Pendant longtemps, j’ai considéré mon goût pour la nature, de même que les valeurs et les aspirations qu’elle véhiculait – je songe en particulier à mon désir de fuir un monde social que je jugeais vulgaire et inauthentique – comme étant ce qui me définissait en propre. La nature, c’était mon objet, celui qui me distinguait des autres et signait l’irréductible singularité de ma personne. Absolument singulière, ma passion pour la montagne, mon rêve de devenir bergère ! Absolument singulière, mon envie de découvrir la géologie tourmentée de l’Islande ! J’ai transporté cette conviction durant toutes mes années passées sur les bancs de l’école et, plus tard encore, tout au long de mes études de philosophie, sur les bancs de l’université. La philosophie, ce n’était d’ailleurs pour moi que le prolongement de mon amour de la montagne et de ce qu’il signifiait : comme l’alpiniste, le philosophe ne poursuit-il pas, loin des faux-semblants, des compromissions et des illusions de la société moderne, la même quête, la même recherche : celle de la vie authentique et vraie ? Je ne connaissais pas encore Rousseau, mais, c’est sûr, j’allais aimer les Rêveries (et oublier Du Contrat social).
C’est à l’occasion de la recherche que je mène quelques années plus tard dans le cadre d’une thèse en socio-anthropologie de l’environnement que je commencerai à mettre à distance – et donc aussi, petit à petit, à l’épreuve – mon goût pour la nature et l’image que je m’étais orgueilleusement forgée de moi-même à travers elle. Je découvre alors toutes sortes de choses sur le concept de nature, sur l’histoire des rapports que les hommes entretiennent avec elle. Intriguée, en fait bouleversée par la lecture de certains ouvrages – Par-delà nature et culture de Descola, Dans le jardin de la nature de Keith Thomas, ou encore, dans un style plus sombre et plus vindicatif, Dans le jardin de Babylone de Bernard Charbonneau – une idée se grave dans mon esprit : le « senti- ment de la nature » n’existe pas de toute éternité. Cette sensibilité, qu’elle s’exprime dans le désir de disposer d’une maison de campagne, d’être transporté par la beauté des paysages alpins ou de prendre la défense des animaux, semble avant tout un produit de ce qu’on appelle « la modernité », un sentiment bien particulier qui s’est construit dans le cadre des incroyables mutations que traverse la société occidentale, d’abord avec la révolution scientifique des 16e et 17e siècles, puis avec la révolution industrielle du 18e siècle. Bien sûr, ça ne veut pas dire qu’auparavant il n’y avait pas de rapport à la nature et qu’elle ne suscitait pas d’émotions ; simplement, ce rapport et ces émotions n’étaient pas les mêmes. Quand Pétrarque s’engage dans l’ascension du Mont Ventoux, sa méditation ne sonne pas encore de façon vraiment moderne ; c’est que Pétrarque n’est pas un romantique, il ne ressent pas violemment la beauté du paysage conquis dans l’effort comme quelque chose de sublime qui exalte son moi : sa promenade l’entraîne plutôt vers des réflexions éthiques relatives à la création divine. Aimer la nature pour elle-même, lui accorder une valeur intrinsèque et se sentir vibrer à travers elle, c’est une manière de voir le monde qui s’organisera véritablement un peu plus tard, encouragée notamment par l’industrialisation rapide de la société occidentale.
Tous les auteurs s’accordent en gros sur ce point si bien que Descola peut écrire un peu abruptement : « L’histoire n’est plus à faire de cette sensibilité nouvelle qui, en pleine industrialisation, découvre un antidote au désenchantement du monde dans une nature sauvage rédemptrice et déjà menacée » |1|. En conséquence, pour ce qui me concernait, je pouvais d’ores et déjà tirer une conclusion ; j’étais renvoyée à l’histoire longue : loin d’être un trait singulier de ma personnalité, aimer la nature était en fait un sentiment relativement commun en Occident depuis le 18e siècle.
