accueil interventions colloques l’expertise urbaine des travailleuses précaires

L’expertise urbaine des travailleuses précaires

Les rapports aux espaces publics et privé des femmes qui travaillent... au domicile des autres

Tags liés à cet article :

 

Contribution à l’ouvrage collectif Partager la ville, Genre et espace public en Belgique francophone, sldd David Paternotte et Muriel Sacco, Academia, juillet 2018.

Aides-familiales, aides-ménagères, gardes-malades, infirmières à domicile... sont autant de métiers exercés quasi exclusivement par des femmes, et qui interrogent sous un angle spécifique leur rapport à l’espace public. En effet, s’il est reconnu aujourd’hui que l’inscription massive des femmes dans l’emploi a eu pour effet de les faire sortir de leur domicile, du confinement aux tâches domestiques et de care pour les amener à fréquenter l’espace public de manière « légitime », force est de constater que la ségrégation sectorielle du travail renvoie une partie significative d’entre elles |1| au domicile... des autres.

Ces femmes, pourtant, ont développé un rapport à l’espace public, dans le cadre de leur métier, qui peut être considéré comme une réelle expertise. Sous des modalités différentes, chacune de ces professions implique en effet de se rendre dans de nombreux domiciles plus ou moins éloignés les uns des autres, selon un horaire et dans un ordre toujours différent, qui est communiqué aux travailleuses dans des délais souvent courts. Le temps de déplacement entre deux points étant généralement calculé par l’employeur selon le minutage « Michelin », c’est-à-dire en dessous de la réalité, il s’agit pour ces femmes de parvenir à défier toutes les embûches de la mobilité pour à la fois arriver à l’heure pour effectuer les prestations de la journée ou de la nuit (un retard en entraîne d’autres, en cascade) et minimiser le temps de travail non rémunéré. De plus, l’absence de lieu de travail propre les force à utiliser ces temps et trajectoires labiles comme support à d’autres fonctions. Tous les interstices sont exploités pour rendre l’organisation professionnelle compatible avec leurs autres tâches, familiales ou autres.

Loin de se limiter à un espace de transition entre deux espaces privés, l’espace public investi de par leur accès à l’emploi est pour elles un espace primordial à maîtriser et à utiliser dans toutes ses dimensions. C’est la première hypothèse que nous défendons dans ces lignes. La deuxième hypothèse, que nous développons dans la deuxième partie de ce texte, découle, elle aussi, des conditions de travail spécifiques à ces métiers. Les lieux de travail multiples et changeants sont également des propriétés privées, non pas de l’employeur mais de ses clients. Ces derniers définissent les tâches à réaliser, les communiquent aux travailleuses, contrôlent la réalisation des tâches et se sentent libres de dénoncer sans preuve des manquements qu’ils identifieraient selon leurs propres standards. Ces lieux de travail éclatés et à l’abri des regards rendent de fait inopérants une série de droits sociaux conquis par les mouvements syndicaux depuis le siècle passé. Si une partie des femmes a pu sortir du confinement à domicile et de la dépendance financière à leur mari par l’accès au travail, le retour au domicile — celui d’autrui — et hors du bénéfice des droits conquis, dans des conditions qui forcent à limiter au maximum le temps passé dans l’espace public, est une nouvelle forme de confinement dans l’espace privé pour ces travailleuses du care. Cet espace est de plus menacé potentiellement — et malheureusement couramment — par des actes de violence patriarcale, économique et/ou raciste.

