Il fallait bien que ça finisse par arriver : voici que le Charbonnage Ans-Rocourt — le « CAR », dans le jargon des urbanistes locaux — est entré dans l’actualité urbanistique. Le CAR, c’est un très grand terrain — environ 65 hectares, soit plus de quinze fois la surface du site de Bavière, par exemple, ou presque 1 % de la surface du territoire communal —, situé presqu’entièrement sur le territoire de la Ville de Liège (un petit morceau est sur le territoire de la commune d’Ans) entre le centre commercial du CORA et le nouveau stade du Football club liégeois (RFCL).
Le CAR a été jusqu’à présent préservé de l’urbanisation en raison de son statut : il s’agit d’une ZACC, une « zone d’aménagement communal concerté », représentée en blanc hachuré de rouge au Plan de secteur, dont l’éventuelle urbanisation ne pourra être, en vertu du droit régional, envisagée qu’après la mise en œuvre d’une procédure administrative assez lourde, passant notamment par l’adoption d’un « Schéma d’orientation local » (SOL).
Jusqu’à présent, le CAR, en tant que site potentiellement aménageable, n’était connu que des personnes suivant avec attention les dossiers d’urbanisme. Cela va changer rapidement, car les organisateurs du festival « Les Ardentes », Fabrice Lamproye et Gaëtan Servais, ont annoncé, en janvier dernier, leur intention d’y organiser leur festival, dès l’été 2020. Leur idée ? Obtenir du pouvoir public l’aménagement d’un grand parc (20 ha) qui serait occupé par le festival pendant un mois par an et serait ouvert au public le reste du temps. Un parking (le chiffre de 500 places est évoqué), qui serait également utile pour le stade du RFCL voisin, compléterait le dispositif.
Malgré l’incertitude juridique sur la faisabilité du projet, malgré les réactions inquiètes voire hostiles du voisinage, malgré l’annonce d’un débat à venir sur le sujet en septembre au Conseil communal, la direction du festival annonce désormais la tenue du festival à Rocourt, du 9 au 12 juillet 2020, tout en faisant planer la menace d’une délocalisation possible du festival vers Bruxelles. Tout indique que, pour préserver son plus grand festival, la Ville de Liège n’aura d’autre choix que de s’incliner devant les exigences des Ardentes, au moins de façon temporaire.
Cet urbanisme du fait accompli appelle plusieurs commentaires.
Un site peu adapté
Tout d’abord, le site de Rocourt est un choix très discutable, pour de multiples raisons.
La pertinence de créer un grand parc dans l’immédiat à cet endroit n’est pas évidente, vu la présence voisine du récent parc des Coteaux et le grand nombre de jardins privés dans les alentours. Rocourt ne figure d’ailleurs pas dans les priorités identifiées par la Ville de Liège dans le cadre du programme « Pep’s » |1|, dans un contexte, il est vrai, où les besoins sont criants dans d’autres quartiers.
Mais surtout, le CAR est une réserve foncière majeure — la plus importante sur le territoire de la Ville, propriété publique de surcroît — et ce rôle est fondamental : une ville doit conserver, pour l’avenir, la possibilité de bâtir pour répondre à ses besoins futurs.
Ajoutons que la plus grande partie du site appartient à la Société wallonne du logement (SWL). Il constitue une possibilité majeure, pour la prochaine génération ou la suivante, de construire du logement public, dans le cadre d’un projet d’ensemble qui devra être planifié le moment venu (pour les deux décennies à venir, au moins, d’autres sites plus centraux doivent avoir la priorité). Il serait tout à fait inacceptable que cette perspective soit perdue, a fortiori au terme d’un processus aussi unilatéral émanant d’un acteur privé.
Le site est en outre plutôt peu accessible et mal desservi par le transport public : le développement de la zone suppose une réflexion beaucoup plus large, posant la question de l’avenir de l’immense zone commerciale de Rocourt, le devenir de la rue des Français, à Ans, ou la création d’un axe de transport public structurant entre la gare d’Ans et la Citadelle — toutes choses qui ne sont pas compatibles avec une transformation immédiate du site du CAR.
On ajoutera que le caractère urbain du site ne saute pas aux yeux : si les Ardentes souhaitent rester en ville pour conserver une identité urbaine, ce site semble relativement mal choisi. Contrairement à ce que laissent penser certaines images de synthèse diffusées en ligne, le site n’offre en effet aucune vue sur le cœur urbain.
L’enjeu d’un grand lieu événementiel métropolitain
Pour autant, la proposition d’utiliser le festival comme levier pour la transformation d’un quartier nous semble non seulement recevable mais intéressante. Et le maintien à Liège d’un grand festival, malgré les nuisances sonores qu’il entraine, est souhaitable.
