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Charleroi, ville expérimentale

 

Si les villes sont souvent - sinon toujours - multiples, Charleroi demeure bien singulière dans le paysage belge. Oscillant actuellement entre un narratif de l’abandon et du marasme et un autre d’une rénovation urbaine d’exception par la dynamisation culturelle, elle est devenue depuis quelques années un point d’intérêt pour bien des recherches, bien des investisseurs, bien des personnes. Cet article vise à comprendre ces narratifs pour mieux en proposer un neuf, celui d’une ville expérimentale, lequel permettrait peut-être de saisir certaines de ses évolutions. C’est là un angle qui s’est dessiné à la naissance de ce dossier, et qui infuse, de façon tantôt tacite, tantôt explicite, chacun de ses articles.

Je me rappelle, enfant, de voyages en train, parfois en voiture. On partait de notre Gaume natale pour des destinations que je percevais alors comme étant bien lointaines. Peut-être allions-nous rendre visite à mes grands-parents, à Ath ? Peut-être s’agissait-il d’une exploration de Lille ? Ou encore d’un passage à Montigny-le-Tilleul, où avait vécu un jour ma grand-mère ? Quoi qu’il en soit, on le sait, la destination importe souvent moins que le trajet.

Le train en Belgique laisse d’ailleurs tout le plaisir -et le temps- de profiter du paysage et de songer à ce qu’il s’y déroule. Depuis le Luxembourg belge, on voyait se succéder villages et sapinières, fermes et villas quatre-façades, la ville-ruban et les grands centres. Après une petite heure, on croisait le chemin de la Sambre, pour arriver à Namur. On en percevait pas grand chose finalement -la gare est souterraine- mais on pouvait malgré tout apprécier le surplomb sur la rivière, l’urbanisation grandissante d’un petit centre. Puis on repartait et, à nouveau, le paysage se transformait. Plus ici question de forêts ou de champs, ou si peu. L’industrie lourde occupait la place depuis bien longtemps, et une bonne part de ses investisseurs l’avait déjà désertée. Ces immenses bâtiments-machines, parcourus de tubes et de câbles, fumant, rugissant, actifs de jour comme de nuit ont souvent été décrits. Ils impressionnent les adultes, imaginez donc l’effet qu’ils ont sur un enfant. Cette vision perdure, d’autant que le rail longe bien entendu sur plusieurs kilomètres ces édifices.

Au fur et à mesure que s’étalait cette vision devant mes yeux, je me rappelle distinctement d’une impression, factice, sans aucun doute, production d’un imaginaire enfantin, mais révélatrice. Il me paraissait toujours que le ciel s’assombrissait, que les nuages s’accumulaient voir même qu’un léger crachin venait à se manifester, alors même que le soleil rayonnait quelques instants auparavant. C’est dans cet état d’esprit que je voyais alors apparaître derrière les fenêtres des cabines une nouvelle agglomération. À mesure que le train ralentissait, de larges piliers de béton défilaient devant mes yeux et je ne pouvais que constater la hauteur et l’écrasement manifestés par les emprises des voies routières successivement perchées au-dessus de ma tête. De la ville, on ne voyait rien, sinon une silhouette lointaine camouflée par la bruine derrière ces piliers, derrière ces autoroutes. On n’entendait rien non plus, sinon le brouhaha des camions et des automobiles fonçant sur les chaussées. On repartait à nouveau bien vite. Sans avoir mis un pied à quai, Charleroi était toute tracée dans mon esprit : un lieu sinistre, engoncé dans le flux perpétuel des voitures, où il faisait toujours sombre, froid, pluvieux. Bref, une ville où je n’aurais pas voulu m’attarder, et certainement pas y habiter.

Les métérologistes m’assurent pourtant qu’il ne pleut pas plus à Charleroi qu’à Liège ou Rossignol. Et, si l’industrialisation et les axes autoroutiers ont marqué durablement le paysage carolo, cela n’est certainement pas moins le cas pour bien d’autres villes wallonnes. Alors comment un enfant si jeune a-t-il pu se constituer une image si particulière d’une ville dans laquelle il n’avait pourtant jamais mis les pieds ?

Il faut admettre que pendant longtemps, Charleroi n’a pas fait bonne presse. Les journalistes de tous bords se sont relayés pendant les décennies passées pour relater son taux de chômage alarmant, la précarisation d’une partie de sa population, une criminalité en hausse, ainsi que certaines grandes affaires pédophiles ou politiques, une tendance cristallisée toute entière par le fameux article du magazine néerlandais Volkskrantreizen désignant la cité carolo comme « la ville la plus moche du monde ». Outre le caractère factuel ou véritablement outrancier de ces articles, une telle littérature ne peut sans doute qu’influer sur les imaginaires communs. Je ne lisais pas la presse, enfant, mais constatais bien les propos des adultes évoquant une ville sinistrée, dangereuse, sombre. D’où, sans doute, la création de cet imaginaire la considérant comme littéralement envahie par la grisaille.