Mais un autre élément retenait mon attention : ce nouveau « sentiment de la nature » n’était pas seulement historiquement déterminé, il l’était aussi socialement. Il semble qu’on le rencontre davantage en ville qu’à la campagne et qu’il se développe préférentiellement dans les couches les plus aisées de la population. L’anthropologue Bernadette Lizet raconte une anecdote intéressante à ce sujet : au cours de l’une de ses enquêtes dans le sud-ouest de la France, elle s’aperçoit en effet que le vieux paysan assis à ses côtés ne considère pas du tout, ainsi qu’elle est pour sa part en train de le faire, le paysage qui s’ouvre devant eux comme un objet de contemplation esthétique ; pour lui, il n’y a là nul paysage à admirer – dans son patois, il n’y a d’ailleurs pas de mot, rapporte- t-elle, qui signifie « paysage » – mais simplement le « pays » dans lequel il habite, qu’il transforme et qu’il connaît intimement. Dans le même ordre d’idées, je me souviens de La Terre, un roman dans lequel Zola fait s’entrechoquer un peu caricaturalement la vision de la nature que transportent avec eux des bourgeois venus couler une bucolique vieillesse à la campagne et celle des paysans du coin, totalement inaccessibles aux considérations esthétiques de ces gens sortis des villes. Ce point m’intéressait directement car, dans mon travail de thèse, je voyais bien que les représentations de la nature variaient selon les milieux sociaux, mais aussi qu’elles entraient en concurrence les unes avec les autres, certaines disposant dans cette lutte d’une légitimité sociale plus importante |2|. C’est pourquoi la nouvelle norme écologique avait le don de m’agacer, en particulier lorsque je constatais auprès des éleveurs que je rencontrais sur le terrain, les effets de la violence symbolique qui s’exerçait sur eux : alors même qu’en mon for intérieur je n’approuvais guère leurs pratiques agricoles pour le moins intensives, je ne pouvais me départir du sentiment que le discours écologique ambiant, loin de créer un monde commun, semblait au contraire construire de nouvelles distinctions, séparer affectivement, culturellement des gens dont l’intérêt objectif n’était peut-être pas si différent… C’est pourquoi, tout à l’inverse, je voulais essayer de comprendre ces éleveurs, les comprendre depuis leur propre point vue. Afin de ne pas plaquer mes propres a priori, mes propres conceptions des choses sur les discours et les gestes de ces fermiers, je m’efforçais donc, comme je pouvais, à un effort réflexif visant à éclaircir mes propres déterminations. Ainsi, je n’ignorais pas qu’à rebours de certains éleveurs que j’interviewais (y compris dans ma famille, certaines personnes qui m’avaient élevée), les habitudes et les goûts de mes parents, mon passage prolongé par l’école, le type d’études que j’avais finalement choisies et le fait d’être matériellement éloignée de la nature me prédisposait plus qu’une autre à son esthétisation. Mais qu’en était-il plus précisément ?
On aura peut-être compris où je veux en venir. Admettant que, comme le dirait Bourdieu, « la vue » tient beaucoup « au point de vue », je voudrais ici esquisser une petite recherche réflexive, c’est-à-dire un travail de distanciation et d’objectivation de mon propre rapport à la nature. Il ne s’agira plus de réinscrire ma sensibilité dans les tendances lourdes de l’histoire occidentale, mais plutôt, en utilisant les outils de la sociologie bourdieusienne, de comprendre mon goût, ma disposition pour la nature et toutes les valeurs et les aspirations qu’elle emporte avec elle en la rapportant non seulement à ma position initiale dans l’espace social – en l’occurrence, à toutes les ambiguïtés des fractions intellectuelles de la classe moyenne, ces dominés des dominants, ni dominants, ni dominés – mais également à ma trajectoire dans cet espace social, et notamment aux effets de ce que Bourdieu appelle le « déclassement scolaire ». L’objectif est donc de me risquer à un petit exercice « d’auto-socioanalyse » |3|. On pourra penser que mon parcours est somme toute personnel et ne regarde au fond que moi ; c’est sûr. Mais l’idée est ici de le traiter non pas sur le mode psychologisant de la biographie, mais avertie de la sociologie bourdieusienne, c’est-à-dire depuis le point de vue de quelqu’un qui voit dans la singularité d’un individu – y compris lorsqu’il s’agit de lui-même – non pas, d’abord, le résultat d’un mélange de hasards et de choix librement posés, mais surtout les effets subjectifs produits par les structures sociales objectives. « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, disait Marx, c’est au contraire la vie qui détermine la conscience ». À vrai dire, quand j’y pense, cette perspective matérialiste, ce regard matérialiste posé sur les choses et sur le monde, avec sa force dissolvante, désubjectivante, c’est sans doute la chose la plus importante que m’a laissée mon travail de thèse. J’ai le sentiment que cette façon de voir, appliquée à mon propre cas, permet peut-être de faire apparaître certains éléments intéressants sur le rapport qu’une demi-citadine née en 1984 peut aujourd’hui entretenir à la nature, à la montagne, au retour à la nature |4|.
