La notion de ségrégation renvoie d’abord à « la séparation imposée, plus ou moins radicale, de personnes ou de collectivités, suivant l’âge, le sexe, le niveau d’instruction ou la condition sociale » (Ferréol, 1995, p. 274) en référence, notamment, à la ségrégation raciale institutionnalisée de la deuxième moitié du XIXe siècle, aux Etats-Unis et, plus tard, de l’apartheid, en Afrique du Sud (Lapeyronnie & Rouleau, 2010). Celle-ci s’exprime de différentes façons dans l’espace et la production urbaine, l’on parlera alors de ségrégation spatiale dans le sens où l’espace se trouve organisé en différentes zones socialement homogènes en leur sein et dotées d’une grande disparité sociale entre elles (Castells, selon Lapeyronnie & Rouleau, 2010). En soi, tout se passe comme si, par endroits, espace social et espace physiques se recouvraient, pour se confondre (Bourdieu, 1979).
À ce sujet, Callon et Law (1997, à propos de Winner 1986) rappellent un exemple frappant de ségrégation raciale et spatiale occasionnée par la construction de ponts par Robert Moses à New York dans les années 50. Ceux-ci croisaient en effet les accès routier principaux menant aux plages de Long Island. Or, leur hauteur était conçue de telle façon que le passage des voitures y soit possible, mais pas celui des autobus, lesquels étaient alors le moyen de transport largement majoritaire des classes défavorisées, dont une grande partie des communautés noires américaines visées par Moses. Par la construction de ces ponts, on voit donc bien comment l’espace se voit divisé physiquement et socialement, en devient en partie réservé à certaines classes, sociales et/ou culturelles. En soi, la discrimination apparait donc inscrite dans la matière physique pour toute la durée de la vie de l’édifice, ou du moins jusqu’à un changement sociétal conséquent, la démocratisation de l’automobile, en ce cas.
Volonté attestée ou émergence spontanée ?
La ségrégation spatiale peut résulter de volontés attestées d’exclusion, culturelles, pour Moses, ou sociales dans le cas d’actions voire de politiques de gentrification, résultat tantôt du besoin des pouvoirs publics de collecter autant de taxes possibles, donc d’attirer des acteurs économiquement puissants en un endroit, tantôt de la volonté naturelle, dans une société capitaliste, des promoteurs immobiliers à maximiser leurs bénéfices. C’est là un impact de la compétition croissante entre ville, communes et régions. Cependant, au delà de ces phénomènes, Schelling (1979) montre bien l’existence d’un principe d’émergence dans la ségrégation, de l’apparition de résultats involontaires suite à l’accumulation de décisions individuelles.
L’expérience du damier |1| qu’il présente montre en effet comment des volontés individuelles, en l’occurrence celle de ne pas se retrouver en forte minorité face à une communauté différente, pourtant dépourvues d’une volonté forte de ségrégation, aboutissent par convergence à une ségrégation effective à plus grande échelle. Si Forsé et Parodi (2006) contestent, à raison, la validité du modèle au sens strict, il reste utile pour souligner le caractère insidieux que peut prendre la ségrégation spatiale, sans oublier non plus qu’il repose aussi sur des mécanismes économiques, légaux et culturels qui, eux, agissent de façon plus explicite.
Modèles de ségrégation
Ainsi, les premiers travaux de l’Ecole de Chicago identifiaient déjà un modèle de ségrégation concentrique qui fait encore référence aujourd’hui. Sans chercher à le développer en profondeur ici, on se contentera de souligner un mouvement général des centres vers la périphérie, des slums et des ghettos vers les banlieues chics (Burgess, 1925), lequel correspondait au déplacement social des individus démunis, issus des migrations massives de l’époque vers un meilleur statut. Les populations étaient donc dynamiques, se mouvant au travers d’un espace social dont la distribution spatiale restait bel et bien avérée, relativement statique les poussant dès lors à déménager une fois un certain statut atteint.
