Noir. Ce fut tout d’abord la couleur de la terre. La terre profonde dont le charbon a nourri l’expansion de la ville à l’ère industrielle et dont les poussières formaient ce voile de suie perpétuel qui recouvrait tout : des façades de briques à la nature jusque-là préservée, en passant par les vêtements, les corps et les visages ouvriers. Ce fut aussi l’obscurité de la mine, des ateliers et de l’habitat prolétaire.
Le nom de « Pays noir » n’en a pas moins été synonyme de fierté. La fierté d’une activité économique intense, illuminée par les flammes de l’acier en fusion. La fierté du travail et de la sueur des hommes. Le symbole de leur sortie de la misère qui alors rongeait les campagnes… Avec le reflux de l’activité industrielle dans les années ’70, reflux qui a meurtri la ville et sa population, l’expression « Pays noir » s’est teintée d’un sens plus profondément négatif. Le phénomène s’inverserait-il aujourd’hui ? Car à l’heure où l’on parle d’un réveil de la ville, le noir revient habiter les récits collectifs et individuels.
Ses connotations ont toutefois varié. Le noir poussière et le noir matière entrent maintenant au musée. Le noir des terrils se fait sentier de randonnée. Le noir devient un style graphique et vestimentaire, celui des artistes, des architectes. Il devient branding, outil urbanistique et argument marketing. Il devient rêve d’avenir… On peut cependant légitimement se demander quelle part de la population se reconnait dans ces nouveaux récits drapés de noir, quand la couleur renvoie pour beaucoup à la misère toujours si présente dans la ville. Mais Charleroi n’est pas que noire. Elle est aussi orange comme la rouille, jaune comme le soufre, rouge comme l’acier en fusion ou comme le socialisme, du plus clientéliste au plus anarchiste… Charleroi est multicolore, comme l’art urbain qui la recouvre. Et verte comme la nature qui y renaît.
Le retour au noir
En 2006, en s’approchant de Charleroi alors qu’il parcourt la Wallonie à moto sur les traces des 500 000 migrants flamands qui jadis y avaient vu une « terre promise », le journaliste flamand Pascal Verbeke s’étonne de la disparition des panneaux « Pays noir ». À leur place est vanté un « Pays de Charleroi » teinté d’images de Spirou ou du Marsupilami. Comme s’il y avait à taire, à gommer l’identité d’hier. Forcer le sourire et oublier la réalité d’un territoire blessé, dominé par les ruines noircies d’une gloire perdue.
Pour de nombreux Carolos, cet effacement du nom « Pays noir » a été vécu comme le reniement d’un siècle et demi de labeur. Un honneur bafoué. Les années ’90 et 2000 sont décrites par beaucoup comme le fond du fond. Des années noires justement, marquées par « les affaires », les fermetures d’usines ou l’ombre de l’ogre Dutroux. Le sentiment de relégation et de stigmatisation est profond. Quand un journal néerlandais décerne à Charleroi en 2008 le titre de « ville la plus laide du monde » (juste devant Liège, soit dit en passant), la formule fait le tour de la presse internationale, qui sans cesse y revient depuis. Mais ce titre peu glorieux agit également comme un électrochoc. Quelque chose doit changer.
Retravailler l’image de la ville et l’imaginaire qu’elle suscite sera l’une des premières missions que se donne Georgios Maillis, nommé en 2013 « Bouwmeester de Charleroi ». L’équipe du premier « maître architecte » de Wallonie (et le seul à ce jour), élargit en effet les missions classiques de la fonction – liées à la planification urbaine et au développement de la qualité architecturale des projets publics – à la perception de la ville. C’est dans cet esprit que naît par exemple le nouveau logo, logo mêlant histoire, territoire et « branchitude ». Signé par la graphiste Nathalie Pollet, ce logo évoque à la fois le C des anciennes et riches usines ACEC, les terrils qui dominent la ville et une couronne nous rappelant la dimension royale du nom de Charleroi. Le tout avec humour et efficacité. En parallèle, divers photographes réinterprètent le paysage urbain. Il s’agit d’accepter la ville comme elle est. De reconnaître sa beauté dans ses scories. Voir ce qui en fait une ville unique. Apprécier ses territoires post-industriels, ses résidus de richesse, son architecture ouvrière, son apparent chaos urbanistique.