LA NATURE « HÉRITÉE » : LA RANDONNÉE EN MONTAGNE, UN LOISIR EXEMPLAIRE DES AMBIGUÏTÉS DES FRACTIONS DE LA CLASSE MOYENNE DOTÉES EN CAPITAL CULTUREL
Je commencerai donc par le début, c’est-à-dire par mes parents. Mon père est le cinquième enfant d’une famille typique des classes moyennes d’après-guerre en pleine ascension sociale. Dans cette famille catholique relativement austère, l’école est l’objet d’un surinvestissement. Seul mon père n’obtiendra pas le diplôme universitaire requis : il sortira du cercle familial avec un graduat en agronomie et finira par se stabiliser comme fonctionnaire à la Région wallonne dans le cadre de l’administration de la Politique agricole commune. Ma mère, de son côté, vit la situation symétrique inverse : de toute sa famille – pour une large part, des paysans de Hesbaye alors en pleine modernisation agricole – elle est la seule à s’engager dans des études universitaires : elle obtiendra son diplôme de droit, deviendra avocate et finira par gérer un petit cabinet spécialisé dans le droit de la famille. Tandis que mon père descend par rapport à la trajectoire scolaire escomptée, ma mère s’élève. Ces deux individus forment finalement un couple dont on peut dire, un peu évasivement, qu’il s’inscrit dans les fractions moyennes de la classe moyenne, dans ces tranches de la population qui disposent d’un capital économique moyen et d’un capital scolaire et culturel également moyen.
Aussi imprécises soient-elles, ces quelques indications permettent cependant d’établir un point important : dans la structure hiérarchisée de la société, mes parents ne se trouvent ni du côté des classes bourgeoises, ni du côté des classes populaires. Ils n’appartiennent guère à la bourgeoisie car, bien que ma mère exerce une profession libérale, ils n’occupent pas de haute fonction d’encadrement ou de direction et ne disposent pas du capital économique suffisant ; mais, du fait notamment de leur passage relativement prolongé par l’école, ils n’appartiennent pas davantage aux classes populaires. Cette position sociale d’entre-deux, ni vraiment dominante, ni vraiment dominée, semble produire des subjectivités elles-mêmes agitées de tensions contradictoires. Accardo explique :
Du fait que les différentes fractions des classes moyennes occupent des positions plus ou moins éloignées des deux pôles, positif et négatif, de l’accumulation capitalistique et de la domination sociale, leur socialisation dans cet entre-deux soumis à une double gravitation entraîne une structuration caractéristique de la personnalité chez leurs membres. Ceux-ci, en effet, quelle que soit leur position dans cet espace, doivent constamment se définir par leur double rapport à ceux du dessus et à ceux du dessous. Dominants-dominés et dominés-dominants, ils ne cessent de proclamer, telle la chauve–souris de la fable : « Je suis oiseau, voyez mes ailes ; je suis souris, vive les rats ». D’où le caractère fondamentalement équivoque, ambivalent, comme dirait la psychanalyse, de leurs rapports avec la bourgeoisie, d’une part, avec les classes populaires, d’autre part. Dans les deux cas, on peut observer un rapport contrasté d’attraction/répulsion qui se manifeste dans des stratégies compliquées d’alliance ou d’opposition avec le « bourge » et avec le « prolo ». |5|
Mes parents sont des exemples parfaits de cette position ambiguë et des rapports ambivalents que la classe moyenne entretient tant vis-à-vis de la bourgeoisie que des milieux populaires. On pourrait presque dire que toute leur manière d’être, leur ethos – leurs activités, leurs loisirs, leurs goûts, leurs idées politiques, etc. – est fonction de cette contradiction. Bien entendu, le rapport qu’ils entretiennent à la nature, rapport dont j’ai moi-même hérité, n’échappe pas à la règle. Il me semble par exemple évident que la randonnée en montagne, pratique qui a largement déterminé ma propre passion pour la marche et les paysages alpins (la famille partait chaque été quinze jours « à la montagne »), est une manière d’occuper son temps libre et ses loisirs estivaux qui répond de façon exemplaire à la nécessité vitale de se distinguer, tant à l’égard de la bourgeoisie que des classes populaires, qui habite les fractions de la classe moyenne dont les capitaux scolaires et culturels sont relativement élevés.