Les auteurs de ce texte réflexif mobilisent des expériences à la croisée de deux terrains militants : celle d’une organisation syndicale — lieu de rencontre avec les travailleuses — et d’une organisation d’éducation permanente, urbAgora, active sur les questions urbaines. L’expérience syndicale qui alimente ces lignes a été celle d’un accompagnement et de formations de travailleuses, déléguées syndicales, issues principalement du secteur de l’aide à domicile (aides-ménagères et aides-familiales). Les éléments collectés, qui ont été à la fois le déclencheur et le matériau de l’analyse présentée ici, ont été prélevés dans les marges des activités syndicales : discussions entre les femmes et/ou avec elles durant les pauses des formations, en attendant le début des réunions, dans le train qui nous menait aux manifestations syndicales, en voiture en les ramenant chez elles. Ces moments ont une importance capitale pour ces femmes, car ils sont autant de lieux et temps d’échanges sur leurs expériences professionnelles, dont elles ne disposent pas par ailleurs car elles sont en permanence dispersées et isolées les unes des autres. C’est en captant ces épisodes biographiques échangés que l’idée d’explorer leur rapport à l’espace public a émergé. Un temps de formation sur l’égalité salariale a finalement été métamorphosé en une sorte de séminaire de co-production de savoirs sur base d’échanges d’expériences, qui a permis de structurer les différents éléments. Trois interviews supplémentaires ont été réalisées sur des aspects de mobilité, dont les principaux enseignements ont été publiés en 2013 |2|. En croisant cette expérience avec le travail d’urbAgora, notamment sur l’organisation de la mobilité à Liège et ses conséquences en termes d’aménagement urbain, une grille de lecture a progressivement émergé, par allers-retours. Il s’agissait de transformer des observations et interactions spontanées pour en organiser la description et la rendre lisible dans l’espace du débat public |3|.

La nécessité d’une approche globale de l’espace public

Un premier constat est assez rapidement sorti lors des diverses rencontres avec les travailleuses : leur refus de considérer la problématique de la complexité de leurs déplacements comme une question de mobilité dans la ville. Les femmes n’opèrent pas de distinction, dans leurs récits, entre les questions de mobilité ou de fréquentation de l’espace public et celles liées à leurs conditions de travail et à l’organisation de leur vie quotidienne. Elles ont des conversations lors desquelles elles parlent de tout à la fois, parce que cela forme un tout : leur vécu. Elles parlent de leur travail, et celui-ci se déroule dans une continuité entre espaces publics et espaces privés. Il est donc important de revenir sur le contexte des conditions de travail avant d’en dégager des informations pertinentes pour notre analyse.

Comme évoqué dans l’introduction, les conditions de travail des femmes qui se rendent d’un domicile à l’autre à longueur de journées sont caractérisées par de bas salaires, des horaires sans cesse mouvants, des lieux de travail multiples. Concrètement, elles ont plusieurs lieux de travail sur lesquels se rendre chaque jour (y compris le week-end, les soirées voire la nuit pour les infirmières, gardes-malades, aides-familiales), différents chaque jour, dans un ordre différent, à des heures différentes, pour des durées différentes. Pour certains clients ou patients, les aide-familiales et dans une moindre mesure aide-ménagères doivent en outre ressortir pour faire des courses, conduire quelque part les bénéficiaires de leurs services ou aller chercher un enfant à l’école. Les horaires sont composés et recomposés à l’envi selon les demandes des clients/bénéficiaires, souvent en dernière minute. La disponibilité et le moyen de locomotion de leurs collègues entre aussi en ligne de compte : une bonne partie de ces femmes ne dispose pas de véhicule personnel et à part quelques-unes d’entre elles, comme certaines infirmières, n’ont pas de voiture de société ou de service, comme c’est généralement le cas pour les métiers nécessitant des déplacements à domicile mais effectués très majoritairement par des hommes (rénovation de bâtiments, réparations, contrôles techniques à domicile...). Lorsque la personne à visiter habite loin des transports en commun, ou lorsque ceux-ci ne peuvent pas garantir d’arriver à l’heure (par exemple pour aller chercher un enfant à l’école), ce sont les travailleuses qui possèdent une voiture qui sont sollicitées, y compris pour les remplacements en dernière minute, ce qui peut produire des changements en cascade dans les plannings.

