L’histoire urbaine de la ville de Charleroi est assez singulière. À l’origine, forteresse érigée uniquement à des fins militaires, elle devient une ville dont l’industrie en dicte le développement. Il est inutile de rappeler sa grande période de gloire et de prospérité laissant les marques de l’activité industrielle sur son territoire et ses usages. Son déclin au milieu de XXe siècle et l’absence d’une politique urbaine indépendante et critique à la fin du siècle ont occasionné de nombreuses crises difficiles à gérer d’un point de vue démographique, économique et social. L’exode urbain des classes moyennes et la délocalisation des activités économiques vers la périphérie ont amplifié l’effet de désertification de la ville. On a même eu tendance à la comparer à la ville de Detroit aux États-Unis |1|, comme une Shrinking city, associée au déclin urbain. Le « Pays noir » souffrait encore il y a quelques années d’une crise d’identité et de stéréotypes tels que la « ville la plus laide du monde » |2| , « Dutrouxland » |3|, etc.
Pourtant, la Ville s’inscrit depuis une dizaine d’années dans une dynamique de redressement socio-économique et une stratégie de rénovation urbaine forte « dont l’objectif central et clairement affirmé doit être de rendre aux carolos le plaisir de vivre en ville » |4|. La Ville a conscience du potentiel de développement de son territoire et s’appuie sur ses atouts intrinsèques pour développer les axes stratégiques de son « Projet de ville ». La taille moyenne de la ville, sa localisation géographique sur la dorsale wallonne et à proximité de grands pôles comme Bruxelles, Lille (et dans une moindre mesure, Namur ou Mons), et la « nature équilibrée de son tissu urbain » sont trois atouts mis en avant dans le « Projet de ville » publié en 2017. Les autorités communales prônent entre autres le retour à la ville, l’affirmation de l’attractivité de la région carolo sur le plan économique et l’intensification de « sa vocation de pôle régional sur le plan de la culture, du commerce, de la formation et de la recherche » |5|.
Une influence inédite, mais limitée
Dans cette dynamique, la Ville s’est dotée de la Cellule Charleroi Bouwmeester en 2013. S’inspirant d’autres structures similaires |6|, Paul Magnette (PS), Bourgmestre de Charleroi depuis 2012, lança cette fonction car il avait besoin d’une équipe de conseillers qui puisse être « son bras armé pour l’assister dans le développement d’une politique de la ville » . L’objectif principal du Bouwmeester Carolo, tel qu’il s’est décrit, est d’aider la Ville à définir une politique urbaine cohérente et de rassembler les divers acteurs fabriquant la ville, qu’ils soient publics ou privés, autour de la table pour « leur indiquer les priorités du développement spatial de la Ville afin de créer une culture urbaine de qualité propre à Charleroi » |7|. Cette structure, indépendante sur le plan institutionnel du pouvoir politique local et des services administratifs de la Ville, fut – et est toujours – inédite en Wallonie. Georgios Maillis, architecte diplômé de La Cambre à Bruxelles et fondateur du bureau d’architecture Réservoir A, fut désigné pour un mandat de trois ans |8|, après un appel à candidatures du service des marchés publics de Charleroi. Le jury (composé des Bouwmeeters de l’époque |9| , de Marie Vanhamme |10|, de Benoit Moritz |11| et du Fonctionnaire Délégué de la Région wallonne Raphaël Stokis), considéra que « la candidature de Maillis ressortait clairement parce qu’il était le seul à connaître et à décrire au mieux le contexte local. Il voyait où étaient les enjeux et proposait l’idée de partir du terreau local » |12| .