Dans cet imaginaire, le noir vient spontanément jouer un rôle. D’autant qu’il est familier à l’équipe du Bouwmeester. Via son bureau d’architecture Reservoir A, Georgios Maillis a plus d’une fois joué sur le noir (et le blanc) : en façade du centre culturel le Vecteur, dans la brasserie du théâtre de l’Eden et dans plusieurs maisons personnelles. Autre membre de l’équipe, le plasticien et designer Sebastien Lacomblez réalise depuis longtemps de grands monochromes noirs. Un manifeste clairement lié à sa ville natale. Pour l’un et l’autre, le lien symbolique, historique et émotionnel à la ville passe très souvent par l’esthétique du noir. Leur approche est bien sûr polysémique. Car le noir est la fois relativement neutre, tout en renvoyant à une grande variété de référents internationaux. Ainsi, quand est décidé de réaliser partout au centre-ville de grands trottoirs d’asphalte, c’est bien à Paris que l’on se réfère. Tout en marquant la ville d’un sceau noir.
Difficile de dire si c’est leur approche qui fait des émules ou si elle s’inscrit simplement dans un culture locale en redéploiement. Car Asphalte est aussi le nom du festival d’art urbain dont la première édition a lieu en 2014. La deuxième, en 2016, donne naissance à une bière elle aussi nommé Asphalte, bière d’un noir profond qui fut l’une des premières productions de la Manufacture urbaine, ambitieux projet privé liant horeca, production de pain, torréfaction de café et brasserie. Toutes les bouteilles de la Mu se reconnaissent d’ailleurs à leurs élégantes bouteilles noires. Le noir est ainsi devenu branché tout en étant marqueur local. Un hybride entre argument marketing, sincère affirmation identitaire et ouverture au monde.
Du noir premier au noir industriel
Dans « Noir, histoire d’une couleur » |1|, l’historien Michel Pastoureau raconte les rapports des humains au noir. Depuis les origines jusqu’à l’ère moderne. Ce qui frappe, c’est la dimension paradoxale des significations qu’il a pu recouvrir. Pastoureau nous parle de la « nuit originelle », cette « nuit ambivalente, ambigüe même, mais toujours et partout plus inquiétante ou destructrice que féconde ou rassurante ». Un basculement se serait opéré au moment où l’homme a domestiqué le feu. Feu qui permet de s’éclairer et de faire reculer les ténèbres. Le feu donne aussi les premiers pigments artificiels, de couleur noire, obtenus par la calcination de végétaux et d’ossements. Celle des minéraux, également, donne des pigments noirs de grande qualité, dont l’oxyde de manganèse, utilisé pour peindre les taureaux de Lascaux. Le noir des profondeurs et le rouge du feu sont ainsi liés depuis l’aube de l’humanité. Mais au début de l’ère industrielle, tous deux vont littéralement envahir la vie quotidienne et les paysages.
Le charbon, cette roche qui contient du feu, est le symbole central de la première révolution industrielle. Il le restera jusqu’à la concurrence du roi pétrole. Sa production mondiale est multipliée par cinq dans la seconde moitié du XIXe siècle. Son utilisation pour l’industrie et le chauffage domestique déverse sur les villes et les campagnes alentour des lots de poussière et de suie. C’est ainsi que le pourtour de Charleroi, importante région productrice, devient « pays Noir ». Surtout la partie exposée aux vents dominants provenant des usines. Les villages et collines moins exposés, la ceinture verte, seront élus lieux de résidence par la classe possédante.
