Il est particulièrement intéressant de poser la question de l’impact et des opportunités que le tram ouvre pour la « périphérie ». En effet, la première couronne — cette zone intermédiaire entre le centre, totalement urbanisé, où se concentrent les activités de service, et la banlieue verte, mélangeant terres agricoles, lotissements — est la zone où l’implantation d’un tram suscitera probablement le plus de débats. Au centre-ville, en effet, à quelques quasi-détails près, les tracés s’imposeront en grande partie d’eux-mêmes, déterminés par les nombreuses contraintes existantes et par un bâti qui sature l’espace et limite les possibilités. Au-delà de la première couronne, au-delà de l’espace occupé par des maisons mitoyennes, le tram n’ira point, car il n’est pas conçu pour cela. C’est donc dans la proche périphérie que l’implantation du tram est la plus intéressante à discuter, puisque c’est là que se jouera une bonne partie de son effet : la re-structuration de la ville autour de nouveaux axes de communication.
Parmi les multiples défis qui se posent aujourd’hui en matière d’urbanisme et d’aménagement du territoire, deux sont particulièrement saillants tout en étant liés de près à la question du transport structurant et à son rapport avec la « périphérie ».
— Premièrement, la périurbanisation et, de façon plus générale, un aménagement du territoire de mauvaise qualité, fait de lotissements très peu denses ou de zonings extensifs, qui rend la majeure partie d’entre nous peu ou prou dépendants de la voiture individuelle. Ceci pose le problème de la très lourde gestion d’un passif : comment faire évoluer ces zones pour les rendre compatibles avec d’autres moyens de transports que la voiture ? Comment restructurer l’habitat autour d’axes de transports en commun ? Comment mettre au terme au dramatique grignotage des terres agricoles et des espaces naturels ? Comment recréer du lien social dans ces banlieues souvent très impersonnelles ?
— Ensuite, la gentrification voit s’accentuer les difficultés d’accès au logement dans un contexte de retour à la ville, avec la conséquence de reléguer les classes populaires dans des secteurs moins désirables de la ville ou de sa périphérie. Si le phénomène est nettement moins marqué à Liège qu’il ne peut l’être à Bruxelles (à Ixelles ou à Saint-Gilles, par exemple) ou a fortiori à Paris, il mérite cependant une attention soutenue. Certes, la crise financière et l’éventuel dégonflement de la bulle immobilière dans certains pays voisins pourrait atténuer l’impact du phénomène. Mais, en tendance longue, la question est posée de savoir si l’habitat en milieu urbain dense n’est pas en train de devenir l’apanage des classes supérieures.
L’implantation d’un tram interagit de façon immédiate avec ces phénomènes : il constitue tout d’abord le fer de lance d’une possible politique d’amélioration de la qualité de vie dans les quartiers périphériques denses. L’implantation d’un transport structurant est une occasion en or d’y amélioration la qualité des aménagements, d’y développer les espaces verts, les circulations piétonnes et cyclistes, d’y ramener de nouvelles activités, etc. De ce fait, il ne manquera pas de susciter un nouvel attrait pour ces quartiers que l’imaginaire social valorise aujourd’hui assez peu. Ce renversement de perspective pourrait constituer à la fois une partie de la réponse au phénomène de l’étalement urbain — il est à nouveau désirable d’habiter en ville, ce qui modère les tendances centrifuges — et un facteur aggravant la concurrence sociale pour l’occupation des zones urbaines denses.
Le tram est donc un outil dont les conséquences sociales sont à double tranchant.
La réponse à cette difficulté passe certainement par différentes mesures de régulation (en particulier une politique pro-active de construction de logements sociaux ou par des mesures fiscales ou para-fiscales visant à mettre à contribution les plus-value réalisées) mais surtout par une augmentation de l’offre de logement urbain, c’est-à-dire tout simplement par l’urbanisation, par la construction planifiée de nouveaux quartiers, de haute qualité, capables d’absorber l’afflux des nouveaux citadins. À long terme, c’est sans doute le seul moyen de contrer significativement la hausse des prix du logement et donc de préserver la mixité sociale des centres. L’attractivité de ces nouvelles zones passe notamment par la conception d’une ville multipolaire, permettant de rapprocher les fonctions de services des zones d’habitations.
