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Liège Orbitale

La marche urbaine comme outil politique

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Lors du festival « Avril en ville », urbAgora inaugurait un tracé de randonnée urbaine à Liège : Liège Orbitale. Bien plus qu’un simple itinéraire pour les amateurs de marche, ce projet s’inscrit à la croisée de plusieurs visées politiques : la réalisation du maillage vert liégeois, la sensibilisation au patrimoine moderne, l’invitation à porter un regard différent sur la ville, la découverte de sites à enjeux urbanistiques et le tourisme écologique. Cette analyse a pour objectif d’éclairer ces différents enjeux et d’inviter les lecteurs à y prendre part.

Le projet

Le projet Liège Orbitale invite les Liégeoises et les Liégeois à (re)découvrir leur ville, en marchant, en quelques heures ou en plusieurs jours. Il s’agit d’une initiative de l’asbl urbAgora née dans le cadre du festival « Avril en ville » |1|, en collaboration avec la Maison du tourisme, la Faculté d’architecture de l’Université de Liège et Sentiers.be.

Liège Orbitale propose un circuit balisé de 41,5 km autour de Liège, en ciblant, sans aucune prétention à l’exhaustivité, les espaces verts méconnus, le patrimoine architectural et les lieux où la ville se transforme. Des variantes et itinéraires complémentaires permettant de tracer des boucles plus petits ou d’allonger le parcours pour les personnes qui le souhaitent.

Une première carte a été éditée au printemps 2018 et fera l’objet d’une mise à jour en fonction des retours des marcheurs, des évolutions des sites, d’éventuelles réouvertures de chemins.

Le concept consiste à inviter l’habitant à partir en randonnée dans sa propre ville — en y découvrant des lieux qu’il ne connait pas, en posant un regard neuf sur des lieux où, d’ordinaire, l’on ne fait que passer. A proposer, aussi, au visiteur extérieur une façon complètement nouvelle de découvrir la ville, dans sa réalité concrète et quotidienne, loin des « spots » touristiques et des paysages de cartes postales.

Le parcours de la randonnée se présente d’abord comme une boucle de 41,5 km, balisée, cartographiée, qui évite délibérément le centre-ville de Liège, traverse de nombreux parcs et espaces verts, mais aussi des espaces densément bâtis, des quartiers bourgeois et des quartiers populaires. On passe par des espaces étonnamment bucoliques comme par des espaces industriels. Ce parcours met en évidence les traces du passé minier et de l’activité sidérurgique, il souligne les multiples visages du fleuve. Il montre la beauté surprenante de Liège, celle qui est le fruit des heureux hasards comme celle qui provient d’entreprises ambitieuses, mais il ne dissimule pas ses stigmates douloureux. Il invite finalement à une lecture de la ville dans sa complexité, comme fait humain et contemporain. Il attire donc aussi l’attention sur les lieux où la ville est aujourd’hui en mutation : création de nouveaux quartiers, grands débats sur la mobilité, concurrence commerciale, relations entre l’université et la ville : tous les enjeux sont évoqués, sans dogmatisme, au fil de la promenade.

Ce faisant, en amenant des personnes à randonner dans des lieux parfois inusités jusqu’alors, nous espérons contribuer à faire vivre des itinéraires piétons existants mais aussi les améliorer ou faire revivre des itinéraires oubliés. Un des objectifs est donc de contribuer au maillage piéton de l’agglomération et d’inciter à la création de liaisons entre quartiers ou à la mise en place de solutions de franchissement des infrastructures telles que les voies rapides et les lignes de chemin de fer qui peuvent parfois constituer des coupures dans le tissu urbain sur de très longues distances.

L’itinéraire principal est une boucle de 41,5 km traversant Cointe, Saint-Nicolas, Burenville, Sainte Marguerite, Xhovémont, Sainte-Walburge, le Fond-des-Tawes, le Thier-à-Liège, le Bernalmont, Herstal, Coronmeuse, l’île Monsin, Jupille, Fayembois, Beyne-Heusay, Chênée et Angleur. Cet itinéraire balisé partira de la gare des Guillemins pour offrir un trajet à parcourir, idéalement, en deux journées : on ne se sent en voyage que si l’on mange et dort ailleurs que chez soi. L’itinéraire de la randonnée est pensé pour la marche à pieds et s’adresse, pour ce qui est de la boucle principale, à de bons marcheurs, capables de parcourir une vingtaine de kilomètres en une journée, avec une déclivité parfois marquée. L’itinéraire compte de surcroît un certain nombre de passages (notamment des escaliers) peu adaptés aux poussettes ou aux vélos.

Cette boucle est cependant complétée d’une douzaine d’itinéraires complémentaires, non balisés par faute de moyens à l’heure d’écrire ces lignes, qui permettent de composer aisément de très nombreux itinéraires en boucle pouvant être adaptés aux familles avec enfants, pour une promenade de deux heures ou d’une journée. À cet égard, il est à noter que la boucle est scindée en deux par le passage de la navette fluviale de la Ville de Liège. En saison |2| , il sera donc aisé de rejoindre le parcours depuis le centre-ville, tout comme de court-circuiter la boucle pour rejoindre le centre après le temps de marche voulu. Les deux stations concernées sont les terminus de la navette fluviale (Coronmeuse et Pont de Fragnée), permettant donc aux personnes qui le souhaitent de combiner facilement la marche et la navigation.