Dans le même temps, les charbonnages permettent d’explorer les profondeurs. Et de découvrir un passé très lointain. En 1878 sont remontés du fond de la mine de Bernissart les vingt-neuf squelettes d’iguanodons (quasi) complets qui constituent les pièces maîtresses du Muséum des Sciences naturelles de Belgique. Une découverte majeure, extraite du noir de la terre.
Noirs sont aussi les ateliers : « on travaille en usine, on vit enfermé, on s’éclaire au gaz, plus tard à l’électricité, la lumière elle aussi se transforme et, avec elle, les regards et les sensibilités » |2| . Et le noir de continuer à charrier ses ambivalences. Car la suie collante qui souille les vêtements est l’une des raisons qui poussent les bourgeois à eux aussi s’habiller de noir. Le textile noir est en outre trop cher pour les ouvriers, dont les tenues de travail sont bleues ou grises. Le noir est porté comme gage de sérieux et d’autorité par les représentants des institutions : juges, médecins, professeurs mais aussi policiers et postiers. Il est la couleur du monde de la finance et des affaires. Le noir est « une norme, une éthique même, en partie héritée des valeurs chromophobes de la réforme protestante » |3|. Le bourgeois s’habille de noir. L’ouvrier en est couvert. Imprégné.
Car vivant autour des usines et charbonnages, la classe ouvrière est immergée dans la pollution. Dans « Brouillards toxiques » |4|, Alexis Zimmer mène notamment une contre-enquête historique sur un brouillard mortel survenu en 1930 dans la vallée de la Meuse. En dépliant l’histoire de l’expansion industrielle en Belgique à l’époque du charbon, il décrit de nombreux phénomènes de pollution qui, au voisinage des usines, faisaient dépérir les récoltes, le bétail… et les hommes. « Autour de Liège, tout est noir, poussiéreux : la nature s’est rencontrée là avec un ennemi implacable, l’industrie. Voici Lemnos et ses cyclopes ; la terre, l’herbe, les animaux sont également noircis par la poussière de l’usine. Cette poussière, elle pénètre dans les vêtements, dans le corps, elle aveugle, on la respire » |5|. Cette poussière toxique affecte à ce point les corps que certains médecins vont jusqu’à craindre que les houilleurs, hautement exposés, n’en transmettront les stigmates à leurs descendants, finissant par constituer une race spécifique |6| ! De tous les organes affectés, le plus touché est le poumon. Celui d’un mineur étudié après sa mort « présente toute une gamme de variation de couleur noire. Le jais prédomine. La dissection faite plus avant confirme la présence, au plus profond de l’organisme respiratoire, de charbon minéral » |7|. A Charleroi comme à Liège, on a bouffé du noir avant, plus tard, de le broyer.
Nés Poumon noir
Retour au XXIe siècle, avec le slameur Simon Delecosse, alias Mochélan (prononcer « moche et lent ») qui lui aussi nous parle poumons noirs… Tant dans ses textes que lorsque nous l’avons rencontré, Delecosse raconte volontiers l’enfance vécue dans l’absence d’horizon. La relégation du territoire où ses amis et lui ont fait leurs premières armes. « À 18 ans, tu essaies d’imaginer un plan de carrière mais tout autour de toi est mort : culturellement, socialement, économiquement ». En 2001, il fonde avec des amis le collectif « Nés Poumon Noir » : graffiti, musique, photo ou cinéma, l’univers des arts urbains devient un outil pour fertiliser un héritage déprimé. Le motif d’une certaine rage d’exister, exprimée en marge des institutions. L’artiste puisera plus tard dans cette matière pour composer un spectacle musical baptisé lui aussi Nés poumon noir. Monté au théâtre de l’Ancre et mis en scène par son directeur Jean-Michel Van den Eeyden, le spectacle rencontre un vrai succès en Belgique et à l’étranger. En France, il est présenté aussi bien à Avignon en 2013 que dans d’autres villes industrielles. « Charleroi n’est jamais cité nommément dans le texte. Et plein de gens venaient me demander de quelle ville je parlais. Car ils s’y reconnaissaient. »
On est une ville d’écorchés, à 100 à l’heure
Une ville où l’on peut marcher, fier de sa couleur […]
Notre ville sait se redresser alors on étouffe sa vigueur mais
Notre ville, plus elle est blessée, plus elle retrouve son honneur […]
On a une ville d’ouvriers, des communes de travailleurs
Une ville d’oubliés, qu’on laisse mourir sans pleurs[Mochelan, Notre Ville, dans l’album Versus, Igloo records, 2013.]]
