| K. Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc. op. cit., p.45.

|10| Ibid., p.38.

|11| Ibid., p. 37.

|12| F. Héran, Le retour de la bicyclette, op. cit., p. 69.

|13| Ibid. p. 70.

|14| K. Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc. op. cit., p.38.

|15| F. Héran, Le retour de la bicyclette, op. cit., p. 78.

|16| Voir Ibid., p. 60 et suivantes.

|17| B. Coquard, “Chez les uns les autres”, in Dérivations. tome 9, Ce que l’urbain fait au rural, 2024

|18| Ibid., p. 82.

|19| Ibidem.

|20| Henri de La Tombelle, “La grande pitié des cyclistes citadins”, 1947 in F. Héran, Le retour de la bicyclette, op. cit. p. 59.

|21| J.-B. Fressoz, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012. D’autres auteurs vont également dans ce sens : Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil, Une autre histoire des "Trente Glorieuses". Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, op. cit.

|22| On pense par exemple à des auteurs comme Jacques Ellul (La technique ou l’enjeu du siècle) ou Bernard Charbonneau (Tristes campagnes) ; à l’avant-garde littéraire et artistique des situationnistes avec quelqu’un comme Guy Debord (La société du spectacle) ou encore, dans les campagnes, à quelqu’un comme Bernard Lambert figure de proue du mouvement des Paysans-travailleurs et auteurs en 1970 d’un ouvrage Les Paysans dans la lutte des classes. Indiquons également que ces critiques du progrès “ne consistent pas dans un refus de la technique”, mais doivent plutôt être vues comme des “propositions pour des trajectoires alternatives”.

|23| On peut par exemple lire à ce sujet Le bal des célibataires de Pierre Bourdieu.

|24| F. Héran, Le retour de la bicyclette, op. cit. p. 92.

|25| Ibidem.

|26| Ibid. p. 94.

|27| Ibid. p. 113.

|28| Ibid. p. 137.

|29| Ibid. p. 142-143.

|30| Ibid. p. 143-144.

|31| F. Héran, op. cit. p.80 et 81.

|32| Ibid., p. 91.

|33| Interview de Laurent Theunissen, in P. Frankignoule, Ville et vélo. Histoire d’une reconquête, Edition du musée du transports en commun de Wallonie, collection : cité mobile !, 2016, p. 66.

|34| F. Héran, Le retour de la bicyclette, op. cit., p.95.

|35| Kremers, H. (2016, février 1). (4) Les premières «  zones marquées  »... Du monde. Isabelle et le vélo. URL : https://www.isabelleetlevelo.fr/2016/02/01/les-premieres-zones-marquees/

|36| F. Héran, Le retour de la bicyclette, op. cit. p. 96.

|37| Ibid., p.121.

|38| « Plusieurs facteurs expliquent le rôle pionnier joué par les Pays-Bas », indique Frédéric Héran qui, entre autres choses, note que “de nombreuses villes sont de taille moyenne, peu équipée en transports publics, avec des distances propices au vélo. Les distances domicile-travail sont, en particulier, assez réduites et, quand ce n’est pas le cas, la densité de réseau ferroviaire facilite la complémentarité “vélo+train”. La situation est similaire en Flandre belge, où l’emploi local est bien plus important qu’en Wallonie”. Ibid., p. 98-99.

|39| Ibid., p. 122.

|40| Ibid. p. 139.

|41| Ibid., p. 122.

|43| On pourra lire également sur ce point F. Héran, Le retour de la bicyclette, op. cit., p.148.

|45| Voir : https://rerv.fr/

|47| Voir : F. Héran, Le retour de la bicyclette, op.cit. p. 88 et suivantes.

|49| Service Public Fédéral Mobilité et Transports, enquête trajet domicile - travail ; voir : https://mobilit.belgium.be/sites/default/files/documents/publications/2023/Rapport_WWV_2021-2022_FR_corrigendum.pdf ; voir en particulier le tableau page 61 du document.

|52| Pierre Frankignoul, Ville et vélo. Histoire d’une reconquête, op.cit. p. 36.

Cette publication est éditée grâce au soutien du ministère de la culture, secteur de l'Education permanente

 

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