Smart city, ville durable, ville inclusive… Parce qu’elle s’inscrit dans un processus permanent de construction |1|, la ville est le lieu rêvé pour les expérimentations. Depuis quelques années et face à l’émergence de nouveaux défis climatiques et sociétaux, nombreuses sont les collectivités territoriales à appliquer l’approche durable aux politiques publiques. Mais comment la ville intègre-t-elle les nouvelles démarches de développement durable ? Comment se les approprie-t-elle ?
Les espaces urbains cristallisent les grands enjeux de notre époque, qu’ils soient sociaux ou environnementaux. À ce titre, les villes des anciens bassins industriels wallons sont particulièrement intéressantes parce qu’elles portent un certain nombre de problématiques sociales et environnementales qui leur sont propres : la pauvreté se concentre dans les noyaux urbains, le cadre de vie est dégradé, les personnes qui y vivent sont souvent en inadéquation avec l’emploi proposé et les activités économiques présentes sur le territoire |2|. Il y a donc une mobilité extra-urbaine qui se développe, les travailleurs venant principalement de la périphérie, ce qui favorise l’étalement urbain et se traduit notamment par un coût financier et environnemental pour les villes (émissions de CO2, besoins de voirie adaptée,…). On peut également remarquer un déficit d’attractivité dû à la précarisation de la population de ces noyaux urbains (taux de chômage élevé, qualifications faibles,… ) et à l’environnement dégradé |3| . Ainsi, on peut observer une mobilité extra-territoriale : les personnes à faibles revenus viennent habiter à Charleroi tandis que les personnes plus aisées tendent à s’installer soit en périphérie, soit à quitter l’arrondissement. Ce phénomène pénalise les caisses des villes : en effet, « la principale ressource des communes vient de leurs habitants » et les mécanismes correcteurs sont très insuffisants |4| .
À Charleroi, la politique urbaine développée par la législature actuelle tente de prendre en compte ces enjeux. La politique de ville s’axe donc en partie sur l’attraction d’habitants potentiels à moyens et hauts revenus. Mais comment s’inscrit-elle dans les démarches de développement durable ? Et comment l’axe du genre y est-il intégré ?
Ségrégation spatiale et contrôle social : la ville passée au crible du genre
La sociologue Marylène Lieber ainsi que d’autres chercheurs et chercheuses ont établi que la ville est un lieu de (re)production d’inégalités hommes/femmes. Ainsi, Lieber explique que c’est dans l’espace public que prennent corps les normes sexuées, qu’elles se font observables et concrètes, participant alors à la définition des catégories de genre (hommes/femmes) et aux comportements qui leur sont assignés, aux rôles attendus de chacun·e·s |5|.
Parce qu’elle se situe à l’intersection de l’espace public et de l’espace privé, mais aussi dans une conception qui est à la fois matérielle (le bâti, la structure) et sociale |6|, la ville porte une réalité multiforme dans le temps et l’espace, une réalité qui ne va pas de soi. En 1993, Jürgen Habermas reconnaissait l’apport des féministes qui lui avaient « ouvert les yeux » sur l’exclusion des femmes de l’espace public |7|. Cet enjeu s’inscrit pleinement dans l’approche de la ville durable : il s’agit d’ailleurs d’un des objectifs de développement durable (SDG), tout comme l’égalité entre les sexes, que la Belgique s’est engagée à obtenir.
Le lien entre le genre et les nouveaux modèles urbains s’illustre également dans la problématique de l’accessibilité qui renvoie aux fonctionnalités urbaines et aux réseaux de mobilité. Cela s’exprime notamment au sein des politiques publiques durables et de l’attribution des budgets et des financements. Ainsi, dans une enquête menée par l’Association pour le Développement de l’Économie Sociale et Solidaire (adess), il apparaît qu’il existe une très grande disparité dans l’« attribution des moyens par les collectivités territoriales » selon le type de loisirs (masculins ou féminins). Deux tiers des bénéficiaires des offres de loisirs ou sportives dans l’espace public sont des garçons. Les sports perçus comme masculins sont les plus présents et subventionnés. Il y a donc une double inégalité dont découlent de nouvelles inégalités structurelles : les femmes sont moins présentes dans l’espace public et moins insérées dans celui-ci |8|.