S’il est vrai en effet, « […] qu’un sport a d’autant plus de chances d’être adopté par les membres d’une classe sociale qu’il ne contredit pas le rapport au corps dans ce qu’il a de plus profond et de plus profondément inconscient, c’est-à-dire le schéma corporel en tant qu’il est dépositaire de toute une vision du monde social, de toute une philosophie de la personne et du corps propre » |6|, alors il y a fort à parier qu’une activité sportive comme la randonnée pédestre en montagne, activité tout à la fois spirituelle et ascétique |7|, participe de la vision inconsciente du monde social chère aux fractions de la classe moyenne relativement bien dotées en capitaux scolaires et culturels et relève par conséquent de ces stratégies inconscientes qui permettent à ces segments de la population de se tenir simultanément à bonne distance, d’une part, des classes bourgeoises – qui préfèreront tendanciellement des loisirs comme le golf, l’équitation, l’escrime ou le ski, plus immédiatement artificiels, prestigieux et aussi plus coûteux, réclamant en outre l’apprentissage, depuis la prime enfance, de techniques du corps sophistiquées – et, d’autre part, des classes populaires – qui occuperont quant à elles préférentiellement leur temps libre et leurs vacances en rejoignant le flot des touristes pour certes profiter de la nature, mais à travers d’autres activités, comme le camping équipé, la promenade, les déplacements motorisés, etc. |8|
Pour ma part, ces analyses m’ont permis de tirer une nouvelle leçon : les vacances à la montagne, toutes ces randonnées et tous ces paysages qui m’ont marquée au point que je les convoque encore le soir quand il faut s’endormir, étaient d’abord un bon moyen pour ma famille d’obtenir « au plus bas coût économique le maximum de distinction, de distance, de hauteur, d’élévation spirituelle » |9|, c’est-à-dire d’obtenir une image d’elle-même capable de la distinguer tant à l’égard des classes bourgeoises que des classes populaires.
PEUR ET FUITE DEVANT LA CONFLICTUALITÉ SOCIALE : L’UTOPIE ROMANTICO-NOSTALGIQUE DE LA NATURE
J’hérite donc d’une position sociale et d’un certain rapport à la nature caractéristique de la position d’entre-deux des classes moyennes. Sur cette base, mon hypothèse est la suivante : tout au long de mon parcours et de ma trajectoire, je vais en quelque sorte apporter ma pierre à l’édifice en « radicalisant » cet héritage. La place centrale que je vais petit à petit conférer à la nature – et en particulier à la montagne, un objet particulièrement élitiste |10| – traduira en effet de façon plus vive les contradictions, les ambivalences, les dilemmes et les peurs de cette classe intermédiaire à laquelle, sans le savoir alors, j’appartiens.
L’acte 1 de ma « radicalisation » débute avec mon entrée à l’école secondaire. C’est un moment difficile : je quitte la petite école primaire de province dans laquelle j’étais jusque-là scolarisée et me retrouve projetée dans le collège jésuite le plus huppé de la ville – un collège soit disant destiné à « l’élite », ainsi qu’on se plaisait constamment à nous le répéter. Du jour au lendemain, je perds mes repères : fini les dîners et les goûters rassurants chez ma grand-mère ; fini la vie à la ferme, les bavardages, les jeux avec les animaux, les tartes, les conserves et les confitures d’été. Je suis en ville, il y a plus de mille élèves, je ne connais personne et je suis désormais seule sur le temps de midi. Seule pour faire face à un type de violence dans les rapports sociaux que, protégée jusque-là par le cercle familial, je n’ai pas encore vraiment eu le loisir d’expérimenter : le jugement permanent qu’autrui pose sur ma personne à des fins de classements et de hiérarchie. Accaparés par des rivalités imaginaires dont ils n’ont pas encore les moyens de se détacher, les adolescents se jaugent et se jugent en permanence : fais-tu partie des filles qui peuvent prétendre – par leurs vêtements, leurs goûts musicaux et leurs paquets de cigarettes – au statut de copine de l’un des chefs de bande ou fais-tu plutôt partie des filles laides et grosses et pauvres et timides du fond de la classe ? En somme, je découvre que l’univers social est hiérarchisé, que les règles tacites qui organisent ce jugement social permanent semblent émaner pour beaucoup des personnes placées en haut de la pyramide et que, dans cette compétition généralisée, chacun lutte pour se classer comme il peut en fonction de ses moyens. Mais je découvre simultanément que je suis privée d’une arme qui semble bien utile dans cette compétition : je manque cruellement de capital social (et de toutes les compétences qui vont avec).
