Nichés derrière un écran de verdure, au pied du Pont Kennedy, la piscine de l’évêché et son centre sportif sont sans doute l’une des réalisations les plus intéressantes du modernisme liégeois. Ainsi que l’une des plus menacées.
L’architecture du XXe siècle à Liège fut marquée par quelques grands groupes d’architectes qui ont laissé de profondes traces dans la ville. Cet élan moderne a singulièrement débuté à la fin des années ’20 sous l’impulsion d’un petit groupe d’étudiants de l’Académie des Beaux-Arts qui ont lancé la revue « L’Equerre ». Cette revue fut publiée pendant une dizaine d’années jusqu’au déclenchement du second conflit mondial |1|. Au milieu des années ’30, la Ville de Liège confie au groupe d’architecture l’Equerre la conception du plan de l’exposition universelle de Liège 1939. Cet évènement se démarque des expositions précédentes par son architecture moderne avancée. Elle laisse encore des traces visibles aujourd’hui à Liège.
C’est dans ce cadre que Charles Carlier, en collaboration avec Yvon Falise, va se faire remarquer en construisant une structure métallique innovante : l’entrée de Bressoux (1939). Carlier s’associera ensuite avec Jules Mozin et Hyacinthe L’Hoest. Ensemble, quelques années après la guerre, ils fonderont le groupe EGAU, « Pour une Etude en Groupe d’Architecture et d’Urbanisme ». Leur notoriété naît d’un premier projet important, la construction de deux barres de logements à Angleur au début des années ’50. Mais, c’est avant tout par la réalisation du plan d’urbanisation de Droixhe ainsi que par la construction de centaines de logements sociaux sur ce terrain vierge qu’ils vont être réellement connus et reconnus dans tout le sillon liégeois.
Le projet de la cité de Droixhe devait répondre à la pénurie de logements après la guerre en proposant un habitat sain et moderne. EGAU y répondra en s’inspirant des théories de Le Corbusier sur la cité radieuse : l’orientation des tours, les pilotis pour dégager l’espace au sol ou encore l’aménagement urbain qui en découle. Il s’agit bien ici des points directement empruntés aux modernistes réunis dans le cadre des Congrès internationaux d’architecture moderne (CIAM) et appliqués à Droixhe. Le parc dessiné et conçu dans la cité est le seul et unique parc moderniste du XXe siècle présents à Liège.
Les projets de grande ampleur vont alors se succéder, en particulier la gare des Guillemins, inaugurée en 1958. Celle-ci répondait à un programme complexe avec une implantation difficile entre le quartier des Guillemins et la colline.
Cet âge d’or du groupe EGAU se prolonge pendant les années ’60 avec des projets tels que la maison communale d’Ougrée, l’Eglise Saint-Pierre de Droixhe, ou encore le centre commercial du Longdoz, construit à l’emplacement de la gare du même nom. C’est à partir de la moitié des années ’70, suite à la crise pétrolière, que commencera le déclin de leur influence. L’architecture moderniste d’après-guerre a perdu de sa superbe et commencera à être jugée de plus en plus sévèrement par le grand public. Elle laissera place aux théories post-modernistes qui reviennent à des fondamentaux architecturaux en réutilisant les techniques de construction d’avant-guerre.
EGAU laisse une marque indélébile sur Liège. Chacun de leurs bâtiments montre à quel point ces architectes maitrisaient la technique et la programmation. Aujourd’hui, leur œuvre commence à être reconnue, même si nombre de leurs réalisations ont été détruites au cours des dernières décennies. Notons que la maison Mozin, rue de Hesbaye, vient d’ailleurs d’être répertoriée au patrimoine de la Région wallonne, où l’on retrouve à ce jour seulement cinq œuvres de l’après-guerre, toutes situées à Liège !