Des expertes des parcours urbains et des bons plans de stationnement

Une première chose qui frappe en écoutant ces femmes, c’est leur réelle maîtrise des modes de transports possibles pour se rendre d’un point à un autre en un temps record, en tenant compte de multiples paramètres tels que le prix du trajet (en intégrant les remboursements effectués par l’entreprise, qui ne couvrent jamais tout) et du parking le cas échéant, la météo, le bruit (pour pouvoir en profiter pour passer un coup de fil), la présence d’un endroit pour pouvoir manger sa tartine si c’est sur le temps de midi, le type de commerces qu’elles peuvent rencontrer en chemin et leurs heures d’ouverture pour « en profiter pour vite faire une petite course », la flexibilité du destinataire en adéquation avec la probabilité de retard, les trajets des collègues motorisées qui peuvent parfois aider « pour un bout de trajet ».

Cette connaissance remarquablement fine des possibilités existantes pour rendre opérationnelle leur journée de travail dans des contraintes temporelles et financières étroites dépasse donc de loin la maîtrise des horaires et trajets de bus. Ces femmes élaborent chaque jour une programmation de parcours pour le lendemain, souvent avec plusieurs options à sélectionner en temps réel : « si je vois que je n’ai pas le temps j’irai pas là », « s’il pleut je préfère aller prendre le bus à tel arrêt parce qu’il y a une aubette, sinon soit je vais à pied si je n’ai pas trop mal au genou, soit je vais prendre le bus à tel arrêt », « si ma collègue me sonne pour dire qu’elle a fini à temps, elle passe me prendre pour me déposer à tel endroit, sinon, je dois prendre tel bus », etc... Ce temps de préparation n’est bien sûr pas compté comme temps de travail. Une aide familiale témoignait un jour :

dès qu’il y a une nouvelle chez nous, on fait une petite réunion avec elle et on la forme sur ça, sinon c’est sûr qu’elle ne va pas rester. On prend une carte, on fait son itinéraire en lui expliquant par où il vaut mieux passer si c’est le matin ou à midi, on montre les arrêts de bus avec les abris pour pouvoir manger, on la met en contact avec les autres filles qui travaillent dans le quartier pour qu’elle puisse appeler si elle ne s’en sort pas.

Cette habileté à circuler dans la ville est d’autant plus remarquable que ces travailleuses suivent des itinéraires qui sont loin de systématiquement coïncider avec les grands mouvements pendulaires en réponse auxquels les réseaux de transport public ont été conçus. Les déplacements dont nous parlons ici s’effectuent régulièrement hors du centre-ville, à des horaires où l’offre de transport est parfois très réduite. En croisant ces constats avec le travail mené par l’asbl urbAgora |4|, notamment autour du dossier du futur tramway de Liège, nous en sommes venus à voir dans les besoins exprimés par nos interlocutrices une expression paradigmatique de ce à quoi devrait ressembler un réseau de transport pensé pour le quotidien : faire évoluer l’architecture des réseaux, qui reste extrêmement centripète, vers une logique de maillage de l’espace urbain, facilitant les déplacements de périphérie à périphérie et permettant l’enchaînement complexe de différentes étapes ; remplacer les lignes de bus qui trouvent toutes leur terminus au centre-ville par des lignes traversantes, offrant de très utiles liaisons entre quartiers, sans rupture de charge ; soigner particulièrement les points d’intermodalité et y garantir un confort élémentaire (abri, éclairage,...) voire y localiser des services utiles au quotidien. Ces principes se sont imposés dans les pays européens les plus avancés en la matière. En Wallonie, ils continuent à relever de la science-fiction, peut-être en partie parce que les usages minoritaires — tous ceux qui font autre chose que relier le domicile au travail ou au lieu d’enseignement à l’heure de pointe — y sont largement considérés par les gestionnaires de réseaux comme anecdotiques.