Vu la stratégie que j’adopte alors, il semble que je n’ai guère apprécié la situation… Aimant déjà passionnément la lecture, je me réfugie dans les livres. Je découvre dans la bibliothèque de mes parents – ils ont bien une bibliothèque, mais les livres qu’on y trouve témoignent d’un capital culturel relativement moyen – la trilogie alpine d’un écrivain-journaliste français, Frison-Roche. Si j’avale littéralement Premier de cordée – qui relate le combat d’un alpiniste contre son propre vertige – La Grande Crevasse et Retour à la montagne me font l’effet d’une véritable révélation. Je m’identifie complètement au destin de l’héroïne, Brigitte, une jeune femme d’avant-guerre issue de la grande bourgeoisie parisienne qui s’efforce de rompre avec son milieu social d’origine pour vivre, aux côtés des montagnards, une vie plus authentique que celle que lui réservait son destin social mondain dans la capitale. Sur cette base, je forge une utopie : il existe un lieu, « la montagne », où la vie des hommes, parce qu’elle s’inspire de ce que lui apprend la nature, est juste et vraie. Avertis par la nature austère et sublime qui les entoure, les montagnards seraient d’une essence morale plus haute ; celle-ci se manifeste notamment à travers une vie matérielle plus simple et plus rude, mais également par le fait que les principes qui fondent la reconnaissance et la valeur que l’on accorde à autrui reposent non pas, comme cela semble être le cas en ville – et, à n’en pas douter, à l’école ! – sur des apparences, des mensonges et des faux-semblants (en somme, toutes les stratégies distinctives que l’on découvre en lisant La Distinction), mais sur la base de leurs qualités morales réelles, c’est-à-dire leur abnégation, leur ascétisme, leur courage, leur ténacité… – bref : sur la pureté de leur âme forgée à l’image des sommets qui les entourent.
On le voit : j’imagine orgueilleusement qu’il existe un « ailleurs » où je pourrais trouver ma place. Rétrospectivement pourtant, la situation me semble claire : tout indique que j’essaie de fuir la situation sociale conflictuelle que je découvre en me réfugiant dans l’imaginaire. Je vais passer toute mon adolescence sur cette note : je m’échappe en me passionnant pour l’escalade, puis pour l’alpinisme. Mais le plus important n’est pas là. Ce que j’ai désormais compris, c’est que ce type d’utopies aux accents romantiques et nostalgiques qui rêvent d’un « autre monde », d’un « ailleurs » – d’une réconciliation enfin possible, à l’image de l’harmonie que l’on croit découvrir dans la nature – constituent en fait une production idéologique caractéristique des classes intermédiaires dont le capital scolaire et culturel est relativement élevé, ces dominants des dominés, coincés entre les classes réellement dominantes et les classes réellement dominées.
La figure de l’utopie semble effectivement convenir assez bien à des individus traversés par des tensions contradictoires du fait de leur position intermédiaire dans l’édifice social. Ne leur permet-elle pas tout simplement de fuir dans une image réconciliatrice les conflits et les dilemmes qu’il leur faudrait en fait assumer dans la réalité, c’est-à-dire dans un espace social politique hiérarchisé et conflictuel au sein duquel leur position équivoque est, sous certains aspects, peu confortable ? « Si l’utopie, explique le sociologue M. Voisin, est, parmi les visions du mondes disponibles, la plus apte à formuler et à défendre les intérêts des catégories sociales placées en position ambigüe, moyenne, équivoque dans la structure sociale, c’est parce qu’elle seule offre, mais imaginairement, l’image d’un monde où ne se posent plus les dilemmes qu’elles ont à affronter quotidiennement du fait de leur ambivalence » |11|.
Norbert Elias semble aller dans le même sens lorsque, dans La Société de cour, il analyse les utopies romantiques-nostalgiques qui, au 17e siècle, idéalisent la nature champêtre et plaisent en particulier à certains nobles de l’époque. Pour comprendre la fonction de ces utopies, Elias les rapporte aux conditions matérielles de ce qu’il appelle « les couches à deux fronts », ces couches précisément placées en position intermédiaire dans la hiérarchie de la cour. Elles permettraient en fait aux aristocrates occupant une position dominée de protester sourdement contre les conventions, les règles et les manières de vivre des dominants, donc de critiquer l’ordre social établi, mais d’une manière telle que cette protestation leur permette en même temps de réaffirmer la distance et les privilèges, légitimes ceux-là, qui les séparent des classes réellement dominées – notamment, et ironiquement, des bergers et des paysans réels dont ces utopies champêtres livrent une image complètement fantasmée. L’utopie apparaît ainsi comme une production culturelle particulièrement adéquate lorsqu’il s’agit de répondre au dilemme né des intérêts contradictoires de ces couches à deux fronts qui, chaque fois qu’elles dénoncent les privilèges des dominants, menacent simultanément de perdre leurs propres privilèges… Comment protester contre la domination sans s’allier véritablement, politiquement, aux dominés ? L’utopie romantique de la nature semble constituer un début de réponse à cette insoluble question :
Ce qui fait qu’une attitude humaine et les produits culturels qui la traduisent sont « romantiques », écrit Elias, c’est l’expression du dilemme devant lequel se trouvent placées des couches supérieures désireuses de briser leurs chaînes sans ébranler l’ordre social établi, garant de leurs privilèges, sans compromettre les fondements de leur philosophie sociale et de leurs raisons de vivre |12|.