Cela dit, avant l’arrivée du Bouwmeester, la Ville de Charleroi avait déjà entamé une phase de transition financé par le Fonds Européen de développement régional FEDER (2007-2013). Ce portefeuille de plus de 50 millions d’euros, visant à réduire les inégalités économiques et sociales des régions en situation difficile, a permis d’élaborer à Charleroi un plan stratégique de rénovation de la ville basse et de redressement socio-économique. Ce plan, baptisé « Phénix », prévoyait la requalification d’espaces publics |13| ponctués de plusieurs constructions et rénovations d’édifices emblématiques |14|. Il englobait, entre autres, la réaffectation de l’ancienne Banque Nationale en centre culturel « Quai10 », le nouvel aménagement des quais de Sambre et la création de la Placerelle, à la fois passerelle reliant la gare du Sud et la Porte des Arts, espace piéton et parvis du Quai10. Parallèlement, dans la ville haute, d’autres projets de rénovation urbaine se sont développés comme celui des anciennes casernes de Gendarmerie pour accueillir la tour de Police de Jean Nouvel, Charleroi Danses et le Musée des Beaux-Arts ou encore l’extension du Centre d’Art Contemporain BPS22 et du Palais de justice, la rénovation du stade de foot, etc. À l’arrivée de Georgios Maillis, la plupart des projets ont pu être « récupérés et corrigés » |15| malgré la marge de révision limitée du Bouwmeester sur certains projets, compte tenu des délais à respecter et des marchés déjà attribués. Le Bouwmeester a assisté la Ville dans la rénovation de la place de la Digue pour lequel le développeur a dû reconsidérer son projet qui ne correspondait pas aux attentes de réaménagement des espaces publics de la Ville. Georgios Maillis est également intervenu sur les aménagements de la Place Verte |16| et la construction du nouveau centre commercial Rive Gauche, en 2017. Au départ de discussions tumultueuses, le développeur privé a finalement accepté d’organiser un concours pour l’aménagement de la Place Verte (qu’il a financé), d’opter pour un revêtement extérieur en brique, de réajuster le nombre d’entrées et de sorties pour qu’elles se calquent sur le viaire existant et de revoir le programme du centre commercial en le diversifiant avec du logement, des bureaux, un hôtel, etc. |17| Ce complexe de 35.000m², « qui redessine de fond en comble le quartier de la ville basse » |18| et privatise une bonne partie de l’espace public, constitue un point d’attraction dans le centre-ville. Du moins, momentanément |19| . La rue de la Montagne reste sévèrement marquée par l’exode de ses commerces, malgré les efforts du Bouwmeester pour négocier sa rénovation urbaine avec les quelques propriétaires. La « porosité » de certaines façades du centre commercial vers l’espace public n’a pas échappé aux critiques non plus. Dans ce processus mené avec la Ville auprès des promoteurs privés, le Bouwmeester n’a « aucun pouvoir décisionnaire » |20| mais il essaie de réorienter les projets de manière à ce qu’ils collent au Projet de ville. L’autorité politique a son rôle à jouer dans la mesure où elle exerce une pression sur les investisseurs puisque tant que leur projet « ne correspond pas à la vision développée pour la ville » |21|, il passera difficilement auprès de l’autorité compétente ou du fonctionnaire délégué délivrant les permis.
(Re)construire de l’identité urbaine
Parallèlement à ces négociations avec les porteurs de projets, la particularité de la mission de Georgios Maillis est d’aider la Ville à retrouver une identité urbaine forte suite aux crises socioéconomiques virulentes du siècle dernier et des scandales politico-judiciaires des années 2000 qui ont fortement détérioré l’image de la ville. La priorité est d’à nouveau accueillir des habitants dans le centre-ville. En effet, depuis les années ’70 jusqu’à aujourd’hui, Charleroi a vu baisser sa population d’habitants de 60 % dans le centre-ville et de 20 % dans le territoire de la commune actuelle |22|. Ceux qui ont pu se le permettre financièrement sont partis vers d’autres agglomérations ou vers la périphérie déléguant la ville à une classe peu qualifiée et fragilisée économiquement. Dès lors, la Ville et le Bouwmeester ont déployé des moyens pour rendre la ville plus attractive via la diversité des logements et des espaces publics qu’elle propose et la qualité des services |23| qu’elle veut offrir aux citoyens carolos, ceux « qui ont souffert de Charleroi » |24|. L’essentiel pour Georgios Maillis est de pouvoir s’occuper des habitants existants et de leur « créer des meilleures conditions de vie » et ensuite de pouvoir attirer une population plus large et de « reconstruire » |25| la société à Charleroi. Il s’agit donc de redéfinir le rôle de Charleroi en tant que pôle régional pour inciter les gens à venir y travailler mais également y habiter.