La commande
En 1962, le grand séminaire de Liège confie au groupe EGAU la réalisation d’un centre sportif, à l’usage de ses jeunes séminaristes. Ce bâtiment devait accueillir des fonctions relatives à l’éducation physique dans le cadre de l’enseignement dispensé au séminaire. Le terrain choisi se situe juste en face du grand séminaire, entre les quais, la nouvelle rue André Dumont (créée dans le cadre de l’opération Destenay |2|) et la rue historique des Prémontrés.
C’est un terrain présentant des caractéristiques exceptionnelles, îlot boisé au cœur de la ville, situé juste à côté de quelque-unes des principales opérations immobilières de l’époque. La commande passée par le grand séminaire prévoit une piscine, un hall de sports, des vestiaires et quelques locaux de type administratif, ainsi qu’une bibliothèque. Un accès sous-terrain reliant le grand séminaire au centre sportif devra être construit pour protéger les séminaristes des regards indiscrets. Malgré la présence d’un ancien tunnel existant, le projet redessine celui-ci.
Son implantation est de type pavillonnaire et respecte les arbres présents sur le site. Il est d’ailleurs étonnant de voir que le projet a été conçu de manière relativement autarcique, en cherchant assez peu à s’intégrer dans le milieu urbain dans lequel il s’implante. Le bâtiment semble perdu dans un écrin de verdure et est en grande partie invisible depuis l’espace public. La haute grille, dessinée par le Groupe, renforce ce sentiment d’inaccessibilité en étant constituée de piliers en briques et barres d’acier périphérique sur l’ensemble du site.
Le bâtiment devra être réalisé rapidement avec une grande économie de moyens. Le projet, chapeauté par Jules Mozin, répond à cette demande en offrant un bâtiment à l’allure moderniste, épuré et semblant simple à première vue. Il comprend trois entités orientées vers le séminaire : la piscine, la salle de sport et le hall faisant partie du bâtiment d’accueil qui distribue les précédents.
Une recherche particulière a été faite sur le cheminement d’entrée (2 - 3). C’est par un long préau métallique que le visiteur est guidé depuis la sortie du tunnel jusqu’à l’entrée du bâtiment. Cette structure fine est une succession de portiques sous lesquels est suspendue une toiture légère qui semble flotter dans l’espace. Cette mise en scène est magnifiée par un plan d’eau reflétant le bâtiment d’accueil, dans lequel s’écoulent les eaux de pluie descendant des toitures, via une gargouille.
La scénographie d’entrée s’organise en plusieurs étapes successives : la sortie du tunnel venant de l’évêché est couverte par un auvent ondulé pour en succéder à un autre. De manière perpendiculaire, celui-ci vient chercher l’utilisateur pour l’emmener directement dans le hall. Cet appel est renforcé par un alignement d’arbres tandis qu’un plan d’eau souligne le passage, le met en scène.
Une structure sobre et cohérente
Le parti structurel de la construction en acier adopté par EGAU est avant tout un choix de rapidité pour le chantier. Le bâtiment est constitué d’une structure en poutres et colonnes, agissant en portiques se répétant tous les 3 à 4 m. Cette structure, a priori banale, rend tout de même possible une portée libre de 15 m, qui n’est pas sans rappeler les constructions industrielles.
Néanmoins, le souci du détail appliqué chez EGAU est fondamental : les poutres sont un modèle particulier appelé « LITZKA », évidé dans l’âme, permettant une légèreté autant structurelle que visuelle. Celles-ci reposent directement sur les colonnes HEB et non sur le mur en briques. En effet, celui-ci ne joue qu’un rôle de parement servant à l’écriture globale du complexe et développant l’idée du volume traversant.
La paroi est un mur double en briques laissant un vide central pour une ventilation et permet d’éviter que l’eau ne percole sur la face intérieure, une pratique courante et toujours d’actualité en Belgique.
Les murs laissent pleinement exprimer leurs matières propres en valorisant la brique apparente à l’extérieur comme à l’intérieur, créant une ambiance particulière et unique. Les colonnes viennent se poser élégamment devant ce mur puissant, scandant une séquence le long de celui-ci.