L’usine, Simon Delecosse l’a connue de l’intérieur. « Quand on se lavait après le boulot, on était toujours noir après la troisième douche ». Il se souvient d’un oncle évoquant un paysage où le noir n’avait rien de négatif. « Si tout est noir, c’est que les usines fonctionnent. Qu’il y a du travail ». Mais quand on naît en 1983, l’usine s’approche le plus souvent en interim. L’identification n’est plus la même. Delecosse constate l’écart entre ce que vit sa génération et ce que lui racontent ses aînés, ce qu’il découvre par la lecture. Toute une identité liée aux solidarités forgées par le travail en commun et leur aboutissement dans l’organisation syndicale. Car le syndicat rythmait aussi la vie hors de l’usine. Par les vacances pour les familles, les loisirs pour les enfants. Et par une vie intellectuelle placée sous le signe de l’émancipation. Delecosse est fasciné par le théâtre ouvrier de Jean Louvet, Jean-Marie Piemme ou Philippe Sireuil. « On ne m’a jamais transmis cette identité-là, on m’a dit qu’elle n’existait pas. Or elle aurait pu faire tourner les choses autrement. C’est comme si on n’avait pas voulu qu’on se souvienne », dit-il. Passée aux oubliettes une période où la vie ouvrière était communautaire, tant à l’usine que sur les marchés et les bars situés juste en face. Dans les bibliothèques et les théâtres. Ou quand il s’agissait, ensemble, de rêver à des meilleurs lendemains pour lesquels se battre. Ensemble également.
Dans la périphérie, à nos potes on s’est juste fiés
ça nous a appris à s’unifier au moment d’se justifier |8|
Rien de tout cela quand on est jeune à Charleroi au seuil des années 2000. « Si on n’était pas destiné à aller étudier à Bruxelles ou Louvain, il n’y avait pas beaucoup de perspectives de décoller. » Il s’agit donc d’inventer, de faire soi-même. Dans les marges. « Dans toute la ville, il n’y avait même pas un skate park, ce sont des bénévoles qui ont fini en créer un ». De fait, au tournant du siècle, Charleroi voit se développer un mouvement urbain et alternatif. Qui forge une nouvelle identité. Mochélan passe pour un de ses hérauts… si bien que des politiciens vont jusqu’à le citer dans leurs discours. Notamment Rudy Demotte à Avignon, l’année où Nés poumon noir y est présenter. Le signe d’une identité nouvelle, prête à rassembler toutes les franges de la société, sous l’étendard noir d’une fierté reconquise dans les ruines de l’industrie ? C’est peut-être aller un peu vite en besogne…
Noir baraki 2.0
« Nous sommes peut-être des fils de barakis, mais nous sommes fiers de l’être », lance avec vigueur et émotion Paul Magnette au lendemain de l’annonce de la fermeture de Caterpillar Gosselies en 2016. Avec ce discours, prononcé à l’occasion du 350e anniversaire de la ville, il souligne l’ancrage populaire de l’identité carolo, tout en se posant l’architecte de la relance qui s’amorce. Mais cette relance concerne-t-elle tout le monde ? Vaut-elle aussi vraiment pour les « fils de barakis » ? Ou ne vise-t-elle qu’une élite urbaine, branchée et internationale ? Une élite à qui l’on pourrait vendre un Brooklyn-sur-Sambre, riche en ateliers, lofts et autres espaces au fier look post-industriel.