La capacité d’agir sur son environnement, l’interpellation politique, l’accès à un cadre de vie de qualité (et donc à l’espace urbain en son intégralité) autant de thématiques qui doivent donc être abordées sous l’angle du genre. La question de la mobilité semble à cet égard cruciale. De nos jours, le « Droit à la ville dont parlait Henri Lefebvre en 1968 s’accompagne d’un droit à la mobilité » |9|.
Une ville plus juste |10| « suppose la mixité des usages de l’espace, la mixité des revenus des citadins dans le même espace, l’accessibilité des espaces publics à toutes les races et les ethnies » |11|.
La mobilité durable : un défi majeur pour les femmes
Quel est le lien entre la ville durable et la question de genre ? La mobilité durable illustre bien cette question. Les hommes et femmes ne se déplacent pas de la même façon : les hommes utilisent davantage la voiture, voire le métro, le vélo et la marche. Quant aux femmes, elles plébiscitent les transports en commun « de surface » comme le bus ou la voiture, voiture qui a joué un rôle crucial dans l’autonomisation des femmes et leur conquête de l’espace et du marché du travail |12|.
En France, les femmes constituent 80 % des travailleurs et travailleuses précaires, 70 % des usagers des transports en commun, 90 % des personnes qui subissent des violences sexuelles dans l’espace public, 85 % des chefs de famille monoparentale, 70 % des personnes qui font les courses, 70 à 80 % des personnes âgées, 80 % des prostituées, etc., mais seulement 20 à 30 % des élues |13|. Ces chiffres sont assez similaires à ceux que l’on peut observer en Belgique. D’ailleurs, il semblerait qu’en Belgique, aux postes décisionnels, l’attribution des compétences soit également genrée : les hommes détiennent majoritairement (à plus de 80 %) les compétences en termes de Mobilité, Finance, et Urbanisme. Cette structuration des postes publics auraient un impact sur les modèles et les politiques développés par les élu·e·s |14|. Les modes de déplacement favorisés par les femmes dépendent majoritairement de leur situation socioéconomique (type de revenu, type d’emploi…) ; mais aussi du sentiment d’insécurité qui provoque des techniques spécifiques dont l’évitement des transports en commun le soir est un bon exemple |15|. Cet évitement se traduit également par des zones urbaines que les femmes esquivent totalement |16|.
Pour conclure, la Belgique n’est ni une bonne ni une mauvaise élève : les constats présentés plus haut sont valables pour la structure de l’emploi féminin. Il en ressort donc que, statistiquement, les femmes belges sont présentes dans des positions majoritairement précaires et continuent à assumer les tâches du care |17| et à travailler à temps partiel. Autant de phénomènes qui influencent grandement leur mobilité qui constitue donc un enjeu majeur des politiques urbaines.
Le développement urbain durable : un outil pour les collectivités ?
Au fil des dernières décennies, le développement urbain durable s’est affirmé et a remplacé celui de la ville écologique |18|. L’activité bouillonnante d’associations et de collectivités va faire émerger une série de programmes et de projets pilotes comme les Agendas 21 locaux |19|. Il y a autant d’Agendas locaux que de collectivités, et autant d’interprétations et de résultats possibles. Ainsi, les actions prioritairement soutenues par Bruxelles dans le cadre des Agendas 21 Locaux touchent à l’alimentation, la gestion de l’eau et des déchets, la lutte contre les nuisances sonores… Alors qu’à Bordeaux, ce sont la mobilité et la diminution de la consommation d’énergie carbone qui sont prioritaires.