Là où les choses sont vraiment intéressantes, c’est que, bien conçu, le tram peut permettre de réaliser cet objectif dans d’assez bonnes conditions.
Examinons un cas concret, à Liège : celui de la possible montée du tram vers Ans. Plutôt que d’emprunter la rue Walthère Jamar (la « côte d’Ans »), ce qui pose d’important problèmes (raideur de la pente, étroitesse de la voirie disponible et donc concurrence féroce avec ses autres occupants), imaginons (figure 1) un tracé qui passe au Sud de l’autoroute (ce tracé s’inspire notamment des travaux du PUM) via Montegnée, Glain et Grâce-Hollogne. Ce tracé multiplie les avantages :
— Il structure une zone jusqu’à présent formatée par l’urbanisme ouvrier du XIXe siècle, dont l’étroitesse des voiries détermine une circulation très difficile. Il permet d’ouvrir de nouvelles artères, de réorganiser complètement les circulations, de dégager de l’espace public pour d’autres fonctions que la circulation et le parquage des véhicules,... au bénéfice de la qualité de vie de ses habitants.
— Il permet de valoriser la gare d’Ans comme pôle de transports majeur du Nord de l’agglomération, desservant une importante zone alentours comprenant Loncin, Alleur, Rocourt, Awans, Grâce-Hollogne, Montegnée,...
— Il permet la création d’un éco-quartier mixte et dense sur les terrains situés derrière la gare d’Ans : desservi par le tram et par une gare IC (et pourquoi pas RER), il permet d’envisager des formes d’urbanisation particulièrement intéressantes.
— Il évite que les importants équipements collectifs qui verront vraisemblablement le jour sur le site de Patience et Beaujonc (CHC et/ou nouveau stade du Standard, ou d’autres encore...) ne soient branchés que sur l’autoroute, mais permet au contraire leur intégration dans le tissu urbain environnant.
Si on laisse faire la SPI +, ces zones particulièrement intéressantes se verront vraisemblablement occupées des zonings d’activités non-urbains, sur le modèle du zoning de Grâce-Hollogne voisin. C’est-à-dire quelque chose comme ceci.
Ce type d’aménagement ultra-dominant dans notre région — on pourrait multiplier les exemples à l’infini — se caractérise principalement par l’absence de planification urbaine (tout au plus des zones ont-elles été définies, que les investisseurs investissent selon leur fantaisie), par sa mono-fonctionnalité, par sa très faible densité (important gaspillage de l’espace, pour de vagues espaces verts, pour du parking, horizontalité presque systématique du bâti et absence de valorisation des surfaces de toiture, du sous-sol, etc) et donc par sa très mauvaise desserte en transports en commun. En conséquence, ce modèle est quasiment incompatible avec d’autres modes de transports que la voiture individuelle dont il constitue une sorte de culmination maladive. Bref, c’est avec ce type d’aménagement qu’il faut rompre, d’une façon plutôt radicale.
Il faut retrouver des formes architecturales et urbaines favorisant la mitoyenneté, la construction d’étages au-dessus des (toutes ces toitures vides pourraient accueillir du logement, des jardins,), la densité qui n’exclut par, bien au contraire, le dégagement de surfaces significatives pour la réalisation d’espaces verts qui soient autre chose que des espaces douteusement décoratifs entre un parking et une autoroute comme sur les exemples ci-dessus. Bref, remplacer A par B (figure 5) : sur l’espace occupé par une seule grande surface et son parking, on peut désormais en placer deux grandes, mais aussi du logement ou du bureau dans les étages, des jardins sur les toitures. L’entrée des magasins est désormais à rue, favorisant les piétons et les cyclistes. L’arrêt de bus qui se trouvait jusqu’à alors fort éloigné de l’entrée du magasin peut désormais se trouver à sa portée immédiate : la qualité du service, donc la fréquentation, donc la fréquence s’en ressentent positivement. Le parking — dont la surface nécessaire, grâce à la diversification modale, diminue ou stagne malgré l’augmentation de la densité — se voit localisé en sous-sol.