Les « petits arrangements » : une nécessaire connaissance du voisinage

Les conditions de déplacement sont généralement peu prises en compte par les entreprises. Nous avons déjà évoqué l’absence de véhicule mis à disposition, alors qu’il est évident que le type de missions demandées le justifierait amplement. Mais les remboursements sont eux aussi mal adaptés. Citons cette travailleuse dans les titres-services qui explique qu’elle doit choisir un seul mode de déplacement remboursé. Donc, elle doit choisir entre la voiture ou le bus. Et, évidemment, l’un et l’autre ne conviennent que pour se rendre chez certains clients : monsieur X habite loin de tout, mais madame Y habite en centre-ville où il est impossible de se garer. Et, évidemment, le temps de déplacement reconnu par l’employeur comme temps de travail s’entend sans embouteillage, sans temps perdu à trouver une place de parking et à courir entre cette place et le domicile du client. Le ticket de parking n’est, lui non plus, pas remboursé.

Ces femmes doivent donc aussi faire connaissance de manière très subtile avec les quartiers qu’elles sont amenées à fréquenter : repérage et connaissance des places de parking gratuites, heures propices pour arriver et circuler facilement. Cela s’accompagne assez régulièrement de « petits arrangements », pour lesquels ces femmes doivent mobiliser des compétences relationnelles et de négociation qui, là encore, ne leur sont pas reconnues. Une travailleuse va faire connaissance avec les voisins propriétaires de garages pour pouvoir utiliser la place sans risquer de voir sa voiture embarquée, une autre sympathise avec l’agent de quartier afin de ne pas se faire verbaliser, une autre encore demande à son client de demander à la commune une carte de parking « résident » pour sa voiture. Certaines femmes travaillant dans un même quartier ont carrément réussi à mettre en place une signalétique, en accord avec des agents de quartier solidaires, pour ne pas se faire verbaliser : un rond vert apposé sur le pare-brise… voilà le code magique pour éviter les procès. L’instauration de tournantes d’agents dans les quartiers ne permet plus aujourd’hui ce genre de stratégie.

Les horaires officiels reçus de la part de l’employeur font, eux aussi, l’objet de quelques adaptations afin de rendre les journées possibles : il s’agit de regrouper les destinations dans un même quartier, sur une même ligne de bus, de déplacer l’heure d’arrivée, de « faire une demi-heure en moins là qu’on rattrape à un autre moment pour ne pas tout décaler ». La capacité de négocier avec les différents clients ou bénéficiaires est primordiale, et on voit à quel point la stabilité est importante pour ce faire : c’est dans la durée que les femmes peuvent espérer acquérir la confiance puis la complicité des personnes chez qui elles se rendent, mais cela accroit en retour leur dépendance à elles.

Il est frappant de constater que ces difficultés pratiques sont la plupart du temps complètement ignorées voire méprisées par les pouvoirs publics. Alors même que les travailleuses à domicile jouent un rôle social essentiel, alors même que leur existence permet d’éviter d’engorger les institutions de soin en permettant le maintien à domicile de personnes dépendantes, il ne semble pas possible de faire reconnaître pour elles les facilités pratiques dont bénéficient par exemple les médecins. On en a eu un exemple frappant lors de l’adoption, en novembre 2013, d’un nouveau règlement de stationnement par le Conseil communal de la Ville de Liège. Interpellé afin de prévoir un dispositif adapté aux travailleuses à domicile, l’échevin de la mobilité a violemment rejeté la demande qui lui était faite.

Espaces publics et insécurité ?