Pour ce faire, la Ville et la Cellule Charleroi Bouwmeester ont, dès le début, fait le choix de proposer des projets rapidement concrétisables et directement visibles aux yeux des citoyens. La priorité était de forger une nouvelle image de la ville à laquelle les citoyens pouvaient s’identifier. Les autorités communales ont donc voulu soutenir et promouvoir la restructuration évènementielle, l’offre culturelle, la nouvelle identité graphique et les chartes urbanistiques qui devraient permettre de réanimer le centre-ville en assurant sa vitalité et la sécurité |26|. Cette volonté de travailler le projet urbain non pas seulement sur son côté urbanistique et architectural, mais aussi sur des aspects plus symboliques, constitue une des priorités qui différencie sans doute le plus l’action du Bouwmeester des autres Bouwmeesters (Vlaams Bouwmeester, StadsBouwmeester, bMa). En effet, les fonctions qu’il assure au sein de la cellule Charleroi Bouwmeester « sont loin de ne concerner que l’architecture et l’urbanisme » |27|. Le Bouwmeester a réuni plusieurs disciplines « liées à la fabrique de la ville » |28| au sein de son équipe (deux architectes, deux artistes designers et comptait auparavant une architecte-paysagiste) afin d’élargir ses compétences et de répondre à ces besoins de (re)conversion identitaire.
La Ville a donc décidé de redynamiser le centre-ville par l’animation urbaine et l’offre évènementielle en soutenant une série d’activités exemplifiées par les « Big Five », ces cinq évènements stratégiques |29| qui doivent susciter l’intérêt des citoyens à se rencontrer dans un contexte plus festif et à se réapproprier les espaces publics. Elle organisa un concours ouvert pour la conception d’un nouveau logo qui puisse refléter l’intention de renouveau de Charleroi. Dans cette démarche, la cellule du Bouwmeester est intervenue dans la mesure où elle a pu influencer les paramètres du cahier des charges et donner des lignes directrices à suivre dans la procédure de sélection. L’équipe du Bouwmeester élabora également une campagne de communication au travers de chartes urbaines qui définissent une vision globale (dans lesquelles s’inscrivent les enseignes des bâtiments, le mobilier urbain, les aménagements de terrasses et de trottoirs, etc.) et d’une charte graphique assurant l’uniformité formelle des supports de communication de la commune (les courriers, les affiches, le site web, etc.).
L’offre culturelle à Charleroi semble être un élément clé de son attractivité et de son redressement médiatique. En effet, la ville dispose depuis longtemps d’un large éventail d’opérateurs culturels, sur son territoire de 2km², qui n’ont jamais cessé d’exister malgré les années de crises. Comme l’explique Pierre-Olivier Rollin, le directeur du BPS22 |30| : « Les seuls articles qu’il y avait de positifs sur Charleroi étaient les articles relatifs à l’activité culturelle. Pendant toute cette période, les seuls qui ont "tenu bon", c’étaient les opérateurs culturels » |31|. La densité de cette offre est un atout pour la ville et l’autorité politique l’aurait bien compris puisque le réinvestissement dans la diffusion et la création culturelle a été l’une des premières stratégies du « Projet de ville ». Les projets de rénovation ou d’extension de Charleroi Danses (2014), du centre culturel Quai10 (2015), du Musée d’art contemporain BPS22 (2015), du musée des Beaux-Arts (2016), du pôle muséal du Campus Solvay (2016), de l’Institut de la Ville (2018) et du Centre du Design (2019), s’insèrent ou viendront s’insérer dans cette tentative de city branding de la ville et s’ajouteront au réseau culturel existant des bibliothèques, de la médiathèque, du centre culturel régional l’Eden, du Théâtre de l’Ancre, du Coliséum, le Musée de la Photographie |32|, du Rockerill, etc.