Concevoir par la découverte

Liège Orbitale est le résultat d’une rencontre entre plusieurs démarches et axes de travail d’urbAgora : la réflexion sur le maillage vert liégeois, la visite de la Boucle noire carolo et l’ouvrage de Ian Sinclair, « London Orbital ».

Contribution à la réalisation du maillage vert liégeois

Après avoir publié l’étude « La ville en herbe » |3|, le groupe de travail « maillage vert » d’urbAgora a souhaité poursuivre avec un projet de terrain, basé sur le minutieux travail de repérage, de perception et de propositions qu’il avait fourni.

L’étude visait la valorisation du potentiel des espaces verts liégeois, dans une perspective orientée vers l’usage collectif, la mobilité douce et la qualité de vie des habitants de la ville, mais en intégrant aussi des dimensions paysagère, urbanistique, environnementale, touristique ou économique. Un travail cartographique mettait ainsi en évidence l’existence des espaces verts, hormis dans le centre-ville et dans certains quartiers, tout autant que la méconnaissance de ceux-ci par les habitants. De là est venue l’envie de proposer la réalisation d’un itinéraire, qui serait aussi un approfondissement du travail par un repérage sur le terrain des possibilités existantes ou potentielles de relier ces espaces entre eux, en étudiant les accès réels ou à créer. Une rencontre avec la Ville a eu lieu en ce sens, pour envisager la réouverture de certains passages.

Une ligne de discussion s’est dessinée autour de la notion de tranquillité, de préservation des espaces disponibles en ville pour se retirer : amener du monde à découvrir des lieux, c’est, par définition, les rendre plus fréquentés et donc sacrifier leur fonction de réceptacle pour les amateurs de solitude éphémère. Cependant, il a été estimé que l’itinéraire ne serait pas suffisamment fréquenté, excepté certains tronçons peut-être, et en tout cas pas à toutes les saisons. Initier une fonction de déambulation par la marche urbaine est aussi porteur pour l’imagination, le ressourcement.

C’est en ce sens qu’il faut comprendre les apports du deuxième ancrage du projet, l’ouvrage de Iain Sinclair, London Orbital, qui a inspiré le nom de Liège Orbitale.

Iain Sainclair : le renouveau de la psychogéographie

La psychogéographie est un concept théorisé par Guy Debord en 1955 et développé par le mouvement situationniste en tant que réflexion sur la question urbaine, en réaction à l’urbanisme fonctionnaliste, perçu comme un espace ennuyeux et au service des temples de la consommation, inappropriable par l’imaginaire |4|. Élevée au rang de science par ses créateurs, la psychogéographie s’intéresserait donc à la perception de l’espace urbain, et plus particulièrement à l’expérience affective de l’espace par l’individu, appréhendée à travers la dérive urbaine et reporté ensuite sur des cartes.

Dans un ouvrage phare, London Orbital |5|, Iain Sinclair se promène en compagnie de quelques amis le long des 188 kilomètres de l’autoroute plus ou moins circulaire qui entoure Londres, surnommée « London Orbital ». Le livre propose le singulier compte-rendu de cette expérience oscillant subtilement entre le très banal et l’absolument hors du commun, particulièrement fidèle ainsi à l’essence même de la psychogéographie, à laquelle il offre à la fois un retentissement important et un renouveau, en ce sens qu’il intègre dans son récit une véritable histoire sociale, économique et politique du conservatisme britannique qui se développe de manière triomphante dans la réalisation même de l’infrastructure mais aussi dans les fonctions et projets urbanistiques et architecturaux qu’elle relie et fait naître. Iain Sinclair « traque ainsi au fil des jours ce que deviennent les asiles psychiatriques, les usines, les manoirs, les friches industrielles, les parcs, les rivières et ruisseaux, et la manière dont émergent lieux de loisirs orchestrés, opérations immobilières juteuses, terrains militaires reconvertis en complexes hi-tech toujours sous bonne garde, et, partout et peut-être surtout, centres commerciaux géants assortis de leurs parkings » |6| .

Une transcription textuelle de la ville vue et touchée qui invite à se perdre, mais aussi peut-être, d’aller marcher à son tour quelque part, seul ou à plusieurs, pour tenter d’appréhender les transformations urbaines, d’en sentir les traces du passé qui persistent malgré tout, les ambiances mortes et vivantes.

