Monsieur le ministre,
Monsieur le bourgmestre,
Mesdames et Messieurs,
Un petit groupe de militants, qui allait devenir urbAgora, s’est formé à l’automne 2007. Une pétition demandait que les moyens publics prévus pour la construction d’une autoroute péri-urbaine soient prioritairement investis dans le transport public liégeois ; avec le retour du tram comme symbole et comme fer de lance. Le slogan « Oui au tram ! Non à l’autoroute ! » a depuis lors fait florès.
Trois ans plus tard, le bilan n’est, me semble-t-il, pas si mauvais. Grâce aux efforts conjugués de nombreux acteurs : responsables politiques, dont nous ne méconnaissons pas la difficulté de la tâche, bureaux d’étude, notamment ceux qui ont contribué à la réalisation du Plan urbain de mobilité, fonctionnaires, et aussi associations, le débat a progressé. Et il progresse à vue d’oeil. Même si le niveau d’information de la majorité de nos concitoyens reste très faible, chaque mois, de nouveaux acteurs témoignent pour la refonte du transport public d’une préoccupation nouvelle, se forment à son endroit un avis de plus en plus documenté. Bref, le tram est devenu un désir partagé et une perspective réaliste.
J’ignore si Liège accueillera, en 2017, l’exposition à laquelle elle s’est portée candidate. Mais cette candidature a au moins un avantage : elle constitue une échéance. Avançons donc. Réalisons sans tarder, d’ici 2017, le premier tronçon du tram, entre Sclessin et Coronmeuse. Même si certains points restent à affiner, son principe fait aujourd’hui l’unanimité et son urgence est manifeste pour tous les usagers du bus.
Pour la suite, par contre, ne pressons pas inutilement les choses. Prenons le temps — une année s’il le faut, ce ne sera pas du temps perdu — de faire émerger le tram comme projet pour la ville, là où il se résume encore beaucoup trop aujourd’hui à un dispositif de gestion des flux.
Concevoir un réseau de tramway est en effet une tâche d’une énorme complexité, agrégeant de multiples dimensions. Pour être une réussite, ce projet doit mobiliser, dès la phase de conception, des savoirs extrêmement divers. Il nécessite aussi une réflexion à plusieurs échelles : l’aménagement du territoire, le paysage, l’urbanisme, l’architecture, le design, l’art public.
Il s’agit, il va s’agir, de faire une synthèse. Je pense que l’exposé de Marc Barani a démontré de façon limpide cette nécessité d’une approche globale du dossier, d’une approche holistique.
À travers l’exemple, a priori mineur, de la localisation d’un dépôt et d’une station de maintenance, il nous montre en effet plusieurs choses essentielles.
D’abord que les différentes échelles du processus interagissent entre elles. Le changement de la localisation de ce dépôt — considéré jusque là comme relevant, si je puis dire, de la pure tuyauterie — fait émerger un enjeu urbain : il permet de raccrocher à la ville un quartier populaire qui en était séparé par une bretelle autoroutière. Sur bien des plans, en posant à nouveaux frais la question, il montre la faisabilité — et l’intérêt, y compris financier — de certaines réponses qui avaient été évacuées d’emblée.
Car — et c’est le second enseignement que je voudrais tirer du propos de Marc Barani — les techniciens n’ont pas toujours raison. Plus exactement, ils ne sauraient avoir raison tout seuls.
Cette complexité inhérente au projet plaide à mon sens pour l’organisation d’un concours d’architecture. Car l’architecte reste celui qui est le mieux placé pour opérer la synthèse.
Cette complexité inhérente au projet doit aussi nous faire admettre qu’il n’y aura rien de scandaleux, le cas échéant, à faire marche arrière sur certains volets du dossier.
Cette complexité inhérente au projet constitue la principale raison pour laquelle il n’est pas souhaitable de s’enfermer dans le véritable carcan contractuel que constitue le Partenariat Public Privé. Cette formule est d’ailleurs aujourd’hui décriée très largement, par de nombreux praticiens de la fabrique urbaine.
Si l’on ajoute à cela le fait que ce PPP coûtera plus cher qu’un endettement « classique », il nous faut admettre que l’orthodoxie budgétaire imposée par le traité de Maastricht a ses limites et que, entre un endettement caché à taux élevé et un endettement public, soumis au contrôle du parlement, conclu à un taux raisonnable, la bonne gestion des affaires publiques recommande d’opter pour la seconde option.
Enfin, le PPP, s’il est choisi, risque de peser lourdement sur la tarification — et cela alors que le transport public coûte déjà fort cher aujourd’hui. Il faut garantir que le tram soit accessible à tous. Plus largement, notre futur tramway doit participer d’un nouveau pacte urbain, affirmant le droit à la ville de tout qui souhaite y habiter. Dès lors, en effet, que le tram renforcera l’attractivité de la ville, il doit s’accompagner d’une politique de logement renforcée : augmenter, d’une part, l’offre, en urbanisant les friches et en densifiant. Veiller, d’autre part, par une maîtrise du foncier nettement plus importante qu’aujourd’hui et le développement du logement public dans les quartiers où il est absent, à l’accessibilité des quartiers centraux.