Une vision territoriale de l’intensification
À partir d’une vision plus large du territoire et face à la croissance démographique des prochaines années, l’équipe du Bouwmeester a élaboré le « Projet de Territoire » pour répondre à une série de questions essentielles dont l’urbanisation de la ville, la densification territoriale ou la qualité des logements. Cet outil « traduit une politique volontariste d’urbanisation et de densification qui valorise la structure géographique et vise à concevoir de manière simultanée et équilibrée le développement de Charleroi sur l’ensemble de son territoire » |33|. La rénovation urbaine s’inscrit au cœur de ce « Projet de Territoire » aspirant à canaliser l’étalement urbain et à préserver le paysage d’un mitage incessant. Dès lors, en lien avec la structure morphologique et le caractère polycentrique de la métropole, la stratégie de développement est double. Elle tente de renforcer les qualités urbaines d’un côté et les qualités naturelles de l’autre. D’une part, un plan d’intensification urbaine prévoit de renforcer les éléments structurants de la figure métropolitaine en « privilégiant l’urbanisation à proximité des centres urbains, des équipements et des infrastructures existants afin d’en tirer profit et de leur donner une nouvelle impulsion » . La nouvelle configuration territoriale, en plan étoilé, a pour but d’accentuer les liens entre le centre-ville et les quartiers périphériques en profitant du potentiel d’intensification des centres des anciennes communes, des places majeures des districts, des environs immédiats des stations de métro léger, des principaux axes de transport public et de la Sambre. D’autre part, un plan d’intensification paysagère projette de valoriser l’important système paysager dont Charleroi bénéficie. Les terrils, les boisements, le réseau hydrographique, les parcs, les friches, le chemin de fer et le RAVeL caractérisent le visage singulier de la métropole et les éléments à consolider. Cette carte sur les niveaux de densification de la ville et du territoire, que le Bouwmeester a fait approuver par le collège communal, devient un document d’orientation pour l’aménagement du territoire.
Coaching urbain : négociations situées et concours
Après la ville basse, la ville haute bénéficie à son tour de Fonds FEDER pour la programmation 2014-2020. Ce Fonds de 142 millions d’euros vient soutenir et matérialiser le plan « Charleroi District Créatif » mené par la Cellule Bouwmeester et porte sur la rénovation de la partie Nord-Ouest de la ville. Charleroi DC comprend la requalification complète des espaces publics par le Bureau Bas Smets couplé à un plan stratégique regroupant 17 projets. Outre le développement d’un pôle évènementiel organisé autour des « 3 Palais » |34|, le projet propose un Campus des Sciences, des Arts et des Métiers comme nouveau pôle de formation situé sur le site de l’Université du Travail. En effet, face à l’absence d’une université à Charleroi, la Ville entend proposer des formations liées aux technologies de pointe ainsi qu’un accès à l’enseignement supérieur ou universitaire. Le pouvoir communal oriente la formation vers une diversification et une spécialisation dans certains domaines via notamment la Cité des Métiers et le Centre du Design, qui visent à faire découvrir les métiers de l’industrie, de la construction et des métiers du secteur tertiaire ainsi que la « culture du design ».
De manière générale, Georgios Maillis pourrait être qualifié de « Coach urbain » qui « assiste la Ville de Charleroi dans les procédures des marchés publics et accueille les grands opérateurs publics et privés pour ancrer de manière opportune leurs projets sur le territoire de la Ville de Charleroi » |35|. Pour le Bourgmestre, il est indispensable d’arriver à travailler avec les développeurs des grands projets privés qui façonnent tout autant la ville que certains projets publics dont Rive Gauche constitue un exemple emblématique. Le choix des projets à assister est subjectif mais il fait chaque fois référence à son apport en terme de qualité urbaine.