Mais cette ségrégation est encore actuelle, sous différentes formes. Quand Harvey (2012), reformulant Lefèbvre (2000) plaide pour des « rebel cities » , des villes faites par et pour tous, c’est bien face à la ville actuelle, laquelle il compare à une usine de production de biens communs qui, dans les logiques néolibérales, se voient appropriés par une classe dirigeante dotée des moyens de contrôle et de régulation de ces bien communs, créant de facto des « lieux de riches » et des « lieux de pauvres ». Pour reprendre les termes de la gouvernance urbaine, le pilotage des projets est conçu comme réservé en majeure partie à cette part de la population, les logiques de flexibilité basées sur l’attraction d’investisseurs participant largement de ce fait, tandis que les évaluations ne prendraient que trop peu en compte l’impact social des projets sur la totalité des populations. Le bien commun se retrouve défini et géré par peu, au nom de tous.
Les manières dont se déroulent cette ségrégation apparaissent donc bien être multiples et changeantes. Donzelot (2009) décrit ainsi une « ville à trois vitesses » laquelle établit un modèle français en grand contraste avec celui de Burgess. La gentrification, par le truchement de la hausse des prix de l’immobilier, repousserait ainsi les populations ouvrières et moyennes ou démunies des centres urbains ayant retrouvé une attractivité via l’accumulation et la valorisation de classes créatives. Ces populations moins dotées se verraient alors dans la quasi nécessité de partir aux abords des villes, dans des franges périurbaines elles-mêmes ségréguées selon leur distance aux centres et services et la qualité de leurs conditions de vie (Jaillet & Rougé 2007). La distance sociale se traduirait donc également en distance spatiale (Donzelot 2009), fait qui devient le plus manifeste si l’on considère la relégation des couches les plus défavorisées de la société dans les banlieues lointaines. Être loin de la ville revient également à être éloigné des opportunités, en matière d’emplois, de services et d’infrastructures, mais aussi en matière d’interactions sociales. Augmenter ses capitaux économiques, sociaux ou culturels devient dès lors particulièrement difficile puisque entraînant pour ces familles démunies un poids d’autant plus forts des investissements nécessaires pour accéder aux centres urbains et leurs avantages. Dans un monde en mouvement, ces populations sont statiques et donc exclues : là où Burgess percevait la progression sociale des individus à travers des espaces socialement définis, Donzelot les voit faire du sur-place.
La mixité comme solution
Pour autant, une critique de ces mécanismes n’est pas forcément aussi aisée que certains auteurs peuvent l’affirmer. En effet, la mixité sociale comme source d’entente et de richesse culturelle semble parfois plus une utopie qu’une réalité possible. Chamboredon et Lemaire (1970) ont ainsi bien montré, à travers leurs travaux sur les expériences sociales des cités françaises des années 60 que la proximité spatiale des couches sociales entraîne bien des défis, et n’équivaut pas à une proximité sociale pour autant. La mutation de ces expériences en des cités de relégation précédemment abordées, donc en un nouveau cloisonnement social ne fait que confirmer ce constat. Plus récemment, Goldring (2014) décrivait la mixité sociale, à travers son analyse du quartier multiculturel parisien de la Goutte d’Or, comme un équilibre précaire, nécessitant des efforts constants pour être maintenu, amenant dès lors à le considérer moins comme un état systématiquement souhaitable que comme une situation extrêmement instable. La ségrégation spatiale pourrait, par là, être vue comme un phénomène nécessaire -dans une certaine mesure et sans en oublier les conséquences les plus dures- ou du moins une sorte d’état d’équilibre qu’il serait nécessaire de rompre par endroit, par moment, de façon à éviter les conséquences d’une trop grande ségrégation, mais dont on ne pourrait se passer entièrement non plus, au risque de ne vivre que dans un déséquilibre permanent source de conflits et de tensions.