Un tel imaginaire, plus ou moins proche, plus ou moins basé sur des faits ou des impressions, se retrouve chez bien des Wallons, chez bien des Belges. Même si une mutation de ces imaginaires est en cours, la ville demeure sujet de commentaires et de qualificatifs peu avantageux, quand ce ne sont pas les plaisanteries de bas étage qui s’en paient une tranche.

Pourtant, Charleroi peut aussi se voir sous d’autres jours. Historiquement, d’abord, le narratif d’une ville foncièrement jeune, voire artificielle, peut être mis à mal. Du bourg ancien de Carnotus (863) à la forteresse espagnole (1666) en passant par le village de Charnoy (1188) |1|, ce sont déjà huit siècles d’histoire qui sont bien peu contés. Économiquement, on évoque volontiers l’âge d’or carolo des mines et de la sidérurgie, mais il y a beaucoup à dire sur un certain renouveau récent. Celui-ci est basé sur des économies nouvelles, telle l’apparition du « Quai10 », espace d’échanges et de réflexion autour du cinéma et du jeu vidéo, et un certain retour à des productions locales, comme se présente la Manufacture Urbaine, brasserie, boulangerie et lieu culturel. Ce portrait se complète par d’autres locomotives commerciales plus classiques, telle la galerie commerciale Rive Gauche. Si les uns comme les autres peuvent être sujets à polémiques (qui d’en considérer l’effet sur les commerces traditionnellement ancrés dans la cité, qui d’évoquer les risques qu’ils comportent d’une gentrification galopante), force est d’avouer que l’on se situe loin de l’image d’une ville économiquement désertée, telle qu’elle est parfois communiquée. Culturellement également, on peut de moins en moins se permettre en Belgique de ne pas considérer les productions et les scènes carolos et leurs spécificités, qu’elles prennent la forme de petites galeries d’art ou de grandes et moyennes institutions, lesquelles attirent toujours plus un public venu de toute la Belgique pour profiter du Musée de la Photographie, du Rockerill, de l’Eden, du BPS22.

Expériences et prototypes

Charleroi et son histoire peuvent, selon nous, se penser comme une ville expérimentale, au sens d’un sujet et d’un lieu d’expériences. Ces expériences, par nature, peuvent se clore sur des succès et des échecs de degrés variés. De plus, des moyens de temps, d’énergie et d’argent sont investis dans ces expériences de façon diversifiée, selon les espoirs. Car c’est là que réside l’idée centrale de cette conception de ville expérimentale, et donc de Charleroi : un espoir investi dans des projets souvent inattendus, nouveaux, prototypaires. Il se donne peut-être à voir à travers le pays noir un modèle, une grille d’analyse qui pourrait être rapporté à d’autres cités, d’autres agglomérations. Différentes villes expérimentales auraient alors divers degrés d’expérimentations, des réussites et des échecs différenciés, impulsés par les uns ou réprimés par les autres. S’ouvre là, peut-être, un champs entier de réflexion qui permettrait de lire nos milieux urbains moins comme des aboutissements remis cycliquement en question, que comme des processus, des essais cent fois renouvellés.

Ainsi, c’est bien à Charleroi, pourtant encore simple ensemble de petits bourgs, que l’on verra s’accumuler les investisseurs, les grands industriels, pariant - avec justesse, pour un temps - sur les ressources et la situation de la ville. De même, c’est dans le Charleroi des années ’70, alors même que l’économie principale de la ville est en plein déclin, qu’apparaissent d’ambitieux chantiers modernistes, dont le ring autoroutier R9 est l’exemple le plus frappant. Il constitue, par son dessin même, un prototype, une expérience urbaine. Suspendu au-dessus de la ville, distribuant ses sorties tant par ses bandes de gauche que ses bandes de droite, il cristallise à lui seul un investissement considérable dans une solution nouvelle, alternative, jamais ou si peu testée en Europe de cette façon. L’espoir de moderniser la ville et ses accès, et par là de redynamiser une économie en déclin, a sans doute guidé ces choix. Mais là, où d’aucuns, dans de telles situations économiquement délicates, auraient préféré des solutions moins coûteuses, moins aventureuses, la tendance carolo a été de parier sur cet inédit, de croire en la capacité d’une expérience nouvelle à surpasser ces conditions.

Cependant, l’expérience carolo n’est pas seulement liée aux grands travaux publics, elle est aussi sociale et transparaît dans les propos et souvenirs de certains. Parmi ceux-ci, le fameux quartier du Triangle peut être cité, lui qui, de jour comme de nuit, a rassemblé par sa diversité d’établissements tant les adolescents à la recherche de leur première bière que les sorties en famille au restaurant ou encore les habitués des lieux de prostitution. Expérience circonstancielle, sans doute non planifiée, non voulue, et certainement parfois subie, mais ce quartier fut une expérience sociale tout de même, telle qu’on n’en retrouve que rarement dans les villes d’hier et d’aujourd’hui.