Ce que souligne cette démarche, c’est le besoin, à Liège comme dans toute métropole, d’un grand espace public, de plusieurs dizaines d’hectares, permettant l’accueil d’événements majeurs dans de bonnes conditions. Coronmeuse a joué, peu ou prou, ce rôle, même si son équipement demeurait incomplet. La transformation du site en « écoquartier », dans la foulée de la candidature de Liège à l’Expo internationale 2017, fait perdre à Liège son « parc de la Villette », une infrastructure essentielle, qui n’est pas remplacée à l’heure actuelle. Le déménagement de la Foire internationale de Liège (FIL) aurait pu servir de point d’ancrage à la création d’un nouveau site événementiel : il semble bien qu’il n’en sera rien |2|.
Entre la nouvelle FIL, à Bressoux, trop petite et isolée, le Country Hall du Sart Tilman, seul sur sa colline et sous-utilisé, l’intention, désormais, des Ardentes de s’installer à Rocourt, etc l’impression dominante est celle d’un éclatement, peu propice à la mutualisation des outils et à la visibilité des événements.
L’hypothèse Sclessin-Ougrée
Le moment est donc peut-être venu de remettre sur la table une réflexion d’ensemble sur la création d’un grand espace événementiel métropolitain. À nos yeux, le site de Sclessin et d’Ougrée — incluant l’ancien terril voisin du stade, le stade lui-même, le parc Trasenster, les Ateliers centraux et surtout le site du haut-fourneau — ressort clairement comme le plus intéressant.
C’est d’abord un site qui est déjà équipé ou en passe de l’être : outre le principal stade de Wallonie (dont la transformation fait actuellement l’objet d’une demande de permis d’urbanisme), on y trouvera d’ici peu une ligne de tram et plus de 2500 places de parking : P+R du tram (650 places), P+R dans les ateliers centraux (650 places), nouveaux parkings du stade du Standard (1250 places), etc. Ces équipements viennent compléter une offre de bus importante et une desserte ferroviaire désormais bien présente avec le nouveau point d’arrêt d’Ougrée (sans compter le point d’arrêt de Sclessin, voisin). Il est en outre possible de faire accoster des bateaux à Sclessin ou d’y arriver à pied depuis la gare des Guillemins. Le Country hall est à un jet de pierre.
C’est un site intercommunal, commun à Liège et Seraing, les deux premières villes de la Province, où différents équipements publics, communaux et provinciaux, sont déjà présents : la salle de concert de l’OM, dont les travaux viennent de se terminer, les Ateliers centraux, l’ancien hôtel de Ville d’Ougrée,... On rappellera d’ailleurs que les Ateliers centraux auraient pu accueillir le FIL, comme cela avait notamment été défendu par Jean-Maurice Dehousse. Cette option n’a malheureusement pas été retenue.
C’est un site urbain et extrêmement emblématique, situé au croisement de plusieurs axes de circulation importants, à cheval sur le fleuve, marqué par la présence totémique du haut-fourneau et du stade le plus « chaud » de Belgique. Il est beaucoup plus propice à l’ambiance d’un festival dédié aux « musiques urbaines » qu’une prairie à Rocourt.
Le haut-fourneau d’Ougrée constitue le témoin le plus important encore debout de l’immense aventure sidérurgique liégeoise |3|. Il est aussi l’un des grands enjeux urbains à arbitrer dans l’agglomération. Sa préservation est loin d’être acquise, même si la démolition complète semble s’éloigner. Sa taille (une trentaine d’hectares), son décor industriel exceptionnel, sa localisation, pourraient en faire un site idéal pour accueillir de grands événements culturels, complétant remarquablement l’ensemble décrit ici.
Bien sûr, cet aménagement, s’il est décidé, prendra du temps. Des travaux lourds seront nécessaires, notamment pour sécuriser le site du haut-fourneau (qui est notamment traversé par la ligne de chemin de fer 125A) et y rendre possible l’organisation d’un grand festival ou pour assurer les circulations piétonnes entre les différentes parties de ce grand parc événementiel (une nouvelle passerelle sur la Meuse, entre le parc Trasenster et le stade de Sclessin). Il faudra également adapter certains des projets en cours, notamment celui du stade ou le P+R de Sclessin, pour créer des continuités paysagères entre les différents espaces à relier.
Plusieurs années seront nécessaires avant que les lieux ne soient praticables ; une décennie sans doute est un minimum pour transformer l’ensemble. Mais l’enjeu en vaut à notre avis la chandelle.
Conclusion
La réflexion sur l’avenir des Ardentes aurait dû être — publiquement — ouverte depuis plusieurs années : ce n’est de toute évidence pas en un an que l’on peut construire une réponse urbaine à une demande telle que celle qui est aujourd’hui sur la table.
Il n’est cependant pas trop tard pour éviter une décision à l’emporte-pièce et transformer en opportunité le déménagement prévu — en admettant éventuellement l’organisation des Ardentes à Rocourt à titre provisoire. Dans cette perspective, nous proposons aux Villes de Liège et de Seraing de mettre rapidement sur pied un groupe de travail, associant les Ardentes, le Standard et les autres parties prenantes — afin de réfléchir à la manière dont Sclessin et Ougrée pourraient devenir le nouveau « parc de la Villette » dont Liège a besoin.