Je me souviens bien du jour où j’ai lu cette phrase… À vrai dire, une fois de plus, mon utopie romantique ne faisait donc que traduire ma position dans l’espace social : je protestais contre les règles d’un classement qui m’excluait partiellement, mais – en forgeant l’idée vague d’un
« autre monde » – d’une façon qui me permettait encore de me distinguer radicalement des revendications des classes populaires – d’ailleurs beaucoup moins enclines à une telle euphémisation (pour ne pas parler de refoulement) du conflit.
LES EFFETS DU DÉCLASSEMENT SCOLAIRE
La suite de mon parcours allait renforcer ces tendances à l’utopie romantique, à la protestation sourde et à la fuite devant la réalité du monde social : j’allais effectivement subir les effets de ce que Bourdieu et d’autres appellent le « déclassement scolaire ». De quoi s’agit-il ? En gros, des transformations qui affectent le système scolaire à partir de la fin des année 60 en France dans le contexte plus large du passage de ce que Bourdieu appelle un « ancien système » – en fait : la structure sociale relativement rigide telle qu’elle se construit dans nos pays dans le cadre du capitalisme des Trente Glorieuses – à un nouvel ordre social, plus confus et plus instable pour les agents amenés à y vivre (et donc aussi, soit dit en passant, plus à même de servir les intérêts d’une société en passe de devenir néolibérale).
Plus précisément, en France, à partir des années 60, le nombre d’étudiants qui poursuivent un cursus supérieur explose ; le nombre de diplômes délivrés augmente lui aussi de façon exponentielle. Cette situation d’inflation des titres scolaires entraîne diverses conséquences. D’une façon générale, puisque les chances de réussite scolaire augmentent – notamment pour les élèves d’origine populaire – la compétition pour les titres scolaires s’intensifie et les situations de « déclassements ordinaires » - toutes les situations où, par le moyen d’un titre scolaire donné, un agent atteint une position qui diffère (par le bas ou par le haut) de la position et des attentes de sa famille d’origine – deviennent de plus en plus fréquentes. Cette inflation des titres scolaires entraîne par ailleurs leur dévaluation objective puisque leur accroissement est plus rapide que le nombre de postes qui y sont associés sur le marché du travail. Résultat : à côté des situations de déclassements ordinaires qui se répandent, on observe un phénomène nouveau : dans nombre de cas, si le titre scolaire obtenu correspond bel et bien aux attentes familiales, il ne permet cependant plus aux agents de gagner le type de postes, et donc de positions, escomptées au vu du titre. Autrement dit : la valeur des diplômes (bien entendu de façon différentielle selon les facultés !) a tout bonnement diminué ; « […] la réalisation scolaire est conforme aux prévisions, mais les positions accessibles avec le titre obtenu ne sont plus ce qu’elles étaient […] » |13|.
On passe ainsi d’un ordre social relativement figé – telle famille implique telle chance de réussite à l’école, tel diplôme obtenu implique tel poste (pensons simplement à la vie dans la société d’après-guerre) – à un ordre social plus trouble, plus brouillé, c’est-à-dire un ordre social davantage travaillé par toutes les formes de décalages entre les aspirations subjectives des familles et des individus et les chances objectives, réelles, d’obtenir la situation espérée avec un diplôme donné.