Liège Orbitale, c’est aussi un peu cela : cette envie de partir à la dérive de Liège, et d’y inviter autrui. La carte produite n’est par contre pas une carte psychogéographique : elle n’est pas le fruit de l’expérience affective des promeneurs et ne transcrit pas des ambiances perçues. Il s’agit d’une carte classique, proposant un itinéraire de promenade.
Parmi les sites traversés et à enjeux urbanistiques, citons
—  Le terril du Piron, une « Zone d’aménagement communal concerté » (ZACC) située sur la commune de Saint-Nicolas ;
—  L’ancien charbonnage de l’Espérance, où se dessine un nouveau quartier ;
—  Le site du Haut-Pré, ancienne gare emblématique de Liège, où l’on dira quelques mots sur les projets de création d’un Réseau express liégeois (REL) ;
—  L’hôpital Saint-Joseph, dont les occupants déménageront prochainement vers un nouvel hôpital en bordure d’autoroute — et qui devra donc être reconverti ;
—  Le site de Fontainebleau, théâtre de l’un des pires saccages urbanistiques de la ville, et dont la transformation, pour en refaire un quartier à échelle humaine, est désormais à l’ordre du jour ;
—  L’hôpital de la Citadelle, où se cristallisent, entre un projet de parking souterrain et la proposition d’un téléphérique urbain, d’importants enjeux de mobilité ;
—  La gare d’Herstal, élément emblématique d’une vaste opération de transformation de cœur ancien de la ville ;
—  Le site de Coronmeuse, où devrait s’installer d’ici quelques années un vaste écoquartier ;
—  Le marché couvert ;
—  Le verger de Fayembois, récent lotissement en cours d’urbanisation ;
—  Le site Haïsses-Piedroux, dans le parc du Ry-Ponet, où un immense projet immobilier a été récemment repoussé ;
—  Le site LBP, friche industrielle remarquablement située (entre la gare de Chênée et le cœur de cette ancienne commune) dont l’avenir est en discussion ;
—  La gare d’Angleur, autour de laquelle se dessine un nouveau quartier ;
—  Le centre commercial de Belle-Île, dont une extension très critiquée est prévue ;
—  Le Val Benoit, ancien site universitaire et l’un des principaux témoins de l’architecture moderniste, en cours de transformation, dans le respect de la plus grande partie du bâti historique ;

La Boucle noire de Charleroi

Une autre boucle urbaine existe déjà en Wallonie : la Boucle noire carolo |7| . Après y avoir pris part sous forme d’une visite guidée, deux points essentiels ont retenu l’attention des créateurs de Liège Orbitale : le succès et le potentiel d’une formule proposant de marcher dans sa propre ville pour la découvrir sous un regard neuf, et l’importance de montrer tous les aspects de la ville, pas uniquement des coins rénovés et les attractions touristiques. Le passé industriel, que Liège partage avec Charleroi, peut aussi avoir son charme, fait partie de l’identité de la ville, en compose des ambiances uniques, fait partie de l’affect collectif. Ce type d’itinéraire, montré en forçant le décalage des regards, est aussi un levier pour la prise de conscience de l’importance de la sauvegarde du patrimoine industriel, auquel urbAgora s’intéressait par ailleurs |8|. Et, comme à Charleroi, une partie des espaces verts liégeois n’est autre que les anciens terrils, sur lesquels la nature a repris ses droits. La boucle... se bouclait ! Le sous-titre du projet, « promenade entre Meuse et terrils » témoigne de ce passé, en plus de souligner les aspects paysagers et le relief de la dérive.

Le souhait a cependant été de compléter le passé industriel avec une dimension de valorisation du patrimoine moderne, qui fait l’objet d’une réflexion dans un autre groupe de travail de l’association.

Liège Orbitale, c’est donc la synthèse de la dérive urbaine situationniste augmentée d’une analyse socio-économique et politique des sites traversés et en transition, la boucle presque verte marchée, vue, touchée qui fait vivre l’histoire sociale et patrimoniale de Liège en même temps qu’elle en invente des futurs imaginaires.

|1| Le festival a rassemblé une cinquantaine d’acteurs liégeois et wallons autour d’un programme varié étalé sur deux semaines : https://avrilenville.be/fr/2018/

|2| Les horaires de la navette fluviale peuvent être consultés sur https://www.navettefluviale.be/

|3| HUBAUT, S. (dir.), La ville en herbe. Propositions pour un maillage vert liégeois, n°HS2 Dérivations, Décembre 2016.

|5| SINCLAIR, I, London Orbital, a walk around the M25, Penguin, 2003. Traduit en français par Maxime Berrée et publié chez Inculte en 2010 (réédition Babel 2016).

|6| Le tour de Londres à pied en suivant la M25, comme voyage initiatique et enquête socio-historique. Un choc rare, Note de lecture issue du blog https://charybde2.wordpress.com/2016/09/25/note-de-lecture-london-orbital-iain-sinclair/

|7| Pour une présentation détaillée du projet et de son histoire, voir http://www.sentiers.be/2016/10/19/osez-decouvrir-lintimite-dune-ville-avec-la-boucle-noire/

|8| DROUGUET, N. & BODEUX, Ph., Vive les hauts-fourneaux ! Vers la reconnaissance du patrimoine sidérurgique de Wallonie, n°HS 3 de Dérivations, octobre 2017.

Cette publication est éditée grâce au soutien du ministère de la culture, secteur de l'Education permanente

 

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