Ces femmes sont dans l’espace public, à pied, en voiture et dans (ou en attendant les) les transports en commun, et pour certaines potentiellement tous les jours de la semaine, à toutes les heures. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, à entendre les discours médiatiques sur les femmes en ville, elles n’ont jamais, lors des quatre années durant lesquelles nous les avons fréquentées, abordé les questions d’insécurité dans l’espace public. Est-ce l’effet de la neutralisation de cet élément par leur connaissance du terrain qui leur permet d’intégrer facilement ces données dans le logiciel interne qui compose les parcours de la journée (stratégie d’évitement) ? Possible, mais là n’est sans doute pas l’entièreté de l’explication, d’autant moins que les contraintes horaires ne leur permettent guère le temps d’un détour. Elles doivent y être, donc elles y sont : pas de chichis entre elles.
Par contre, ces femmes expriment des craintes pour leur sécurité, mais celles-ci se situent au domicile des clients : mains baladeuses lors des soins, hommes qui les fixent sans bouger lorsqu’elles nettoient et leur demandent trois fois de « refaire sous la table », remarques/regards désobligeantes, risques de violence chez des cas psychiatriques, comportements racistes, personnes qui salissent ostensiblement ce qu’elles viennent de nettoyer, blagues sexistes... Certaines vont jusqu’à dénoncer des clients qui leur demandent de nettoyer « des choses complètement propres, à se demander s’ils les utilisent » avec comme seul objectif de marquer leur supériorité. « Et c’est encore mieux pour eux si ce sont des nouveaux mobiliers design pas pratiques du tout à entretenir, qui laissent des traces et se griffent pour un rien ». Elles sont aussi testées de manière dégradante : « j’aurais pu faire fortune si j’avais emporté tous les billets que les clients laissent trainer exprès sous un fauteuil ou entre les coussins pour vérifier si on fait bien partout et voir si on va leur rendre ! », confie l’une d’entre elles.

L’expression d’insécurité dans les espaces privés et non dans les espaces publics vient corroborer les statistiques de violences : les femmes sont moins agressées en rue que les hommes et sont bien plus victimes de violences à leur domicile, de la part de proches.

Certains clients monnayent également les petits services qu’elles demandent dans le cadre de l’organisation de leur horaire. Il y a donc bel et bien des relations de pouvoir qui s’instaurent, toujours à la faveur de celui qui paie, naturellement.

De plus, tout comme cela a déjà été relevé à maintes reprises concernant les violences conjugales, le domicile étant reconnu dans notre société comme un espace privé, il est frappé d’un vide juridique. « En droit criminel, le domicile est le lieu où une personne mène sa vie privée et abrite sa sphère d’intimité, hors des regards et de la curiosité d’autrui ; c’est le lieu où elle peut se dire chez elle et se conduire en toute liberté d’esprit ».

Lieux de travail, espaces privés ?

On opposera au paragraphe précédent que, s’agissant de fait de leurs lieux de travail, les travailleuses y sont couvertes par le droit social, qui, certes, ne couvre pas toutes les matières en jeu dans les situations évoquées, mais introduit néanmoins des éléments de reconnaissance du fait que les domiciles privés, dans certaines circonstances et à certains moments, sont régis par le droit. Dans un exemple reçu de contrat entre une société de titre-service et un utilisateur, il est clairement stipulé une série de mesures d’hygiène et de sécurité que l’utilisateur s’engage à respecter, parmi lesquelles : « l’utilisateur est tenu de privilégier le respect du travailleur et se gardera de faire usage de violence physique ou verbale ainsi que de tout autre mode d’agression ». Quelles sont les sanctions ? À qui revient la charge de la preuve ? L’entreprise aura-t-elle le courage de se séparer d’un client (donc d’une rentrée financière) sur base des dires de sa travailleuse ? C’est là que, souvent, le bât blesse...

Les espaces privés sont architecturalement conçus pour être à l’abri des regards. De fait, malgré la contractualisation de la relation, les domiciles des utilisateurs restent des espaces privés, au sens juridique du terme. L’absence de témoignages et de preuves à apporter, ainsi que le rapport de force largement défavorable aux travailleuses qui peuvent avoir peur de perdre leur emploi, ou se devoir aller chez un autre client qu’elles ne choisissent pas et habite en un lieu qui rendrait leur travail impossible avec leur organisation familiale en équilibre précaire (par exemple en rendant impossible le fait d’être à l’heure pour aller chercheur leurs propres enfants à l‘école), l’absence aussi de visite des lieux par l‘employeur et l’idéologie du « client-roi », tous ces éléments concourent à insécuriser ces femmes de manière bien plus accrue dans la « ville intérieure » que dans la ville publique.
On voit bien à travers cette expérience combien les conditions de travail interrogent l’espace public, mais aussi les catégorisations de l’espace urbain et en particulier la distinction historique entre espace public — soumis à la délibération publique — et espace privé. On ne peut qu’inviter les sciences sociales et les syndicats à s’intéresser au caractère atypique du travail précaire, pas uniquement de par les horaires et statuts des travailleuses mais aussi par le caractère atypique des lieux de travail et de l’application du droit social dans ces lieux urbains qui échappent au contrôle des interlocuteurs sociaux.