Or, ce « décalage structural entre les aspirations et les chances », entre « l’identité sociale que le système d’enseignement semble promettre […] et l’identité sociale qu’offre réellement, au sortir de l’école, le marché du travail » ne va pas sans conséquences psychiques pour les individus |14|. Tandis que certains agents, en vue de ne pas se confronter trop directement à la réalité objective de leur position, c’est-à-dire à la valeur objectivement dévalorisée de leur titre, parviennent à valoriser leurs compétences culturelles et sociales en s’engageant et en promouvant les nouveaux métiers aux contours flous qui s’organisent par conséquent à cette époque – « métiers artistiques ou semi-artistiques, intellectuels ou semi-intellectuels, métiers du conseil (psychologues, orienteurs, orthophonistes, esthéticiens, conseillers conjugaux […]), professions pédagogiques ou para-pédagogiques (éducateurs animateurs culturels, etc.) […] de présentation ou de représentation (animateurs de tourisme, hôtesse, présentateurs radio […] » – d’autres sombrent dans une « humeur désenchantée » qui évoque « celle de la première génération romantique », et qui peut aller jusqu’à un « refus global » de l’ordre social, refus qui se trouve au fondement de toutes les manifestations de la « contre-culture adolescente » laquelle s’insurge contre les « dogmes fondamentaux de l’ordre petit-bourgeois, “carrière”, “situation”, “promotion”, “avancement” » |15|. En effet :
Tout se passe comme s’ils sentaient que ce qui est en jeu, ce n’est plus tout à fait comme autrefois un échec individuel, vécu, avec les encouragements du système scolaire, comme imputable aux limites de la personne, mais la logique même de l’institution scolaire. La déqualification structurale qui affecte l’ensemble des membres de la génération, voués à obtenir de leurs titres moins que n’en aurait obtenu la génération précédente, est au principe d’une sorte de désillusion collective qui incline cette génération abusée et désabusée à étendre à toutes les institutions la révolte mêlée de ressentiment que lui inspire le système scolaire |16|.
Dans tous les cas, ce qu’on observe surtout à partir des années 60, c’est la propension à un certain onirisme social, « l’instauration d’une relation moins réaliste et moins résignée à l’avenir objectif », une sorte de « refus de la finitude sociale », finitude qui, bien évidemment, n’a pas disparu avec l’ordre ancien, mais à laquelle le nouvel ordre social, plus confus, plus brouillé, ne prépare plus vraiment les agents |17|…
Parvenus jusqu’ici, reste bien entendu une question. Quid de la nature ? Pourquoi en passer par ces considérations sur le déclassement scolaire pour parler de la nature ? Tout simplement parce qu’il semble que la vague des utopies du « retour à la nature » qui fleurissent après l’échec de Mai 68 et entraînent l’apparition, dans les campagnes françaises traumatisées par l’exode rural, de ce qu’on appellera bientôt les « néo-ruraux », peut en partie s’expliquer dans cette perspective : comme une manière pour des agents déclassés d’exprimer non seulement leur révolte à l’égard d’un système qui les malmène, mais également de travailler concrètement, notamment en valorisant leurs compétences socio-culturelles, à contrecarrer leur déclassement |18|…
Je m’arrête ici. En effet, je n’ai pas eu besoin d’aller beaucoup plus loin pour ressentir comment des études de philosophie et un doctorat en socio-anthropologie de l’environnement ont pu permettre à un agent, dans un monde et dans une famille déjà marquée par cet onirisme social dont parle si bien Bourdieu, de nourrir inconsciemment certaines aspirations vagues quant à la place qui devait lui revenir ; on comprendra également que, lorsqu’un agent est confronté à un décalage brutal entre aspirations subjectives et chances objectives, il est réconfortant pour lui de nourrir une humeur anti-institutionnelle, humeur qu’il sublimera d’autant plus facilement dans une vision utopique de la nature qu’il y aura eu accès, à cette nature, non pas d’abord comme travailleur, mais avant tout comme touriste pendant ses vacances d’été à la montagne.
Cette humeur anti-institutionnelle, nourrie des utopies du retour à la nature, me poursuivra longtemps. Quand je quitte l’université, j’ai déjà 35 ans. Pendant plus de dix ans, grâce à des emplois universitaires plus ou moins précaires, j’ai ainsi pu, dans « une sorte de sursis sans cesse renouvelé », me rapporter à moi-même de façon flottante, comme une éternelle adolescente, repoussant toujours le moment du « désinvestissement brutal et définitif qu’imposent les professions aux limites et aux profils bien tracés ». Tout vaut mieux cependant que d’assumer la finitude sociale : après l’université, j’irai jusqu’à partir en « woofing » où je rencontrerai d’autres jeunes gens, plus très jeunes eux non plus, porteurs du même genre de désillusions, désemparés devant la vérité objective de leur position, et opposant bien souvent un « révolutionnarisme ambigu » aux limites de leur situation. Cette expérience contribuera cependant à me ramener lentement sur terre ; depuis, j’essaie de procéder au patient travail « d’ajustement » des chances objectives et des aspirations… Une situation parfois douloureuse, mais que Bourdieu permet au moins de comprendre :
Tout se passe comme si la nouvelle logique du système scolaire et du système économique encourageait à différer le plus longtemps possible le moment où finit par se déterminer la limite vers laquelle tendent tous les changements infinitésimaux, c’est-à–dire le bilan final qui prend parfois la forme d’une « crise personnelle » |19|.