Mais revenons aux échéances immédiates. La question qui motive la tenue du présent forum peut être résumée simplement : comment faire en sorte que les actes posés aujourd’hui favorisent la réalisation d’un réseau complet pour Liège d’ici 15 ou 20 ans.
Un triple pragmatisme doit nous guider.
1. Un pragmatisme politique, d’abord. Pour avancer, le projet doit être satisfaisant pour l’ensemble de l’agglomération. Même si les besoins les plus urgents sont constatés sur le territoire de Liège-Ville, toutes les communes faisant partie de la ville morphologique doivent pouvoir souscrire au projet. Leur soutien sera nécessaire à son aboutissement.
2. Un pragmatisme écologique, ensuite. La raréfaction des matières premières va profondément changer la donne, notamment en renchérissant le prix des travaux publics et en rendant donc de plus en plus compliqué l’investissement. Par ailleurs, la sortie de l’économie du carbone est désormais une urgence reconnue. Pour prendre la mesure de ces deux défis, ce qui sera tout sauf facile, il faut investir vite, et beaucoup. Cela n’a rien d’impossible. Quand toutes les grandes villes françaises ont mis en service, en des temps parfois très courts, d’importants réseaux de tramways, disons-le, investir — enfin — dans les villes, c’est d’abord et avant tout une question de choix pour une Région wallonne qui ne s’est toujours pas dotée d’une politique de la ville.
3. Un pragmatisme financier enfin : il faut prioritairement développer le réseau là où la demande est la plus forte.
Pour répondre à ce triple impératif, urbAgora défend trois principes.
1. Primo, il faut intégrer le chemin de fer dans le projet. En tout état de cause, le train sera plus efficace pour les déplacements longs dans l’agglomération : le tram doit donc être pensé pour lui être complémentaire. L’amorce d’un RER liégeois sera aussi un puissant outil pour fédérer les communes entourant Liège, qui y trouveront l’opportunité de s’insérer dans le projet. On me répondra sans doute que la Région wallonne n’a pas d’influence sur la politique ferroviaire. Ce n’est pas totalement exact : elle dispose, à tout le moins, de la possibilité de pré-financer certaines infrastructures. En outre, la SNCB, ainsi que le prévoit l’article 10 de son contrat de gestion, doit prochainement rendre des propositions en vue de l’éventuelle création d’un réseau suburbain autour de Liège, comme des trois autres grandes villes belges. Profitons de cette opportunité : mobilisons les forces liégeoises. Ce ne sera pas facile, mais c’est un impératif.
Pour permettre le développement du REL, il est indispensable de prévoir, dès à présent, un franchissement ferroviaire de la Meuse en aval de Liège — dont la nécessité a, de longue date, été identifiée par de nombreux chercheurs, parmi lesquels le professeur Jean Englebert, qui nous fait le plaisir d’être parmi nous aujourd’hui. La dernière possibilité de réaliser, sans trop de casse, cette liaison manquante, se trouve entre Coronmeuse et Bressoux, soit sur le site retenu pour l’exposition en 2017. Il s’agit d’une contrainte à prendre en compte immédiatement. Il s’agit aussi d’une fantastique opportunité de desservir, le cas échéant, le site de l’exposition.
2. Secundo, il faut donner la priorité aux quartiers centraux dans la réalisation du tram. Très simplement, il faut aller là où la demande est la plus forte aujourd’hui, là où, chaque matin, des usagers du bus voient passer sous leur nez un ou deux bus bondés qui ne s’arrêtent même plus, avant qu’un troisième consente à les faire monter. Avant d’être un outil de pénétration dans la ville, le tram doit être un moyen de circulation dans la ville.
La solution la plus satisfaisante pour répondre à cet objectif serait la création d’une boucle, desservant Outremeuse, le Longdoz et les Vennes. Elle permettrait non seulement d’intégrer la rive droite dans le projet — ce qui est essentiel pour la cohésion territoriale de la Ville. Elle constituerait aussi l’amorce d’un maillage du réseau — et l’on sait combien ce changement de logique est souhaitable par rapport l’actuel réseau des TEC, monocentré sur la place St Lambert.
3. Tertio, il faut définir un plan global, programmer un réseau complet — en prévoyant du tram sur les axes où l’on sait que le bus — fût-il « à haut niveau de service » — manquera de capacité d’ici cinq, dix ou quinze ans. Cette planification est en particulier nécessaire pour nous permettre de construire un réseau et non de juxtaposer une série de lignes interagissant mal ensemble.
Pour conclure, permettez-moi, Monsieur le ministre, Monsieur le bourgmestre, Mesdames et Messieurs, de vous dire que, trois ans après la fondation d’urbAgora, nous ne changeons pas de cap : plus que jamais, nous disons qu’il faut remettre la question urbaine au centre du jeu. Face à des tendances centrifuges qui demeurent puissantes, la ville doit être défendue. Le choix de vivre en ville doit être promu. La qualité de vie en ville doit être améliorée. Et pour cela, le tram constitue une opportunité que nous ne pouvons pas nous permettre de laisser passer.