Ce type de travail confié aux femmes a explosé dans notre pays avec la création du système des titres-services, massivement subsidié par l’Etat. L’évolution démographique — vieillissement de la population et augmentation de personnes isolées — ainsi que les restrictions budgétaires dans le secteur des hôpitaux laissent présager une augmentation des besoins en matière d’aide et soins à domicile. Et donc une augmentation du nombre de travailleuses concernées par cette situation. N’assiste-t-on pas là à un retour organisé des femmes précaires au domicile, qui pervertit l’émancipation par le travail en nouvelles formes de subordinations cumulées ?

Espaces publics..., lieux de liberté !

Sans doute, mais à l’inverse, on comprend aussi en écoutant ces femmes que l’espace public qu’elles traversent n’est pas qu’un lieu de déplacement : c’est un lieu de socialisation par des « petits arrangements » dans les quartiers, un lieu où prendre ses repas, où rencontrer les collègues, un lieu depuis lequel elles effectuent une série de tâches professionnelles telles que gérer les relations avec l’employeur et les clients, trouver de nouveaux clients, mais aussi organiser les activités syndicales. Les nombreux petits trajets sont des temps d’interstices exploités pour effectuer une série de tâches brèves qu’elles ne peuvent faire ailleurs. Ces espaces-temps dans l’espace public sont pour elles des moments de liberté, les moments où elles peuvent déployer leur panel de compétences réelles pour s’affirmer et prendre confiance en elles et grappiller un peu de contrôle sur leur vie. Tester des trajets différents est aussi une manière de partir à la découverte de la ville et d’y prendre place, ce que bon nombre d’entre elles n’auraient sans doute pas fait sans cela : le travail, même celui-là, force à franchir les barrières mentales qui freinent la sortie dans l’espace public et reste, malgré tout, un support pour l’émancipation. Cette approche particulière de la présence des femmes dans l’espace public montre aussi à quel point l’expérience peut être positive et motrice pour le déploiement de compétences complexes et de solidarités.

Mathilde Collin et François Schreuer

|1| On compte au 2e quadrimestre 2016 près de 133 000 postes de travail en Belgique rien que pour les titre-services, dont environ 3000 hommes (http://www.onssrszlss.fgov.be/fr/statistiques/statistiques-en-ligne/emploi-le-systeme-des-titres-services, page consultée le 8 février 2017). Etant donné les caractéristiques de l’évolution démographiques – population de plus en plus âgée et augmentation du nombre de personnes vivant seules – il est certain que ces métiers vont être appelés à se développer dans les années à venir.

|2| COLLIN, M., Travailleuses au domicile des autres : enjeux de mobilité, octobre 2013, http://lechainonmanquant.be/analyses/travailleuses_au_domicile_des_autres.html

|3| Une première tentative de croiser les thématiques a été réalisée sur le dossier du tram de Liège porté par urbAgora (COLLIN, M., Les femmes prendront-elles le tram, octobre 2010, http://lechainonmanquant.be/en-ville/les-femmes-prendront-elles-le-tram.html), puis lors d’un travail coordonné au sein du Conseil wallon pour l’égalité entre hommes et femmes (COLLIN, M., Pour que mobilité rime avec égalité (h/f), Conférence de presse du Conseil wallon de l’égalité entre hommes et femmes, 7 juin 2012).

|4| « Réorganiser le réseau de bus liégeois ? Oui, mais comment ? » in Dérivations n° 4, juin 2017, pp. 110-118.

Cette publication est éditée grâce au soutien du ministère de la culture, secteur de l'Education permanente

 

Poster un commentaire

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.