D’autres exemples d’accompagnements par le Bouwmeester sont les projets d’aménagement des lignes de bus à haut niveau de service (BHNS) au sud de la ville et celui du nouveau Décathlon à proximité du Palais des expositions et du futur Palais des Congrès. Le premier projet impliquant le réaménagement de deux axes routiers vers les quartiers sud de Charleroi initié par la Région Wallonne « ne donnait pas la priorité aux transports publics et portait sur de simples aménagements de voirie » |36| . Sur l’avis du Bouwmeester, la Ville reconsidéra le projet avec la SRWT |37| sur base de solutions favorisant les modes doux et les transports en commun tout en considérant la qualité de l’espace public. Les paysagistes de l’agence Du Paysage ont été associés au bureau Greisch, soumissionné pour le projet, pour aborder ces questions et élargir les compétences de recherche. Quant à la construction du Décathlon, les premiers projets proposés n’avaient pas convaincu le Bouwmeester, qui les considérait comme « de simples boîtes commerciales, sans aucune ambition par rapport au potentiel du site et du contexte […] » |38|. Encore une fois, le poids politique a joué sur les concepteurs du Décathlon entrainant la reconfiguration totale du projet. Selon Benoit Moritz, le Bouwmeester a finalement réussi à réorganiser le projet en questionnant les réponses architecturales données à ce type d’enseigne. Le projet final « a abouti à un résultat ambitieux qui satisfait la Ville et qui apporte une nette plus-value à la marque elle-même » |39| : il intègrera de vrais espaces publics et un terrain de sport sur sa toiture.
Dans le mécanisme des marchés publics, Georgios Maillis et son bureau mettent à disposition leur savoir-faire et leurs connaissances tout en utilisant une série d’outils et des schémas directeurs pour donner un cadre et une cohérence urbaine au développement de la ville. De cette manière, il assiste la maitrise d’ouvrage dans l’écriture du cahier des charges, des conditions d’accessibilité au marché et aide à affiner les critères de sélection et d’attribution. Le Bouwmeester n’organise cependant jamais directement les concours et le maitre d’ouvrage doit garder la main sur le marché. Ce qui intéresse la Cellule Bouwmeester au final, c’est « d’augmenter les chances d’aller chercher un projet de qualité » |40| , peu importe les moyens utilisés pour y arriver. Elle s’inspire cependant d’outils politiques déjà mis en place par le Bouwmeester bruxellois |41| ou la cellule architecture de la FWB |42| mais la méthode préconisée est la mise en concurrence des idées plutôt sous forme de procédures négociées avec publicité. Il existe une marge de flexibilité pour faire évoluer le projet avec ce genre de procédures qui n’existe pas dans les concours d’architecture. Il suffirait de « mettre plusieurs équipes en concurrence, en les rémunérant et en leur demandant de produire une esquisse en quelques coups de crayon, sur un support de format A3 ou A4 » |43|. Pour les marchés FEDER, Maillis aurait « réussi à convaincre les maîtres d’ouvrage d’organiser ce type de marchés publics » |44|. De plus, les composantes pour arriver à un projet acceptable et validé sont de rencontrer une série de critères plus ou moins définis et se doter d’un jury compétent. Quelques critères sont de mise : « seulement trois ou quatre sont suffisants comme la qualité architecturale au sens large, l’intégration au contexte bâti et le programme par exemple. » |45|. Il faut ensuite un jury « qui représente la diversité, composé de professionnels, mais qui représente aussi le maître de l’ouvrage, l’usager. Il doit être composé de gens capables de prendre de la distance. C’est l’art de créer un jury. » |46| . La difficulté rencontrée dans le mandat actuel du Bouwmeester s’articule surtout autour de la maitrise d’ouvrage, afin que ces outils et ces méthodes soient adoptés le plus naturellement possible. Il y aurait encore une certaine technicité et une maturation à trouver dans les procédures de marchés à Charleroi.