Portées par divers acteurs des territoires, de nouvelles morphologies urbaines prennent forme, bousculant les normes de la ville fonctionnelle, remettant en question les « cadres juridiques et réglementaires de l’urbanisme », mais sans toutefois pouvoir lutter en profondeur contre « l’emprise du jeu foncier » |20| comme le Crédit Hypothécaire en Belgique |21|.
Mais alors, qu’est-ce que la ville durable ? Il s’agirait d’une ville qui « assure ses fonctions urbaines pour satisfaire les multiples attentes de ses habitants » |22|. Aujourd’hui, si « l’objectif d’un développement urbain maîtrisé dans le respect durable est clairement affiché [dans tous les textes de loi de France et d’Europe] », on ne peut pourtant trouver de réel consensus autour du sens exact du concept |23|. Il s’agit plutôt de bonnes pratiques, de faisceaux d’approches et de méthodes valorisées et/ou préconisées dans la vie locale. Mais l’on peut résumer trois grands axes communs sur lesquels s’appuient les politiques de développement durable : une réflexion sur la mobilité et les modalités de déplacement, une refonte des fonctions urbaines et l’insertion de processus participatifs : car la ville durable porte la question de la réappropriation des milieux de vie, l’intervention des citadins dans les processus de la ville |24|.
Et comme le transport pose des questions en termes d’usage de ressources non renouvelables, et de nuisances environnementales, les solutions généralement proposées dans ce cadre sont donc un rééquilibrage des modalités de déplacement en faveur de la mobilité douce et la restructuration du développement urbain |25|. Ainsi, les villes confrontées à l’étalement urbain font face à son coût social et environnemental : l’étalement urbain provoque diverses formes de ségrégation sociospatiale et des nuisances environnementales (particules fines, émission de CO2, bruit…) dues à l’utilisation des véhicules indépendants. Ce constat et les mesures qui sont prises afin d’y remédier sont observables dans la politique de ville menée par la dernière législature carolo.
Charleroi métropole : un projet de ville durable ?
Charleroi, un projet de ville durable ? En 2009, Paul Magnette, bourgmestre, présentait Charleroi comme une ville porteuse de projets de développement durable. « Toutes les villes vont vouloir devenir des villes durables, cela va devenir le nouveau paradigme du développement urbain, nous y avons pensé avant les autres et cela reste une priorité majeure » |26|.
À Charleroi, le projet urbain s’appuie sur les orientations développées par le ministre de la Ville. En 2011, le colloque « Bassin de Ville – Bassin de Vie – Quelle politique de la Ville en Wallonie ? » organisé par le Gouvernement avait défini les axes suivants : l’approche transversale et intégrée comme caractéristique fondamentale de la politique de la Ville, s’appuyant sur la Charte de Leipzig |27| ; la Ville rayonnante et attractive, moteur de développement (économique, touristique, culturel, etc.) ; la dimension sociale et collective de la politique de la Ville : cohésion sociale et participation ; sources de financement et moyens d’action ; la Ville comme cadre et lieu de vie ; ville et mobilité |28|. Le projet de ville de Charleroi de la législature précédente et publié en 2017 s’appuie d’ailleurs sur les constats vus plus haut. Il s’articulait autour d’ « axes stratégiques pour le redressement de Charleroi » : densifier la ville pour la rendre plus conviviale et préparer la croissance démographique ; redynamiser les centres urbains ; privilégier radicalement la mobilité douce ; Charleroi, ville verte ; la Ville, le premier service public ; parier sur la culture ; reconstruire le sens du respect et de la responsabilité |29|. La programmation stratégique 2015-2025, éditée par le Bouwmeester Georgios Maïllis, fait acte des nombreux projets de revitalisation, de densification et de (re)fonctionnarisation urbaine qui visent à changer durablement le visage de la ville. Plusieurs éléments présents dans cette programmation peuvent inscrire le processus dans une logique de développement urbain durable, bien que cette approche ne soit pas clairement revendiquée.
