Le débat est très intense pour le moment à Liège : d’importants projets d’infrastructures sont en train d’être décidés, qui vont profondément modifier le paysage urbain de notre agglomération — c’est-à-dire influencer les manières d’habiter, de travailler, de se déplacer de plusieurs centaines de milliers de personnes. On hésite cependant à parler de « débat public » tant celui-ci est famélique et pour tout dire absent — et tant, au contraire, la bride semble être laissée sur le cou des opérateurs privés, sans beaucoup de souci de l’intérêt collectif. Passage en revue de quatre dossiers phares.
a. Au printemps dernier, le choix du CHC (Centre hospitalier chrétien), qui prévoit de réunir sur un seul site trois hôpitaux du groupe (St Joseph, Espérance, Rocourt) |1| a constitué une démonstration éclatante de cette tendance : alors que tout plaidait pour l’implantation du nouvel hôpital en zone urbaine, à proximité des infrastructures de transport en commun, là où, de surcroît, au carrefour de Fontainebleau, ce projet aurait permis de suturer le tissu urbain déchiqueté par la percée autoroutière Burenville-Cadran, le CHC a décidé de s’implanter à Glain, en bordure d’autoroute, où l’on se dirige vers un projet entièrement tourné vers la mobilité automobile (il va sans dire que ce sont bien souvent les mêmes qui soutiennent ce type de projets et déplorent dans le même temps l’engorgement du réseau routier). En l’absence d’une ambition claire de la part du pouvoir politique |2|, le CHC, organisme privé par nature indifférent aux enjeux d’urbanisme, s’est tourné vers l’option la moins coûteuse pour lui… et la plus coûteuse, à long terme, pour la collectivité.
b. Dans le quartier des Guillemins, la tendance est également manifeste. Le bourgmestre de Liège, M. Demeyer, reniant de la manière la plus explicite ses promesses électorales, a annoncé ce samedi son intention d’exproprier tout ce qui reste de la rue Paradis, au motif — parfaitement fantaisiste |3| — d’y faire passer le tram qui pourrait très bien passer dans l’espace existant. Pourquoi alors ces expropriations ? Disons les choses clairement : le bourgmestre Demeyer, suivant en cela le ministre Daerden et bien d’autres responsables politiques, s’est rangé sans la moindre équivoque du côté des spéculateurs |4| et autres bétonneurs qui sont en train de dépecer le quartier. Et, sauf improbable, on se dirige vers un investissement public supplémentaire (30 millions d’euros ! Dont on n’a pas le premier centime) au bénéfice (au moins indirect) du secteur privé. Un plan pour le quartier — salué par la critique internationale et les habitants — avait pourtant été conçu par l’architecte Daniel Dethier, sous les auspices de la ville, qui recousait le quartier et mettait un terme aux expropriations. Qu’en adviendra-t-il ? C’est difficile à dire en l’état actuel des choses et dépendra sans doute beaucoup de la plus ou moins grande réaction des citoyens à l’impéritie des gestionnaires du dossier.
c. Même constat concernant le stade du Standard : tout champion national qu’il soit, un club de football reste un club de football et ne dispose en conséquence ni de la compétence ni de la légitimité pour définir une politique d’aménagement du territoire ou de mobilité. À Liège, pourtant, on n’est pas loin de les lui confier. Et il y a fort à parier que le Standard, qui a jeté son dévolu sur le Parc Astrid (!) de Coronmeuse (c’est pratique : le cadre est prestigieux et déjà aménagé), pourra s’approprier ce précieux espace vert en toute tranquillité, au détriment des habitants du quartier. Et si Ecolo s’est positionné en faveur de ce site de Coronmeuse, il semble que ce n’est pas tant dans le cadre d’une réflexion urbanistique que dans le souci « pragmatique » de complaire à la direction du club en déroulant le tapis… rouge sous ses projets immobiliers et commerciaux. Raté ! Ayant brûlé la politesse au club (qui aurait préféré annoncer lui-même son choix), le parti écologiste a, pour toute récompense, récolté une volée de bois… vert. Il y a pourtant beaucoup mieux pour installer ce stade, tel le site de Bressoux, de l’autre côté de la Meuse, qui cumule les avantages.
d. Last but not least, « nos » |5| responsables politiques sont vraisemblablement en train de passer royalement à côté de l’opportunité historique que pourrait représenter le tram pour l’agglomération liégeoise, opportunité de restructurer l’espace urbain, de modifier les équilibres modaux, d’améliorer la qualité de vie... C’est que les élections approchent ! Et après des années sinon des décennies d’immobilisme, voici maintenant que règne la précipitation la plus improvisée. Aujourd’hui, on se trouve dans la situation aberrante d’avoir des tracés déjà presque décidés alors que le Plan urbain de mobilité (PUM) — qui est pourtant, malgré les compromissions sur la question de l’autoroute CHB, l’étude la plus aboutie jamais menée sur la question du transport en commun dans l’arrondissement de Liège — n’a même pas encore rendu publiques ses conclusions. Ici encore, le privé est — ou sera d’ici peu — aux commandes puisqu’on aura sans nul doute recours au sacro-saint Partenariat public-privé (« PPP »), qui, en plus de coûter beaucoup plus cher qu’un « simple » emprunt public |6| donnera les mains libres (et peut-être même l’exploitation du réseau !) à une société privée |7| dont il faudrait être gravement naïf pour s’imaginer qu’elle se préoccupera en quoi que ce soit de faire du tram un levier au service des politiques urbaines.
Bref, sur les plus importants projets qui vont modeler notre espace de vie, force est de constater l’absence de toute politique urbanistique et une complaisance vis-à-vis du secteur privé portée à un degré qui touche à la compromission. Sans doute l’histoire jugera-t-elle — et certains fiers-à-bras seront-ils demain ramenés, dans la mémoire collective, à de plus justes proportions que celles qu’on leur prête aujourd’hui. Cela dit, les responsables politiques ne sont pas seuls en cause : le problème est plus profond et touche à notre imaginaire collectif. Le problème est véritablement culturel, quand certains médias et bon nombre d’entre nous avons tendance, sans beaucoup réfléchir, à accepter comme légitimes les diktats de certains promoteurs, à confondre la délibération démocratique d’une instance élue et le vote du conseil d’administration de tel opérateur privé ou semi-privé. En attendant que cela évolue, c’est chacun de nous qui sera amené à assumer, et pour longtemps, les conséquences de ces décisions prises n’importe comment. Car, plus encore que le fond même, c’est en effet la manière qui dérange : la concertation est un concept qui semble tout simplement échapper à bon nombre de responsables politiques actuellement au pouvoir, qui s’imaginent que la démocratie se limite à un vote tous les six ans. Dans le meilleur des cas, concertation vaudra information a posteriori. Que, dans ces conditions, certains responsables (trop nombreux pour les citer) osent s’étonner de ces « riverains qui s’opposent à tout et empêchent toute politique » pourrait prêter à sourire si la situation n’était pas aussi grave. Ainsi de cet ami, proche des milieux du pouvoir, qui, sans se rendre compte sans doute de l’énormité qu’il proférait, expliquait récemment, exprimant visiblement un habitus du milieu dans lequel il évolue : « Tu sais, les gens qui ne sont pas d’accord, parfois, il faut pouvoir leur marcher dessus ». Tout est dit.
Liège, le 27 janvier 2009
François Schreuer
Président d’urbAgora