Comme dit, la nature même de l’expérience indique qu’elle puisse échouer, que le pari soit perdu, ne serait-ce qu’en partie. Les charbonnages sont aujourd’hui fermés, la sidérurgie carolo en est réduite à une peau de chagrin, nombre d’industries ont clos définitivement leurs portes, tandis que les rings autoroutiers sont, pour beaucoup, des infrastructures dépassées face aux grands enjeux écologiques contemporains. De même, la nature de l’expérience veut qu’elle puisse triompher, aboutir à des résultats parfois exceptionnels, inédits. Ainsi, si la ville a longtemps été décriée pour sa soi-disant laideur et son abandon, son dynamisme urbanistique et son architecture contemporaine font aujourd’hui régulièrement figure d’exemples voire font l’objet de prix internationaux |2|. En cause, à nouveau, des expériences, en matière de gestion urbanistique, comme l’illustre la nomination du premier et unique Bouwmeester wallon en 2013. Expérience aussi en matière d’approche du renouveau urbain, lequel se concentre d’abord sur le travail de l’identité carolo, le déploiement de nouveaux imaginaires de la ville avant de s’attaquer à la brique et aux pavés. Expérience encore en matière de gestion de la stratégie urbanistique, laquelle vise non seulement à répondre aux besoins des habitants existants, mais surtout aux quelques 50 000 habitants que l’on espère y attirer. A ce titre, le projet de Marina est exemplatif : d’aucun le jugerait mégalomaniaque au vu du passé de la ville, il est en tous cas ambitieux et audacieux, une expérimentation en soi. Expérience culturelle également, à la fois par la réappropriation du « moche », du graffiti, de l’abandon industriel et du noir charbon et par l’investissement dans des institutions relativement inédites en Wallonie : réappropriation post-industrielle avec le Rockerill, Musée de la Photographie, skatepark indoor et Centre d’art contemporain. Il y a enfin peut-être une symbolique à trouver quant au passage d’expériences « ratées » à des expériences « réussies » dans le chef du métro léger aérien : d’un premier tronçon novateur inauguré en 1976 à une mise en stase du projet pendant des décennies, au point de le qualifier de « grand projet inutile » dans les années ’90, le voilà à présent renaître dans le charleroi d’aujourd’hui.

Pour autant, une expérience peut en chasser une autre. Ainsi, la redynamisation de Charleroi se veut expérience positive, mais elle se fait aussi parfois au détriment de certaines populations : le Triangle, cette expérience sociale spontanée, est aujourd’hui bien morne, apaisé entend-on parfois, et part de ses protagonistes, dont les prostitué.e.s, en sont peu à peu déplacé.e.s, évincé.e.s.

Il faut aussi admettre que, derrière ces expériences et dans le propos de l’ensemble des acteurs carolos, il existe une sorte de constat de nécessité. Face à une situation souvent présentée, à tort ou à raison, comme désespérée, face à un abandon progressif d’une ville et à une image ayant maintes fois souffert, face aux scandales, aux désaveux économiques et politiques et à une stagnation ressentie, seules des actions fortes pourraient espérer permettre de remonter la pente. C’est de ses cendres que le phénix carolo devrait donc renaître, comme le veut le projet éponyme de redynamisation de la cité, là où d’autres diraient que c’est avant de s’éteindre que la flamme brille le plus fort.

Alors, ces expériences paieront-elles ? L’énergie, le temps de travail et l’argent, tous en montants considérables, investis dans ces expériences aboutiront-ils au renouveau tant espéré, voire à un dépassement de ces espérances ? Seul le temps le dira. Pour autant, il apparait clair, à notre sens, que l’espoir même à la base de telles dynamiques, d’une telle ferveur créatrice face à des situations d’adversité est, lui, profondément carolo. Les articles du présent dossier ne pourront en résumer toute l’intensité ou toute la diversité, mais peut-être suscitera-t-il, nous le souhaitons, plus de réflexions critiques et plus de productions sur cette ville de Charleroi si multiple.

|1| Voir “De Charnoy à Charleroi : contexte historique de la fondation d’une ville” sur https://www.charleroi.be/node/12082

|2| Voir notamment Tom Denis, “COP23 : un prix international pour une cité durable à Charleroi”, RTBF.be, 16/11/2017 ou le Prix d’Architecture du Hainaut et le Heritage Award pour le Musée de la Photographie (L’Escaut), par exemple.

Cette publication est éditée grâce au soutien du ministère de la culture, secteur de l'Education permanente

 

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