Ainsi, cette « stratégie urbaine » préconise un ancrage à la fois territorial et collectif : « les dirigeants sociaux, culturels, économiques et politiques, ont parié sur le savoir-faire et la créativité des citoyens […] cela passe aussi par une modification radicale de la mobilité […] du tissu urbain, une revalorisation de ses espaces verts et la conception d’un plan lumière créant un nouveau paysage nocturne ». Le développement de la ville s’inscrirait donc dans une « perspective moderne pour que les citoyens se retrouvent au cœur des préoccupations politiques et urbaines de Charleroi » et dans l’utilisation des potentialités patrimoniales et territoriales post-industrielles : on y mentionne notamment la volonté de développer les mobilités douces et transversales, mais aussi la préservation et l’activation des « réserves à biodiversité » que sont les terrils. (Paul Magnette, 2015).
La division du territoire du Grand Charleroi en cinq districts constitue un exemple de la volonté de réorganiser et redistribuer les fonctions urbaines (publiques) sur le territoire. Chaque district, est ou sera doté de « fonctions métropolitaines décentralisées (guichets citoyens, hôtels de police, services sociaux, infrastructures scolaires, sportives et culturelles) afin d’offrir un service public de proximité à l’ensemble des habitants ». Cette « répartition géographique équitable a été mise en œuvre sur la base de la fréquentation par la population, de l’accessibilité par les transports en commun et de l’accessibilité aux personnes à mobilité réduite » (Georgios Maïllis, 2015). Il s’agit, ici, d’une réponse à la croissance démographique du territoire, à assurer une densification urbaine harmonieuse, de répondre par l’innovation aux « aires délaissées », à matérialiser une « solidarité naturelle, économique et humaine […] à développer un projet de territoire partagé […] à créer une cohérence spatiale et sociale entre la métropole industrielle et ses proximités rurales ou semi-rurales […] Ce processus délibérément itératif [intègre] à toute étape la participation des élus, des conseils consultatifs et de conseils de participation formés de citoyens » (Georgios Maïllis, 2015).
Outre l’inscription dans une démarche collective, la programmation stratégique s’inscrit dans des thématiques qui renvoient à l’approche genrée et durable, bien que ce ne soit pas forcément revendiqué comme tel : ainsi le Plan lumière et la charte urbaine ou encore les travaux menés au Parc Reine Astrid visent à davantage de « lisibilité urbaine » |30| , à tendre vers un espace urbain plus sécurisant, agréable et durable. En matière de mobilité, les transports en communs ne seraient pas en reste : leur abondance est donc prévue, tout comme la mobilité douce (ou la mobilité multimodale) qui doit être développée, notamment par le biais des quais de Sambre ou la reconfiguration des boulevards (Georgios Maïllis, 2015).
L’enjeu de la lutte contre l’étalement urbain et le recours à la voiture est un élément central de la politique de ville mise en place par la législature actuelle. Cette stratégie s’illustre par deux points : le Plan parking, qui vise à diminuer la présence de la voiture au centre-ville, et la densification urbaine (par l’émission de permis d’urbanisme le long d’axes et de zones bien définies). Charleroi semble avoir résolument pris cette thématique à bras le corps en diminuant, par le plan parking, le nombre de véhicules au centre-ville. Ainsi, « Le stationnement constitue un levier essentiel d’une politique de restriction de la présence automobile », mais à condition « que soit proposée dans le même temps une offre alternative de transports, satisfaisante tant sur le plan quantitatif que qualitatif » (Lévy, 2010).
Cependant, il apparaît d’ores et déjà que ce plan politique ait fait émerger au sein de l’opposition et de la presse des critiques, notamment concernant les grands travaux menés au sein de la ville. Certains habitants se plaignent d’être oubliés, d’autres que les projets architecturaux ne correspondent pas à leurs besoins. Cette vision de ville est aussi questionnée. Dans les rencontres effectuées avec des élus communaux de la législature précédente ou avec des membres de l’associatif, les transports en commun semblent majoritairement inadaptés et insuffisants en nombre.