Faire évoluer la ville, notre habitat, vers de telles formes, plus agréables à vivre, d’une façon juste et égalitaire, est possible. Pour ce faire, le tram n’est pas la panacée mais il est l’opportunité d’inverser la tendance.
En guise de conclusions, on peut formuler une série de recommandations pour qu’un projet de tram contribue effectivement à la transformation de la ville dans un sens intéressant plutôt que de se contenter de remplacer à l’identique un réseau de bus dont les lacunes sautent aux yeux.
1. Concevoir un réseau. Chercher dès le début une cohérence d’ensemble. Repenser le réseau de transports en commun autour du transport structurant plutôt que construire une ligne et puis une autre pour soulager le réseau de bus actuel là où il est saturé. S’interroger sur les nouveaux publics que le transport en commun pourra intéresser plutôt que se limiter, dans les calculs, à agréger les flux actuels d’usagers captifs.
2. Chercher les complémentarité avec la SNCB. Il faut dès à présent réfléchir à la mise en place d’un réseau de RER liégeois (ou « REL »), desservant, sur le réseau SNCB existant (et nettement sous-exploité dans l’ensemble) un hinterland allant jusqu’à Maastricht, Tongres, Waremme, Huy, Aywaille ou Verviers. Rouvrir des arrêts (Amercoeur, Vivegnis, Vennes, Chaudfontaine,...), accélérer l’intégration tarifaire entre les réseaux, soigner les gares de correspondance, améliorer le matériel roulant et surtout augmenter les fréquences. Ce réseau doit être conçu comme complémentaire au tram, comme répondant à un besoin différent.
3. Accorder de l’importance à la qualité des aménagements urbains. Soigner l’esthétique et l’ergonomie. Les surcoûts générés par un design soigné des lieux et du matériel roulant, par l’implantation d’oeuvres d’art, par l’encouragement à la réalisation d’une architecture créative aux alentours ne seront pas perdus, loin de là.
4. Eviter les approches péremptoires dans la définition du tracé. Ne pas mettre la charrue avant les boeufs : il est prématuré à ce stade de débattre du tracé précis, comme le font pourtant déjà certains acteurs politiques. Il faut commencer par définir des principes : passer au cœur des quartiers, à proximité des écoles, des hôpitaux, permettre la réalisation d’un site propre intégral priorisé, maximiser les interactions avec d’autres réseaux et en particulier avec la SNCB. Forts de ces principes, qui pourront être acquis par une discussion d’ordre général, on pourra aborder l’étape du choix du tracé avec plus de sérénité.
5. Réfléchir à long terme, à très long terme. On ne construit pas un tram pour qu’il soit « rentable » dans cinq ans, mais pour qu’il produise de la richesse collective pour des dizaines et des dizaines d’années. De ce point de vue, il est nécessaire de s’inscrire dans une logique de service public, seule à même d’intégrer cette perspective de long terme dans la conception du réseau.
6. Faire de la discussion démocratique un préalable à toute décision, quitte à ce que ce que ça prenne plus de temps qu’on ne le voudrait. Non seulement, comme le disent certains techniciens avec une once de cynisme, parce que c’est une « condition d’acceptabilité » par la population mais aussi et surtout parce que c’est la seule manière de construire un réseau qui réponde effectivement aux besoins de la population, parce que que c’est la seule manière que le tram devienne un projet collectif plutôt que d’être un « machin » venu d’en haut et déconnecté de la réalité dans laquelle il devra s’insérer. Ceci implique en particulier de bien réfléchir à quel opérateur devra être confiée la coordination du projet. Cet opérateur
7. Enfin, aller vers une communauté urbaine. Parce qu’il y a un criant besoin, dans cette villes, d’espaces de délibération publics. Parce que la ville morphologique (ni plus, ni moins) est l’échelon pertinent pour constituer un espace public sur les questions d’urbanisme, de mobilité et sur bien d’autres. Parce que le tram est l’opportunité rêvée d’enfin fédérer l’agglomération : les deux projets — le tram et la Communauté urbaine — se nourriront l’un l’autre, s’appuieront l’un sur l’autre.