La cellule Bouwmeester a également élaboré un outil de planification urbaine sous forme d’une carte stratégique qui représente Charleroi et rassemble les multiples projets en cours sur son territoire. Cette carte, qui recouvre un pan entier de mur dans leur bureau à l’Hôtel de ville, leur permet de « garder à l’œil le territoire et les différents projets qui le transforment » |47|. Constamment actualisée par les nouveaux projets publics et privés, elle est un outil de « recherche par le projet » de l’équipe du Bouwmeester. Elle définit les grandes intentions politiques et permet à l’équipe de travailler sur le contexte et les espaces publics de Charleroi en fonction du Projet de ville. L’idée de la future halte nautique, nommée « la marina », dans la ville basse, a notamment émergé grâce à cette forme de recherche par le projet.
Il existe à Charleroi une chambre de qualité, appelée non sans second degré JEDI |48|, utilisée comme un outil de discussion mise à disposition des développeurs pour les projets privés qui se trouvent en préparation de permis. Cette chambre contrôle essentiellement l’aspect qualitatif des projets. Les réunions se tiennent en présence des architectes, du maître d’ouvrage, du Bouwmeester, d’un représentant du Cabinet de l’Aménagement du Territoire, de la Direction de l’Urbanisme et d’un représentant du Cabinet du Bourgmestre. Les promoteurs et les architectes viennent présenter leurs projets et l’assemblée tente d’arriver à une résolution de projet qui convienne autant au privé qu’aux autorités publiques. Pour le Bouwmeester, « Il faut arrêter de travailler avec des outils contraignants. Ce qui marche le mieux, c’est de se mettre autour d’une table et de discuter du projet, comme dans les écoles d’architecture. »
Les publications « Charleroi Métropole. Un schéma stratégique 2015-2025 » conçues par la Cellule Bouwmeester sont également un outil de communication intéressant dans le sens où elles rendent public et font état de tout ce qui est produit à Charleroi et de ce qui est suivi par le Bouwmeester. C’est une manière de médiatiser les intentions de la Ville et d’attirer toute instance ou individu intéressé par ce développement urbain. Le Bouwmeester est un outil qui se veut aussi de transparence politique et de bonne gouvernance : il a pour fonction de rendre publique son action et dès lors, de publiciser la politique de la ville |49|.
Un rôle de transversalité entre acteurs de la ville
Cette dynamique au cœur de Charleroi et l’intervention du Bouwmeester dans les marchés a sans doute joué un rôle dans l’intérêt de certains grands bureaux d’architecture à se lancer dans les marchés organisés par la Ville. Avant, « on n’entendait jamais parler de Charleroi alors qu’aujourd’hui, pour chaque procédure de marché public ou privé, le commanditaire a le choix entre plusieurs équipes de qualité » |50|. On peut citer le bureau du paysagiste Bas Smets, mandaté pour l’étude du réaménagement du réseau d’espaces publics de la ville haute (Charleroi DC) ; l’association des bureaux d’architecture Agwa et De Vylder Vinck Tailleu, sélectionnée pour la rénovation du Palais des Expositions ; le bureau JDS associé à l’agence locale Goffart Polomé Architectes, désignés pour le projet du nouveau Palais des congrès. D’autres interviennent aussi dans la Ville comme V+, L’Escaut, Bogdan & Van Broeck, MS-A, MDW, Baumans-Deffet et l’Atelier Bow-Wow. Réservoir A, le bureau fondé par Georgios Maillis rappelons-le, a cependant obtenu une large part des marchés à Charleroi et ses alentours : la Maison de la Laïcité, le Grand Hôpital, les Tours de logement du Left Side, le Centre de distribution urbaine, l’entrée de Ville « la Samaritaine » ou encore le Centre aquatique à Marcinelle. Ce renouveau de la Ville ne séduirait pas seulement les architectes puisque selon les chiffres présentés lors du MIPIM en 2018 par Paul Magnette, les investissements publics dans la rénovation de la ville basse, qui s’élèvent à plus de 70 millions d’euros, ont conduit le privé à investir six fois ce montant, de l’ordre de 447 millions d’euros. Ce qui est d’ailleurs surprenant dans ce contexte aussi encourageant, est le fait que seul Georgios Maillis ne se soit présenté lors de l’appel à candidatures pour le deuxième mandat. Cette continuité de mandat permet néanmoins au bureau du Bouwmeester de « renforcer les bases qu’ils ont montées depuis 2013, et qui restent encore fragiles » |51|.