En été 2018, Paul Magnette prend la plume dans le magazine Wilfried. Il y raconte sa visite à Charleroi… Pennsylvanie. Ville fondée, non par des Carolos, mais par des investisseurs voulant capitaliser sur la réputation de la ville à l’époque en matière de verre plat. N’empêche, la filiation est palpable et la rencontre sans doute humainement très marquante pour le mayeur wallon. Dans son texte, il évoque également Pittsburgh, l’ancienne capitale industrielle dont le centre est devenu un paradis hipster, vert et branché. On le sent toutefois : il n’est pas dupe. Magnette constate combien cet essor n’a pas atteint la rust belt tout autour, toutes ces autres petites villes post-industrielles – dont Charleroi – vers lesquelles la richesse de la nouvelle économie n’a pas ruisselé et ne ruissellera sans doute pas de si tôt.
Quand on évoque le renouveau de Charleroi (Belgique) avec ses habitants, la plupart s’accordent à attester d’un frémissement. Oui, selon eux, il se passe quelque chose. Voir de nombreux chantiers aboutir rassure, apaise le sentiment de relégation. La critique et l’attente demeurent néanmoins profondes. Car si la liste des projets ambitieux du centre est pléthorique, il n’en va pas de même dans les quartiers périphériques les plus pauvres. Ceux qui sont les plus marqués par le déclin industriel. Pour reprendre nos métaphores chromatiques, la périphérie est-elle telle cette matière noire qui constitue l’essentiel de l’univers mais que l’on ne voit pas, dont on ignore de quoi elle est faite ? La stratégie de la ville est-elle de viser l’essor culturel, économique et immobilier d’un centre-ville vivant à l’heure internationale, en espérant que les bienfaits en ruisselleront tout autour ? La méthode est conforme à l’air du temps. L’avenir nous montrera à quelles perspectives elle aboutira pour les franges les plus fragilisées du territoire.
Boucle noire
Relier les quartiers jusque-là isolés les uns des autres. Retisser le territoire… Charleroi n’est pas la seule ville contemporaine à devoir faire face à ce défi, qui concerne la plupart des autres agglomérations, grandes et moyennes. Mais sans doute y a-t-il d’autres moyens d’y répondre que par de pharaoniques projets de béton. Des réponses simples et poétiques peuvent, elles aussi, jouer un rôle bien concret. L’exemple de la Boucle noire est en cela intéressant. La Boucle noire est cette promenade de plus de 20 km, un sentier de grande randonnée reliant aussi bien d’immenses zones industrielles gagnées par les oiseaux et par l’art urbain qu’une longue succession de terrils, ainsi que des parcs, des fermes, des bars typiques et autres curiosités, tel un creepy tunnel.
L’initiative est née d’un vrai travail de défrichage opéré par deux passionnés bénévoles, Micheline Dufert et Francis Pourcel. Amateurs de nature et de randonnée, ils ont commencé à l’aube des années 2000 à explorer les territoires naturels de la ville. À photographier la vie qui y reprend et les vues uniques offertes depuis les terrils. Quand les charbonnages fonctionnaient encore, les terrils étaient interdits d’accès. Quand ces charbonnages ont fermé, certains terrils ont été liquidés (il y avait de la matière première à revendre) mais la plupart ont été conservés, se transformant peu à peu.
