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Le centre commercial : naissance et évolution d'un modèle urbain

mercredi 7 mars 2018, par Pavel Kunysz

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Chronique diffusée dans l’émission de radio « l’Erreur est urbaine », le 7 mars 2018.

Récemment, une nouvelle a fait les choux gras de l’actualité liégeoise. Une de plus, vous me direz ! Lumière au néon, musique d’ascenseur, climatisation à tous les étages et cris d’enfants... Je veux bien entendu parler du centre commercial de Belle Île ! Et plus particulièrement, de la fermeture de son magasin Carrefour, prévue pour fin juin 2018. Les négociations sont en cours, et on souhaite bien du courage aux 140 travailleurs et travailleuses qui risquent de faire les frais de cette fermeture surprise, en espérant que la décence poussera le groupe Carrefour à leur retrouver un emploi.

En attendant, la surprise était également réelle du côté du propriétaire du centre commercial qui comptait bien sur cette locomotive dans son plan d’agrandissement et de transformation ! En effet, les quelques 98 magasins et 2400 places de parkings ne suffisaient plus, semble-t-il, et un permis d’extension avait été décerné en octobre 2016. À grands coups des classiques images de synthèse représentant des consommateurs heureux de consommer et des murs et sols impeccablement blancs, les architectes des Ateliers du Sart Tilmant et de VK Architects présentaient un nouvel espace entièrement couvert, entièrement climatisé, bâti sur le parking extérieur du centre, et relié aux anciennes surfaces par une allée au toit vitré dont on nous assure que « la conception paramétrique, a permis une optimisation performante et rentable du projet, sans impact sur la qualité architecturale. » Nous voilà rassuré.

Bien entendu, ce projet a fait parlé de lui, d’autant plus suite à l’annonce de la fermeture de son Carrefour. Certains se réjouissent déjà de pouvoir y faire leur shopping une fois la situation résolue, tandis que d’autres aspirent à ce que le choc amènent à s’interroger sur la pertinence des centres commerciaux aujourd’hui.. voire de fermer Belle-Île.

Aujourd’hui, je vous propose donc de comprendre Belle-Île, et les centre commerciaux en général. D’où viennent-ils... et sont-ils (uniquement) un modèle dépassé de consumérisme débridé qu’il faut abolir ?

1) Avant toute chose : l’architecture du phalanstère

1789, tout d’abord ! Ça fait loin, je sais. La révolution française bat son plein et le jeune Charles Fourrier, philosophe comme on en fait plus, décide de dédier sa vie à créer et promouvoir un modèle de société idéal. Il s’élève contre l’utopie de Thomas More et, fils de son temps, veut la rendre accessible. Le phalanstère, comme il l’appelle, serait ainsi un regroupement organique des éléments nécessaire à la vie harmonieuse d’une communauté que l’on nommerait la phalange. Le familistère de Guise est un exemple célèbre d’une mise en place de cette théorie, lui qui abritait des centaines de familles d’ouvriers dans des conditions confortables à proximité des usines, d’une école, d’un théâtre, d’une église. Mais quel rapport avec les centres commerciaux, ces temples de la consommation où errent des individus obnubilés par les biens bassement physiques ? Une cour centrale, visibles depuis les coursives desservant les logements et les magasins du rez-de-chaussé et recouverte par une grande verrière apportant des flots de lumière. Mais pas seulement, nous y reviendrons.

2) L’application commerciale... Et ses détournements

Ce modèle cour-coursives-verrière se retrouve en effet très vite ailleurs et d’abord dans le modèle du grand magasin de ville. Le plus connu aujourd’hui restent certainement les Galeries Lafayette, mais le premier fut bien érigé de 1852 par un certain Aristide Bourcicaut. Aristide a en effet le génie de proposer avec son magasin « Au Bon Marché » une offre vaste et diversifiée avec laquelle aucune des échoppes de l’époque ne peut rivaliser, elles qui étaient encore spécialisées : bouchers, bijoutiers, maraichers, chapeliers, etc... Un modèle qui en inspirera d’autres de par le monde. A titre d’exemple, le magasin Selfridge de Londres ouvre en 1909 en inspiration directe. Dans ces grands magasins, l’on trouve de tout et l’on vient pour voir et être vus. Ce sont des lieux de marbre, de verre et d’acier, des architectures en hauteur qui cherchent à attirer le chaland, tous les chalands. Et parmi ceux-là, les femmes, qui y trouvent un lieu de rencontre et de rassemblement idéal, dans un espace public trop souvent masculin. Faut-il donc s’étonner d’apprendre que c’est précisément au Selfridge que se tiendront les premières réunions, puis manifestations de suffragettes ? Temples de la consommation... mais pas que, donc.

3) Quand technologie et localisation influencent le modèle

Mais le grand magasin n’est pas le centre commercial, ni même le supermarché. La fin des années 1910 voit deux inventions américaines aboutir à la création du supermarché d’abord. En 1917, Clarence Sanders déposera le brevet du magasin en libre-service : désormais, c’est le consommateur qui fouillera dans les rayons pour l’amener jusqu’à la caisse et payer son dû. À la même époque, Michael Cullen proposera le principe du magasin « discount » : en s’installant dans des lieux où le coût foncier est réduit, l’on peut proposer les prix les plus bas du marché, contrairement aux grands magasins des centre-villes hors de prix.