L’expression en façade du bâtiment découle de cette structure prégnante. En plus des éléments métalliques et des panneaux en glazal, un panneau sandwich en amiante-ciment |3|, le groupe EGAU joue avec des murs de pignons en brique. Ceux-ci sont tous orientés en direction du grand séminaire. Ils encadrent le bâtiment en lui donnant une assise par rapport au terrain.
Les colonnes d’acier en façade donnent une légèreté à l’ensemble. Leur régularité permet d’avoir une certaine liberté dans l’expression. À travers un même rythme structurel, l’architecte varie les façades selon leur orientation, leur position par rapport à l’espace public ou encore par leur effet plastique.
Toutes ces attentions donnent à l’ensemble une cohérence et une grande sobriété.
Un édifice emblématique de son époque
Ce langage industriel des façades était à la mode à l’époque. On peut rapprocher cette composition ade certains bâtiments comme l’Hunstanton secundary school de Peter & Alison Smithson, le laboratoire de Jean Barthélemy au Val-Benoit ou encore le pavillon de Droixhe du groupe EGAU. Ce sont des bâtiments qui marquent le début du brutalisme, qui utilisent les matériaux bruts présentés dans leur plus simple expression.
Nous pouvons par exemple voir, dans cet édifice, une réelle maitrise technique servant le projet au nœud de la façade : les poutres Litzka ayant relativement une grande hauteur (justifiée par la portée et la charge reprise) sont substituées à une poutre HEB ; un linteau de béton jouant le rôle d’acrotère |4|. En effet, profitant de la présence de deux colonnes d’acier, ce procédé structurel permet sensiblement de diminuer l’épaisseur nécessaire et de jouer avec des modules sur les façades vitrées.
Pour la salle de sport, un bandeau opaque semble flotter entre une faille de lumière supérieure et les châssis inférieurs. Le panneau écran est constitué d’une âme en Linex recouverte de deux faces de glazal et traverse les trois modules en passant devant les poutres. Ce bandeau blanc permet d’accrocher un panier de basket élégamment dessiné avec quatre points d’appuis. La faille en verre pincé entre le linteau et le panneau offre un contact supplémentaire avec l’extérieur, mais permet aussi de ventiler naturellement la salle grâce aux éléments orientables en verre.
La partie inférieure est constituée de grand châssis en bois (afzélia) composés de quatre parties jouant avec la présence du bandeau : l’imposte |5| (continue sur les trois modules) souligne l’horizontale et un montant central qui traverse le tout. Il y a une volonté d’unifier les châssis ouvrant et fixes : les coulissants s’ouvrent en translation au centre de la façade se distinguant uniquement par leurs légères sur-épaisseurs. La largeur entre les poteaux correspond à la largeur d’un châssis, à savoir 4 m 80 (divisée en deux parties de 2 m 40). En raison de la taille très généreuse des châssis, des volets métalliques ont été prévus dans le seul but de les protéger lors des matchs. Ils ont été conçus pour permettre une grande transparence et l’immersion de l’utilisateur dans le jardin même lorsqu’ils sont baissés.
Pour la piscine, le principe traversant restent le même sauf sur deux points non négligeables : le sens de portée est différent et l’une des façades vitrées est en partie occultée par un mur de brique, en raison de la présence d’un parking.
Le sens de portée, à l’inverse de la salle de sport, est perpendiculaire à la façade vitrée ; ainsi les poutres Litzka jouent de manière différente avec la façade : elles viennent reposer sur les colonnes, évitant donc le problème de la sur-épaisseur de l’acrotère présent dans l’autre salle.
Le mur cachant le parking est volontairement mis en avant par son aspect continu le long de la piscine : il passe devant les colonnes à l’opposé des autres pans de murs. Il libère de plus une faille de lumière entre lui et les panneaux supérieur en glazal.
Les concepteurs en ont profité pour mettre juste au dessus cette faille l’éclairage artificiel fixé de manière répétitive sur les colonnes présentes derrière les panneaux de glazal. Il s’agit de lampes au design bien étudié jouant avec la mise en scène de la piscine ; ces lampes ne sont plus présentes aujourd’hui.