Que dire pour ne pas en rester là ? Peut-être trois choses. Je l’ai indiqué, cette petite recherche s’est en partie appuyée sur l’enquête menée par Hubert Billemont dans laquelle il essaie de démontrer que « l’écologie politique » est une idéologie qui sert les intérêts des « nouveaux petits intellectuels déclassés » lesquels « tendent à investir leurs compétences culturelles inemployées dans une entreprise subversive propre à bouleverser l’ensemble du marché des biens symboliques et susceptible de leur offrir en conséquence les débouchés professionnels et la reconnaissance sociale qu’ils attendent » |20|. J’ai ri de bon cœur en découvrant cette thèse : voilà que j’étais justifiée dans l’impression que j’ai souvent, à savoir que certains membres des fractions intellectuelles de la classe moyenne parviennent à conjurer l’épreuve du déclassement qui les menace en mettant au service de l’objet « nature » l’ensemble de leurs compétences culturelles et sociales dans le cadre de stratégies de reclassement symboliques qui, in fine, leur permettent de conquérir une position idéologiquement dominante et, par conséquent, de nouveaux postes dans la stratification sociale.
Cette thèse est sans doute excessive, surtout énoncée de cette façon ; il est clair notamment qu’elle ne concerne pas tous les mouvements et toutes les idéologies qui se réclament de l’environnement et de l’écologie. Mais je crois qu’il y a tout de même du vrai dans cette idée lorsqu’on l’applique à l’idéologie écologique ambiante. Il faut en effet rester attentif, ainsi que mon parcours le montre, au fait que le discours écologique dominant – avec ses valeurs, ses goûts, ses représentations, ses indignations, ses partis-pris, etc. – traduit aussi une vision du monde propre à certaines fractions des classes moyennes supérieures, c’est-à-dire propre également à servir leurs intérêts. Pourtant, il suffit d’écouter les ondes de La Première (la principale chaîne de radio publique belge) pour se rendre compte que c’est rarement le cas et que, comme je le constatais dans certaines fermes il y a dix ans, ces manières d’être et ces propos sont la plupart du temps tout à fait imperméables à la violence symbolique qu’ils génèrent. Je dois dire que, personnellement, cette situation me pose question. Car, au fond, c’est quoi la violence symbolique ? et quels sont ses effets ? J’ai le sentiment, au bout du compte, qu’elle contribue essentiellement à séparer les gens, à les diviser, à les distinguer. Les distinguer de façon d’autant plus brutale et irréconciliable que les ressorts sur lesquels les différences qu’elle construit s’appuient sont très profonds, très intimes, d’abord d’ordre affectif et culturel.
Mais je parviendrai peut-être mieux à faire passer mon trouble en recourant à un exemple concret. En conformité avec les goûts et les valeurs de ma classe, je fais une partie de mes courses dans des magasins bio, de type plutôt coopératif. Et pourtant quand je m’y rends, une phrase (issue d’un beau documentaire consacré à la figure d’un ancien ouvrier de Mouscron qui préserve dans son jardin des variétés de toutes sortes de légumes et de plantes et participe à la conservation dynamique des semences) me traverse souvent l’esprit : « Mieux vaut manger de la merde ensemble que du bio tout seul », disait-il |21|. Je crois que mon problème se trouve ici, quand j’observe que l’écologie, plutôt que de créer du commun, des espaces communs, semble plutôt participer d’une sorte d’économie de la distinction. J’ai donc été particulièrement attentive lorsque, dans l’émouvant portrait de Robert Linhart que Thomas Bolmain propose dans ce même numéro, on apprend que ce militant maoïste, réfléchissant lui-même sur les ultimes réflexions de Lénine à la fin de sa vie, écrit qu’il importe de travailler à une « révolution culturelle », à « proposer des mesures, même infimes pour réduire les gouffres idéologiques », ces gouffres qui séparent des groupes d’individus dont les intérêts objectifs ne sont pourtant peut-être pas si éloignés qu’il n’y paraît |22|.