Ce constat fait écho à un article de François Schreuer qui mettait d’ailleurs en évidence une « tension » entre le Bouwmeester, le Bourgmestre et Raphaël Stockis, le directeur de la Direction générale de l’Aménagement du territoire, Logement, Patrimoine et Energie (DGO4). La nouvelle politique de ville écrit-il, entend « affirmer l’archipel urbain de Charleroi comme une grande ville », ce qui passe par la construction de grands bâtiments et complexes. Néanmoins, les infrastructures nécessaires pour l’utilisation de la mobilité douce restent encore trop insuffisantes, concluait-il |31|.
Ce qui ressort de notre recherche, c’est la difficulté d’inscrire le genre et le développement durable dans les politiques de villes. Elle fait émerger la difficile cohésion des acteurs politiques et la difficile concordance entre les objectifs politiques, durables et genrés et les normes qui fédèrent et définissent l’espace urbain. D’ailleurs, Charleroi a été épinglée par Greenpeace comme « cancre de la mobilité durable » ainsi que doté d’une qualité de l’air médiocre ! |32|
Mais comment expliquer ce décalage entre le projet de ville qui se revendique durable et ses applications pratiques ? Nous avons identifié deux hypothèses.
La ville durable et le registre de la singularité/l’exemplarité
La géographe Cyria Emelianoff affirmait que le développement durable était plutôt, pour une majorité d’élus, « un outil de marketing territorial » parce que le critère écologique, attaché à un territoire, est « un critère de compétitivité qui monte en puissance ». La recherche de la durabilité sert alors à affirmer à la fois les villes et les personnalités qui la portent |33|. On peut trouver une piste d’explication dans les concepts d’exemplarité et de singularité qui traversent les villes. Le cadre « normatif des villes européennes contemporaines est ancré dans le registre de la singularité [...] loin de l’urbanisme modernisateur de l’après-guerre » |34|.
Les villes tenteraient-elles de se singulariser par le développement de bonnes pratiques en termes de gouvernance ou de stratégie collective ? On peut observer à Charleroi le développement d’une communication forte qui doit mobiliser toutes les parties prenantes de la ville (y compris les habitants) ainsi que les acteurs extérieurs (investisseurs, visiteurs). Il s’agit donc de développer son attractivité en s’érigeant comme exemple face aux autres villes concurrentes. Ainsi, la ville durable se diffuserait par le biais de la tension imitation/différenciation, qui s’inscrit dans une dynamique d’innovation |35|.
Il s’agit de rendre Charleroi attractive, en faire une métropole forte et exemplaire. Cela passe par ce que certains nomment le city-marketing. Charleroi s’inscrit donc bien dans le registre de l’exemplarité et la singularité : il est question d’aller chercher des expériences à l’extérieur et de se positionner ensuite comme ville innovante et attractive, plus particulièrement en matière de développement durable.
Selon l’opposition (Ecolo), les labels « durables » et la communication de la ville participeraient à obtenir et atteindre des subsides et des objectifs politiques bien précis et antérieurs à la question de la durabilité. Ces critiques sont également émises par certaines personnalités de l’associatif pour qui la question des droits des femmes, par exemple, consisterait davantage en un outil communicationnel qu’en un objectif politique en soi |36|. Ce processus semble renforcé par un manque d’information à ce sujet, et une communication nécessairement insuffisante de la part de nombreux élus sur les questions de développement durable et du genre. Cela s’accompagnerait « d’un rejet à la marge ou d’un oubli de ce qui est perçu comme les “vrais habitants” » |37|. D’ailleurs, aucune des personnes rencontrées lors de notre étude, qu’il s’agisse du Bouwmeester ou de la chef de cabinet de l’urbanisme ou encore du conseiller communal écolo, ne savaient en quoi consiste la Charte de Leipzig qui était pourtant le point de départ de la politique de ville de 2011.