Parfois, comme du côté du Martinet, ils sont devenus un terrain d’expérimentation de reboisement. Et la zone, dont les riverains ont milité jadis pour la préservation, a été déclarée réserve naturelle. La chose était moins évidente sur d’autres terrils, jamais vraiment investis par les habitants des quartiers qui les bordaient. Et de frontières noires séparant les quartiers et communes, ils se sont mués en frontières vertes. Restant inaccessibles à l’imaginaire et à l’usage collectif. « Nous étions simplement curieux et avons voulu les découvrir », nous ont expliqué Micheline et Francis. « Beaucoup de gens se promenaient au pied d’un terril mais n’allaient pas plus loin. Il faut dire que souvent la végétation empêchait le passage. En faire des sentiers de promenade officiels n’a rien d’évident car les terrils appartiennent toujours aux anciennes sociétés minières, muées en sociétés immobilières. » La collaboration et le soutien de la Ville seront à cet égard utiles. Après quelques années de négociations, de défrichage et de cartographie, la randonnée urbaine de plus de 20 km est inaugurée. « On cherchait un nom, le mot « noir » revenait tout le temps. À un moment donné, c’est Harisson, le graphiste, qui a proposé : la Boucle noire. »
« Aujourd’hui on y croise toutes sortes de promeneurs, ceux qui font la boucle, mais aussi les gens des quartiers au pied des terrils, dont le territoire et la vision de la ville s’est élargie », confient-ils encore. La succession de sommets entre le Bayemont Saint-Charles et les Piges offre un panorama extraordinaire sur Charleroi et ses industries. En altitude, la ville se voit réunifiée. Le chaos prend sens.
Contemplant avec eux ce panorama noir, rouge, rouille et vert, la Boucle noire nous semble soudain une déclaration d’amour de Micheline et Francis à leur ville. « Il n’en a pas toujours été ainsi. Quand j’avais 20 ans, avec SIC, le groupe dans lequel je jouais avec Francis, on sortait tout juste du punk et je chantais : I hate my town ! »
Noir éternel
La plupart des villes sans doute, et la plupart des lieux de vie, suscitent des relations amour/haine. Chanter I hate my town à 20 ans et célébrer cette même ville 30 ans plus tard a quelque chose de tout simplement humain. Certes. Mais comment ne pas noter l’intensité émotionnelle des habitants de Charleroi quand on évoque leur cité ? Les constats amers mêlés à la fierté. L’espoir dialoguant avec le désespoir. C’était là une constante des entretiens menés pour cet article. Bien sûr, Charleroi n’a pas le monopole du noir, couleur du deuil et de la vie, couleur de la richesse et de la crasse, de l’anarchie et du pouvoir. Ou « couleur de la modernité » comme le notait Michel Pastoureau.
Charleroi incarne-t-elle ce paradigme de la ville « absolument moderne », vouée aux grandeurs et aux échecs de l’aventure humaine à l’ère industrielle ? Comment ne pas voir dans ses usines, ses terrils et son ring autre chose que les incarnations d’un progrès prêt à tout bousculer sans s’embarrasser de délicatesse ? Un progrès prêt à broyer, marquer, détruire… Que faire aujourd’hui de tels stigmates lorsqu’on aspire à devenir une ville « post-industrielle » ?
Mais cette « ville noire » est aussi une terre philosophique, mystique. Une terre où nature et techniques ne s’excluent pas forcément. Une terre où l’industrie prend sens dans le grand fil de l’Histoire. Humaine et universelle. Avant de fonder SIC, et donc bien avant de défricher les sentiers de la Boucle noire, Francis Pourcel jouait dans un autre groupe : Kosmose ! Récemment rééditée |9| , la musique de cette « osmose cosmique » ne se voulait pas tant « psychédélique » qu’« industrielle » et « sidérurgique ». « On répétait entre les usines et les voies ferrées, dans une ville pleine de bruits, de saletés et de fumées. Notre musique témoignait de cela », nous racontait Francis Pourcel, tout en contemplant les paysages d’usines et de fumées qui les inspiraient alors. Un journaliste musical, au milieu des années ’70, décrivait ainsi leur musique : « […] ont alors surgi, calmement, sans précipitation, des nappes sonores tantôt sulfureuses et bouillonnantes comme un métal en fusion, tantôt vaporeuses et diffuses comme le soleil dans une brume matinale… ». Vapeurs des forges et vapeurs cosmiques unies dans un même imaginaire, industrie et nature s’entremêlent. Un film musical monté par le groupe à la même époque se terminait d’ailleurs avec des fleurs poussant sur un terril.
