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Mike Davis ou la théorie critique comme expérience vécue

vendredi 1er septembre 2023, par Renaud Duterme

Quels sens peuvent bien prendre pour nous, habitants du vieux continent européen, les analyses d’inspiration marxiste d’un sociologue et géographe américain comme Mike Davis ? En quoi sommes-nous concernés par une réflexion qui s’inquiète tantôt des tendances urbaines à l’œuvre dans la transformation d’une ville comme Los Angeles à la fin des années 1980 (The City of Quartz, 1990), tantôt des conditions qui ont présidé à la prolifération de famines catastrophiques dans différents pays du Sud au 19ème siècle (Génocides tropicaux, 2001) ou tantôt encore, pour prendre un dernier exemple, des logiques qui expliquent la bidonvillisation croissante de certaines mégalopoles comme Lima, Manille ou Pékin (Le Pire des mondes possibles) ? Y a-t-il en effet quelque chose de commun entre Liège et Los Angeles ? Entre une ville comme Bruxelles et une mégalopole comme Sao Paulo ? L’organisation du territoire américain ou la croissance exponentielle des bidonvilles ont-elles quoi que ce soit à voir avec le territoire wallon, nos anciennes villes abîmées par la voiture et notre péri-urbanisation galopante ? Ne s’agit-il pas là de situations et de problèmes incommensurables ? Au final, pour quelle raison convient-il de s’intéresser à ce propos ?

Le lecteur se fera bien sûr son propre avis. Mais il est certain que ce n’est pas pour se forger une « culture générale » sur ce qui se passe loin de chez nous, qu’il décidera de poursuivre la lecture de l’un ou l’autre ouvrage de Mike Davis qu’il aurait un peu par hasard commencé. Car s’il est vrai que ces enquêtes décrivent des situations et des phénomènes auxquels nous ne sommes peut-être pas confrontés, le lecteur comprendra très vite qu’elles nous concernent cependant intimement ; il sentira qu’elles nous parlent de notre situation à nous aussi, et qu’en conséquence elles nous impliquent.

Prenons un premier exemple. Lorsqu’on lit City of Quartz, on ne peut que se sentir interpellé par les tendances lourdes – privatisation croissante des espaces publics, séparatisme fiscal et résidentiel aux profit des plus riches, développement des dispositifs urbains de sécurité et de surveillance, économie de la drogue, etc. – mises en évidence par Davis pour comprendre et expliquer certains phénomènes qui apparaissent à Los Angeles dans les années 80. Cet ouvrage qui analyse le passé de Los Angeles ne serait-il pas en train de nous fournir certaines clés de compréhension de notre présent, voire d’un avenir possible chez nous, ainsi d’ailleurs que le laisse entendre le sous-titre du livre qui qualifie Los Angeles de « capitale du futur » ? Idem pour la bidonvillisation croissante de certaines mégalopoles du Sud. Ce phénomène répond à l’implacable logique de l’exode rural. Mais cet exode rural, s’il est aujourd’hui planétaire, n’a-t-il pas commencé pour la première fois chez nous au 18e siècle dans le cadre de la révolution industrielle – cet événement qui a engagé nos sociétés occidentales dans la modernité en balayant, plus ou moins rapidement, plus ou moins violemment sur son passage, les anciennes sociétés paysannes traditionnelles ? Et ne s’est-il pas poursuivi, toujours chez nous, avec une intensité nouvelle dans l’après-guerre (quoique de façon relativement silencieuse puisque la masse des paysans « licenciés » parvenait alors à être absorbée par une société industrielle en pleine reconstruction et qui, dans ces années de « croissance », ne connaissait qu’un très faible taux de chômage) ? C’est de ce même exode dont parle Davis, même si celui-ci - toujours à l’œuvre chez nous aussi, soit dit en passant - se déroule désormais dans des conditions socio-économiques beaucoup plus difficiles que celles qui présidaient à l’organisation de nos pays occidentaux durant les « Trente Glorieuses ».

Il ne faut pas aller beaucoup plus loin pour cerner ce qui se joue dans le travail de Mike Davis. Si ces analyses nous impliquent, c’est que, même si nous n’observons pas chez nous exactement les mêmes phénomènes et qu’ils ne s’expriment pas ici ou là sur la planète ni au même moment, ni de la même façon, elles nous permettent de saisir qu’en fait, il n’existe qu’un seul et même monde lequel, en deça de différences et de singularités bien réelles, semble de plus en plus unifié par une seule et même logique : celle qui, depuis le 18e siècle industriel, préside en se réinventant aux différentes phases du développement du mode de production capitaliste. C’est pourquoi les ouvrages de Mike Davis nous impliquent. Et c’est aussi la raison pour laquelle c’est finalement moins la surprise que le désarroi qui risque d’envahir le lecteur lorsqu’il constatera qu’au début des années 2000, Davis s’intéressait déjà de près à un phénomène qui, moins de 20 ans plus tard, allait pour le coup toucher l’ensemble de la planète : les pandémies, au sujet duquel il pouvait déjà lucidement écrire : « Le capital multinational est le vecteur d’une évolution épidémiologique dangereuse, évolution provoquée par l’incendie des forêts tropicale et la déforestation, la prolifération de l’élevage industriel, l’explosion des bidonvilles ou encore les coupes budgétaires ayant mis à mal des systèmes de santé publique ».

Mais on en apprendra davantage sur l’œuvre de Mike Davis en lisant la petite analyse que Renaud Duterme nous en propose…

Lisez cette analyse en ligne sur le site de la revue Dérivations ou téléchargez-la dans l’encadré ci-dessus.

Renaud Duterme est agrégé en Sciences du Développement de l’Université Libre de Bruxelles. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment Petit manuel pour une géographie de combat, Paris : La Découverte, 2020, et Nos mythologies écologiques, Paris : Les liens qui libèrent, 2022.

Sociologue, historien, chercheur de l’urbain, militant de gauche et sans doute géographe : Mike Davis (1946-2022) était tout cela à la fois. Théoricien ancré dans les réalités sociales, son œuvre prouve qu’il est possible de combiner engagement politique et rigueur scientifique. Ce qui en fait un pionnier de la géographie radicale contemporaine.

 

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