Dans les plans d’exécution, Jules Mozin avait dessiné la façade de la piscine avec une grande baie vitrée au rez-de-chaussée orientée vers le parc. Elle permettait d’avoir un apport de lumière dans l’espace et de souligner l’ouverture du bâtiment sur l’extérieur. Seulement, dans les photos d’époque, on peut voir que la façade a été occultée par des panneaux en glazal.
Nous supposons que ce changement de façade a été demandé par l’évêché pour éviter que les baigneurs soient visibles depuis l’espace public.
Malgré la simplicité de cet espace, la piscine offre quelques belles séquences architecturales.
Prenons par exemple l’entrée des nageurs. Elle relie le vestiaire et la piscine par des douches de rinçage. Celles-ci sont intégrées dans deux murs perpendiculaires au mur de pignon du bâtiment. Leur revêtement en carrelage contraste avec le rouge de la brique pour ressortir dans l’espace. Il devient donc un appel signalétique et participe à la composition de la piscine.
Autre élément intéressant, l’œuvre de l’artiste Paquot. Cette sculpture de 7 m de long, 80 cm de hauteur et 20 cm de profondeur cache en réalité une gaine de ventilation. C’est un relief en plâtre au graphique typique des années 60, rappelant notamment le traitement de façade appliqué au Mad Café à Liège (1963, Architecte Marcel Chalant). Cette sculpture habille la pièce. Elle rappelle par sa couleur blanche et son horizontalité les bandeaux en façade. Paquot est connu également pour avoir reproduit la statue du plongeur qui surplombe le port de plaisance de Liège |6|.
Il y avait chez EGAU, dans chacun de leurs projets, une réelle collaboration avec des artistes durant la conception du projet, et non après.
Conclusion
En 2005, la piscine a été fermée en raison du non-respect de certaines normes (qualité des eaux et accès au bassin), alors qu’elle était toujours fréquentée régulièrement. La salle de sport, quant à elle est toujours restée en activité et l’état de conservation général du bâtiment est bon.
Pourtant, ce bâtiment est aujourd’hui fortement menacé de disparaître au profit d’une opération immobilière lourde. Il est question d’y construire un important ensemble de logements, en ne conservant que la pompe à essence occupant la lisière de l’îlot. Peu d’informations sont actuellement disponibles sur le projet. Au vu des qualités du bâtiment du site dans son ensemble, nous constatons donc qu’il a donc lieu de s’inquiéter de la prochaine disparition d’une page importante de l’architecture du XXe siècle à Liège.
Cette issue serait d’autant plus regrettable qu’un maintien du site semble non seulement possible, mais pertinent à plusieurs titres.
Même si la piscine de Jonfosse finit par se concrétiser |7|, la Ville de Liège manque cruellement de piscines publiques sur son territoire (à peine trois piscines pour une population de 200 000 habitants). Et la réhabilitation de la piscine de l’évêché — en plus de rendre au public un patrimoine exceptionnel — coûterait sans nul doute beaucoup moins cher que la construction d’un équipement neuf.
De plus, ce site comporte un espace vert dont la présence, dans une des zones les plus denses de la ville où l’on compte très peu d’espaces de respiration, pourrait être particulièrement apprécie des habitants s’il leur était ouvert. Sa localisation très intéressante n’est pas le moindre de ses atouts, au croisement des piétonniers du cœur de la ville (la jonction avec le piétonnier Saint-Paul devrait sans nul doute être travaillée, surtout depuis la création d’un vaste rond-point à cet endroit) et de la nouvelle promenade qui est train de naître le long de la rive gauche de la Meuse, menant vers les Guillemins. Préserver et rendre accessible un petit parc à cet endroit semble particulièrement opportun.
Face au risque de voir se développer une nouvelle promotion immobilière, nous aimerions qu’une prise des conscience naisse parmi nos concitoyens, pour que cet espace puisse être protégé — ce qui n’interdit pas toute évolution de ce site — tant qu’il est encore possible de le faire.