Revenons sur l’inscription de la politique de ville dans le registre de l’attractivité. L’utilisation des termes « durables », « smart cities », « villes participatives » vise plusieurs objectifs : d’une part, faire de la ville une métropole attractive, et de l’autre, justifier l’action publique face à « la crise d’autorité et d’acceptabilité sociale de l’action publique stato-centrée ». Le recours à ces labels pousse les « édiles » à « renouveler les répertoires thématiques et les registres de légitimation mobilisables » dans leurs discours |38|.
Tout d’abord, la politique de métropolisation abordée ici semble cohérente avec la définition de la métropole de Guy Di Méo. « L’accent est mis sur les activités urbaines métropolisantes : la finance, les services aux entreprises, l’entertainment, l’enseignement supérieur et la recherche, désormais, mais aussi la culture » (Di Méo, 2010). Par ailleurs, nombreux sont les acteurs de territoire à avoir émis ces critiques : ainsi, la conseillère communale de l’opposition (PTB), Sofie Merckx, avait interpellé le bourgmestre sur sa participation avec des entrepreneurs locaux à un forum immobilier à Cannes. L’objectif, lui répondit-il, était « faire connaître les projets de Charleroi à l’extérieur […] de manière à attirer des investisseurs et continuer que notre ville se redresse », ce que Sofie Merckx qualifia de « city marketing », pointant un « décalage » entre les projets et les besoins des citoyens. Le commentaire suscitera une vive réaction du Bourgmestre. L’échange est en effet assez édifiant ; le bourgmestre terminera son intervention en clarifiant sa position : « Vous, vous appelez ça du city marketing, moi j’appelle ça une vision urbaine. » |39|
Il semblerait donc que cette revendication d’une ville durable et innovante s’inscrive davantage dans le développement de l’attractivité urbaine plutôt que dans l’élaboration d’un réel projet transversal.
La segmentation administrative : un obstacle de taille
Comme le mentionne Stéphane Morel, la « segmentation administrative et la spécialisation professionnelle des acteurs de la ville complexifient l’articulation des objectifs de développement territorial et la promotion du parcours de vie des individus » |40|. Les villes, acculées par les impératifs de développement territorial, pourraient donc reléguer la question sociale au second plan.
Plus encore, la décentralisation des fonctions publiques pose un problème ; nombreux sont les chercheurs qui préconisent, non plus de « considérer des territoires, mais bien un seul et unique territoire, mais multiforme, et constitué de sous-systèmes emboîtés, au sein duquel les espaces de gestion (et non le territoire qui demeure le système englobant) se recoupent en fonction des acteurs » |41|. Le défi qui se pose est particulièrement complexe dans notre cas. En effet, la dimension des compétences et de la structure politique belge est à ce titre remarquable : si le pouvoir de tutelle (la Région wallonne) s’engage dans nombre de dispositifs de développement urbain durable, les villes éprouvent des difficultés à suivre l’engagement qui est fait. Des explications d’ordre structurel et financier sont donc à mettre en cause.
À Charleroi, le morcellement des compétences constitue une bonne illustration des obstacles qui se présentent : la présence d’un échevin de l’égalité des chances, si elle est considérée par l’Union des Villes et des Communes de Wallonie (UVCW) comme « un premier signe positif », ne signifie pourtant pas que la thématique est « prise à bras le corps au sein de la commune » |42| . Par ailleurs, selon certains acteurs sociaux et membres de l’opposition politique, comme Luc Parmentier, cet échevin écolo, dont le genre fait partie des attributions, n’aurait que peu de compétences effectives dans cette matière. Ainsi, c’est le ministère de l’Intérieur qui impulse les grandes matières à respecter. C’est le Bourgmestre, parce que chargé de la sécurité, qui en est l’interlocuteur. Une réflexion est évidemment cruciale afin que les compétences liées au genre soient d’une part transversalisées et de l’autre qu’un échevin ayant les compétences effectives en la matière puisse prendre réellement la thématique en charge au niveau communal.