Reste encore à y ajouter une invention alors récente, et aujourd’hui centrale de l’imaginaire du centre commercial : l’automobile. « No parking, no business » affirmera Bernard Trujillo dans les années ’50. Celui-ci défend et propage à travers les USA le modèle de l’hypermarché : un très grand magasin discount en périphérie, où la concurrence est inexistante et la demande quasi infinie. Il est alors représentant pour une entreprise de vente de caisses enregistreuses et sait bel et bien où repose son profit.

4) Replacer le « centre » dans « centre commercial » : le shopping center urbanisant

Mais le centre commercial en tant que tel, le shopping center n’est pas le fruit du nouveau continent. Au début des années 40, un designer viennois de vitrines de magasins se réfugie aux USA pour fuir l’anschluss. Victor Gruen, c’est son nom, constate les essais et diverses brevets déposés. Il constate également la propagation d’un nouveau mode d’habitat en périphérie, loin des centres. Nostalgique de sa Vienne urbaine, Gruen veut faire changer les choses et va, selon lui, provoquer une révolution urbanistique, rien que ça.

Il proposera ainsi en 1943 un modèle au sein du concours 194x Project, lequel posait la question « quelle ville après la guerre ? ». La réponse est simple, mais audacieuse : s’inspirer des centres urbains anciens, ces centres où le commerce est abondant, et en recréer là où il manque. En créant ces centres commerciaux, ces shoppings center, Gruen cherche à ramener une urbanité qu’il estime nécessaire, là où elle n’existe pas : dans les banlieues périphériques, les suburbs. Son modèle est entouré de voies d’accès autoroutières que l’on parcourt en voiture comme l’on parcourt les trottoirs à pied : les vitrines surdimensionnées, la publicité et l’architecture des shoppings centers attirent l’attention et font s’arrêter l’automobiliste comme le faisaient les vitrines des échoppes. L’inventeur du centre commercial est également l’inventeur de la vitrine telle qu’on la connait : d’un seul tenant, en verre aussi grand et transparent que possible. Voilà qui est significatif. Mais le modèle n’est, encore une fois, pas seulement commercial. S’inspirant du phalanstère, Gruen veut proposer une institution totale, où une communauté urbaine peut se recréer. Comme quoi, de la révolution française à la société de consommation, il n’y a qu’un pas. On devrait trouver dans les shopping centers de Gruen des services publics, des garderies, une poste, une bibliothèque, des centres sportifs, un théâtre, des bureaux, toutes sortes de choses qui garantiraient une vie entière et urbaine dans l’océan de la périphérie. Seul le logement, déjà surabondant en est exclu.. À tort peut-être, quand on voit l’effet d’étalement urbain que provoquent aujourd’hui ces structures.

5) La généralisation du modèle

Quoiqu’il en soit, les centres commerciaux son théorisés puis édifiés par Gruen d’abord, dès 1956, par d’autres ensuite, aux USA et de par le monde. Ils ne manifestent généralement pas des volontés premières de son inventeur : on y trouve guère de services publics et beaucoup n’y verraient aucun esprit urbain. Pourtant, le modèle demeure, à Belle Île, dès 1995, aux Galeries Saint Lambert en 2004, à la Médiacité, en 2009. Cour, coursives, verrière. Et un esprit : on y trouve de tout, et on essaie d’y mettre de nombreuses fonctions : ici des cinémas, là des bureaux, de l’horeca, le tout dans un espace contrôlé, sécurisé, climatisé, un printemps éternel. Plus encore, de façon informelle, d’autres activités s’y déroulent. Ils sont nombreux les skaters du dimanche à profiter du béton lissé du parking de Belle île. Et quel liégeois n’a pas appris à y rouler en vélo, ou à y affronter ses peurs de débutants de la conduite ? À l’intérieur, des enfants jouent pendant que leurs parents s’occupent de faire les courses de la semaine, des espaces sont même parfois aménagés pour qu’ils y lisent bandes dessinées et mangas, qu’ils y jouent à tel jeu vidéo.

Il va sans dire que ces dispositifs, déjà pour Gruen et aujourd’hui encore, se centrent sur la recherche d’une consommation toujours plus forte, toujours plus longue, à un âge toujours plus jeune. Et pourtant, derrière, se cachent aussi des volontés et des fonctions urbaines, des expériences sensibles particulières. L’extension de Belle-Île n’est qu’une extension de ces logiques de consommation, mais recevra aussi, à n’en pas douter, son lot d’expériences sensibles.

6) Vers une nouvelle réinteprétation du modèle ?

La fermeture du Carrefour, pourtant tragique pour beaucoup, fournit un sursis, un temps de réflexion sur ce projet. Le centre commercial de Belle-Île pourrait-il profiter de cette pause dans la course effrénée à la consommation pour réinterroger le modèle, regarder en face ce qu’est un centre commercial, ce centre commercial, sous ses différents aspects, et non plus les seuls économiques ? Il est évident qu’il s’agit là d’une forme architecturale qui a évolué à de nombreuses reprises, au contact de nombreuses philosophies, de nombreuses inventions, de nombreuses personnes. Rien n’empêche donc de s’imaginer qu’une nouvelle fois, cette forme architecturale puisse prendre un nouveau sens, se transformer, gagner de nouvelles valeurs, ou renouer avec certains de ses anciens aspects, ou des volontés, parfois biaisées, de ses créateurs.

Là où certains défendent une reconversion pure et totale... Pourrait-on repenser le modèle ? Cour, coursives, verrière... Et leur environnement social, culturel, urbain.

Cette publication est éditée grâce au soutien du ministère de la culture, secteur de l'Education permanente

 

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