Ainsi, les travaux sur les ghettos (Boucher, 2009 ; Cattan & Leroy 2010) informent bien sur cette dualité de l’homogénéité sociale : elle enferme et coupe du reste du monde mais assure une certaine sécurité, une place dans une micro société ainsi qu’une identité. Dès lors, la ségrégation sociale n’est pas uniquement un phénomène subi mais aussi, pour part, le résultat des comportements de reproduction des individus subissant la ségrégation. Ainsi, les jeunes démunis ne sont certainement pas strictement circonscrits aux banlieues françaises, pas plus que les homosexuels aux quartiers gays, mais bien souvent y restent, en conservent et propagent les comportements puisqu’étant le modèle principal à leur disposition, celui qui est source de leur identité et dont ils ne peuvent s’extraire qu’à grands coûts. Cet état de fait amène dès lors une différenciation volontaire à l’autre, qui vit dans les centres ou le périurbain, continuant de là la ségrégation en place et les discriminations qui s’en suivent.
Ces différents constats peuvent amener à questionner les actions de renouvellement urbain tels que la rénovation de l’île de Nantes ou de Sheffield qui, malgré de nombreux avantages pour la ville et nombre de ses habitants et une gestion souvent pointée comme exemplaire à bien des égards, entraîne une gentrification certaine des quartiers anciennement considérés comme ouvriers et donc une relégation des couches les plus défavorisées aux périphéries, ne faisant que déplacer et même renforcer une ségrégation préexistante. Face à celle-ci, la position des différents acteurs de la gouvernance urbaine semble donc décisive. Ceux-ci, puisque chargés de la définition et de la gestion du bien commun, décident implicitement à qui s’adresse le commun établi et avec quel degré d’accès. Ainsi, espace social et espace physique sont intrinsèquement liés et leurs concepteurs et gestionnaires, par leurs actions, investissements, décisions, influencent la distribution sociale dans l’espace, les divisions de celui-ci et les accès possibles entre eux et ce, de façon tantôt volontaire, tantôt involontaire, conséquentielle.
Dès lors, est-il possible assurer une mixité sociale réelle dans de telles opérations ? Le projet nantais, et par là, la législation française propose de résoudre cet épineux problème via un quota de logements sociaux à intégrer dans les nouveaux travaux. Si cette méthode a le mérite de maintenir une présence, même si relativement minimale, des couches autochtones dans les quartiers rénovés, elle ne permet pas pour autant de lutter contre la ségrégation en tant que telle au sein de l’agglomération et apparaît, finalement, bien artificielle. Elle pourrait même, en vérité, être considérée comme contradictoire dans une ère où la construction de l’urbain repose en très large partie sur des acteurs privés, des promoteurs animés par des logiques propres de rentabilité et de prise de risque minimum. Si cette approche peut paraître bien cynique, elle n’en est pas moins part active des débats sur la ségrégation urbaine.
En effet, au regard des propos précédemment relevé, y a-t-il finalement lieu de pousser à la mixité sociale ? Le débat reste entier et dépasse de loin la visée de cette note. On peut cependant soulever la question qui se trouve en creux, à notre sens, des discussions sur la ségrégation, tout en ayant bien conscience que la réponse se trouve avant tout dans la nuance.
En somme, la ségrégation spatiale ne peut se définir que comme un phénomène multiforme et multiple, tantôt voulu, tantôt conséquence involontaire. Tantôt subie durement par ceux qu’elle lèse le plus, tantôt revendiquée par ces mêmes personnes, qui y trouvent une identité. Tantôt très statique et clairement identifiable dans le temps, l’espace et les catégories socioculturelles visées, tantôt dynamique car voyant ses cibles individuelles changer peu à peu, au fur et à mesure qu’elles évoluent dans l’échelle sociale. Les acteurs de la gouvernance urbaine, face à cette division spatiale, agissent de différentes façons, certains luttant ardemment pour une mixité éventuellement fictive, d’autres en profitant abondamment pour un bénéfice qui se passe bien souvent de considérations concernant les conditions de vie établie. Quoi qu’il en soit, ils agissent, mais quelle définition particulière retiennent-ils alors pour ces actions ?
Pavel Kunysz