Le voyage est du même ordre, à la fois historique, intime et cosmique, dans « Charleroi, le pays aux 60 montagnes » |10| , récent film de Guy-Marc Hinant (qui fut par ailleurs batteur du groupe Kosmose). Ce film se lit comme une déclaration d’amour au pays de son enfance par un homme qui en est parti. Comme beaucoup d’autres. Mais ce mouvement d’introspection se déploie dans une allégorie allant bien au-delà de la nostalgie. Aux profondeurs du moi et du parcours personnel répondent les profondeurs de la mine, d’où remontent tant les histoires sociales que les fossiles témoignant des origines du vivant. Voire du cosmos… Il est étonnant de voir comme ce fait est bien souvent ignoré : la théorie actuelle des origines de l’univers nous vient elle aussi de Charleroi. Comme le rappelle Hinant, c’est bien Georges Lemaître, chanoine physicien né à Charleroi, qui exprima le premier la « théorie de l’atome primitif » que Hubble allait reformuler sous le terme Big Bang. Le récit scientifique des origines du temps et de l’espace ! Comme si chercher à comprendre cette fameuse « nuit originelle », qui a toujours fasciné l’humanité, était une nécessité pour ceux qui grandissent dans ces terres de feu couvertes de suie.
De là à formuler une « écologie noire », il n’y a qu’un pas. Un pas qu’ont franchi les artistes Nadine Hilbert et Gast Bouschet. Originaires d’un autre bassin minier, luxembourgeois celui-là, c’est à Charleroi, au musée d’art contemporain BPS22, qu’il ont présenté en 2016 l’exposition « Metaphoric Earth », dont ils ont fait un manifeste de « Dark Ecology » |11|. Leur propos : affirmer que la nature n’est pas que prairies, forêts et animaux mais aussi magma, soleils, poussières et nuages cosmiques. Le duo revendique une vision de la nature plus primitive, plus sombre, et parfois plus violente. Une nature minérale, géologique, capable d’explosions destructrices. Une nature dont l’homme a découvert les ressources lorsqu’il a maîtrisé l’énergie carbonée. Mais le propos de la « Dark Ecology » est ailleurs que dans l’apologie de l’age industriel, il participe plutôt d’une démarche philosophique et mystique : « Nous appartenons à des réseaux complexes dans lesquels nos parties humaines s’entremêlent avec les courants sombres du non-humain et du géologique. Nous sommes des êtres vivants construits de matériaux géologiques comme le calcium, le fer et le phosphore. Notre squelette est minéral. »
L’exposition « Metamorphic Earth » proposait une immersion sensorielle dans un vaste espace noir, éclairé de mystérieuses vidéos monumentales couvrant sols et murs, le tout baigné dans de bruyantes nappes sonores industrielles. Une installation qui sonnait comme une invitation à percevoir la réalité à une autre échelle, simultanément microscopique et macroscopique, à se connecter avec le temps long. Pour preuve, cet extrait de leur manifeste, appelant à « rejeter la notion éphémère et capitaliste de “projet” qui domine la culture contemporaine et détermine nos objectifs de vie. Certains objectifs prennent des décennies, voire des siècles pour se réaliser et ne peuvent être accomplis par une seule génération. Notre art continuera, poussant, évoluant, se répandant dans l’univers. »
Berceaux de l’ère industrielle et capitaliste, Charleroi et toutes les autres villes noires de par le monde vivent depuis deux siècles au rythme de promesses d’avenir radieux. Promesses qui drainent autant la richesse que la misère. Des promesses fragiles, tant la loi du marché rend volatiles les projets économiques. Mais ces soubresauts invitent à formuler de nouvelles philosophies, de nouvelles manières de bâtir nos villes et nos environnements. En visant plus loin que les urgences du présent. Depuis que le charbon a disparu des usines et des foyers, les terrils, ces montagnes noires de matière morte, sont devenus de fertiles collines végétales. Peut-être Charleroi oubliera-t-elle un jour qu’elle a été une ville noire. Ou peut-être que le noir restera, inscrit dans les récits urbains, pour inviter cette fois à la modestie, et nous rappeler l’incertitude des œuvres humaines. ●