Le Bouwmeester acquiert un rôle de transversalité important entre les différents acteurs qui fabriquent la ville. Le principe d’indépendance est dès lors primordial dans la mesure où il est prestataire de services pour l’autorité communale. Cependant, une recherche d’équilibre entre cette indépendance et une complicité stratégique est recherchée quand projet de ville et projet politique sont si intimement liés. Selon le bourgmestre et le Bouwmeester, c’est précisément la confiance mutuelle qu’ils se portent qui fait la force du duo. La situation est comparable à celle qui existait entre Patrick Janssens, Bourgmestre de la SP.A et Kristiaan Borret, StadsBouwmeester de la ville d’Anvers entre 2006 et 2014. « C’est effectivement une relation très interpersonnelle. Je ne suis pas sûr que je fonctionnerai aussi facilement avec un autre Bouwmeester, et inversement, je ne pense pas que Georgios fonctionnerait aussi facilement avec un autre bourgmestre », justifie Paul Magnette. Ensemble, ils auraient réalisé un travail critique en profondeur sur ce qu’était Charleroi, en prenant le temps d’analyser le tissu urbain, son histoire, sa structure, ses défauts mais aussi ses qualités, et sa singularité. Cette proximité avec le Bourgmestre et le Collège peut poser question mais c’est également ce qui renforce l’action du Bouwmeester et qui autorise une certaine rapidité dans les prises de décisions communes. La situation ne doit pas être évidente dans le cas contraire et ne saurait être concluante quand le responsable politique ne soutient pas cette fonction |52|. Sans la volonté du Bourgmestre socialiste, la structure du Bouwmeester n’aurait peut-être jamais existé, un comble quand on constate l’apparente adhésion unanime que suscite cette structure à Charleroi.
Pour conclure, la politique urbaine des dernières années à Charleroi a marqué un changement dans la perception de la Ville. Les responsables politiques, en assumant la singularité de Charleroi, auraient compris les différentes temporalités selon lesquelles la ville se développait |53|. Ils ont porté une série de choix sur la politique de développement urbain, non seulement sur l’architecture (qui n’était d’ailleurs pas une priorité en 2013), ont souhaité changer la manière de faire la ville et ont surtout instauré de nouveaux réflexes à destination des administrations et des différents opérateurs. Les premières attentions de rénovation urbaine portées sur des « petites choses » |54| et le soin apporté à la communication semblent faire leurs preuves. Par ailleurs, l’intérêt des architectes et des porteurs de projet de s’inscrire dans cette dynamique est grandissant, en témoignent le nombre d’acteurs impliqués. Pour Maillis, se promener dans la ville serait le meilleur outil d’évaluation de la politique de ville |55| : les espaces publics (de la ville basse du moins) et les évènements, semblent accueillir de plus en plus de monde. Cependant, les décisions et les actions politiques prises ces dernières années pourront seulement être évaluées dans une vingtaine d’années. En attendant, force est de constater que la ville de Charleroi est devenue un terrain d’expérimentation témoignant d’une politique urbanistique relativement volontariste, qui tente de s’éloigner de ses anciens stéréotypes tout en étant consciente des réalités de son territoire, détonnant par rapport aux fonctionnements trop souvent stagnants des autres villes wallonnes.