Le processus est assez similaire en ce qui concerne le développement urbain durable : pas moins de cinq échevins différents sont porteurs de compétences qui entrent dans le champ du développement urbain durable, sans oublier le Bourgmestre.
Mais la critique posée ici ne porte pas que sur les villes. Ainsi, une enquête menée auprès des communes wallonnes a démontré que 16 % d’entre-elles estimaient un maque de cohérence entre les services de la Région Wallonne, qu’elles considèrent d’ailleurs assez négativement. L’enquête concluait que « la Région aurait donc encore des progrès à faire […] pour pouvoir montrer l’exemple. » Les éléments négatifs pointés par les communes étaient les suivants : cloisonnements entre les différents services de la Région wallonne, notamment « perceptibles dans le cadre de dossiers relevant de plusieurs compétences » ainsi qu’un « cloisonnement entre les politiques fédérale et régionale en matière de développement durable. » Les communes déploraient également le « foisonnement d’initiatives d’origines diverses, ce qui nuit à l’image de cohérence » de l’action. Enfin, l’enquête de l’UVCW conclut comme suit : « les communes wallonnes, lorsqu’il s’agit de développement durable, sont insuffisamment informées et […] l’absence de cadre de référence et de stratégie au niveau supérieur les handicapent dans leur action » |43|. En dix ans, peu de choses semblent avoir changé.
À ce titre, le véritable « lobbying » mentionné par les acteurs associatifs |44| nécessaire afin de concrétiser, à l’échelle de Charleroi, les engagements pris par la Région wallonne en termes de genre ou de développement durable est assez significatif : l’exemple de la Convention d’Istanbul |45| ou de la Charte des Maires |46| qui furent adoptées avec bien des difficultés est assez révélateur de ce « décalage » entre pouvoir de tutelle et échelon local. L’enquête de Vie Féminine a d’ailleurs montré que « La Convention d’Istanbul, ratifiée par la Belgique en 2016 (qui oblige l’État à mettre en place des politiques intégrées, globales et coordonnées, et appelle les services de Police à assurer un rôle d’accompagnement, d’enquête et de protection) est loin d’être appliquée sur le territoire francophone belge. » |47|
Ces observations et le nombre de processus dispositifs et l’absence ou le peu de résultats et de plans suivis d’effets concrets correspondent avec les constations menées par les chercheurs mentionnés plus haut. Charleroi n’est donc pas particulièrement une « mauvaise élève » en termes de développement durable et de genre, mais l’on peut postuler que la répartition des compétences et les particularités de l’État fédéral rajoutent une difficulté supplémentaire à l’uniformisation à cette échelle des engagements nationaux. En résumé, le développement urbain durable, comme le genre, complexifient l’aménagement urbain et les politiques de ville au sens où il demande une meilleure cohérence intersectorielle en termes de politiques urbaines (sociales, urbanisme, environnemental) et une approche réellement globale et systémique |48|.
Ainsi, le rapport fédéral belge 2017 sur le développement durable soulignait « l’importance d’une vision systémique pour rendre plus efficace les politiques menées » afin d’atteindre les sustainable development goals (SDG).
Conclusion
Alors, comment aménager ce modèle afin qu’il réduise les inégalités et les discriminations d’accès ? La ville durable en porte les possibles. Néanmoins, la ville durable ne peut l’être réellement que si elle reconnait d’une part le savoir et l’expérience des publics, partant des femmes et des usagers porteurs de discriminations croisées, et si elle les intègre dans un processus démocratique de co-construction de la ville durable. Elle doit également s’appuyer sur une vision systémique et transversale à l’échelle des politiques locales. Enfin, les territorialités ne peuvent non plus pas y arriver seules : le soutien des autorités est crucial, tant dans l’impulsion des politiques, que dans le soutien logistique et financier. ●