« Si le projet présenté est réalisé écrivions-nous en octobre 2010 |1|, l’autoroute urbaine où l’on roule parfois à plus de 100 km/h cèdera la place à un boulevard où la vitesse, grâce à plusieurs carrefours à feux et la présence de nombreux passages pour piétons, sera effectivement modérée, où le franchissement des flux automobiles par piétons et cyclistes ne posera pas un problème, où le bord de Meuse redeviendra un espace agréable, accessible aux usagers lents, propice à la promenade. » Cinq ans plus tard (dont deux de travaux), et c’est aujourd’hui bel et bien une réalité : 2,5 km de quais de la rive gauche du centre de Liège (quais de Rome, avenue Blonden et Boulevard Frère Orban) ont été complètement reconfigurés, comptabilisant 3 ha de pelouses aménagés, 126 arbres plantés (tilleul, érable, charme, etc.) et 13.000 bulbes (iris, narcisses, tulipes, etc.) |2|, soit la plus importante opération de reconquête des berges du fleuve depuis l’opération « Liège retrouve son fleuve » et l’aménagement du RAVeL en rive droite dans les années ‘90.
Si l’opération donne évidemment satisfaction par rapport à l’autoroute urbaine qui préexistait alors (illustration A), on peut cependant regretter que certains choix de conception laissent à désirer et que la finition de certains travaux ne soit pas la hauteur des attentes, notamment pour les cyclistes : des détails, certes, mais qui empêchent de qualifier l’opération de véritable révolution dans l’aménagement des quais à Liège… Des observations que l’on verrait mal passer sous silence, vu le montant de l’investissement public (autour de 25 millions d’euros) et alors que c’est pratiquement la même équipe (Bureau d’études Greisch, Atelier du Sart-Tilman, Transitec) qui aura demain la responsabilité de concrétiser non plus 2,5 km… mais 12,5 km d’espaces publics autour de la ligne de tram |3|.
Le principal constat tient en une phrase : là où l’automobiliste bénéficie d’un bitume parfait, les autres usagers doivent se contenter de finitions bâclées. Ainsi à certains endroits, les marquages (peintures) au sol sont-ils particulièrement farfelus, invitant les cyclistes à se prendre littéralement dans les jambes des rigoles mal placées (illustration B), une bordure trop haute (illustration C) ou des anneaux de parcage à vélo (illustration D)… Comment les contrôleurs de chantier de l’administration régionale des routes ont-ils pu laisser en l’état de pareilles inepties ? Ailleurs, ce sont des jonctions cyclo-pédestres qui interpellent, car elles se révéleront indéniablement dangereuses à l’usage, en particulier pour les enfants, ou lors de croisement entre piétons et cyclistes : ainsi en est-il de la liaison du quai de Rome avec le Pont de Fragnée, trop étroite et trop proche de la voirie (illustration E).
Ainsi en est-il du trottoir partagé du quai de Rome (côté Meuse), dont l’étroitesse (jusqu’à 2,70 m) combinée à la pose de mâts d’éclairage rétrécissant le passage (illustration F) se révélera insécurisant en cas d’affluence. On a ici répété les erreurs de conception de certains tronçons du RAVeL en rive droite, datant pourtant d’il y a presque vingt ans, qui se sont avérés à l’usage bien trop étroits |4| : le bon sens aurait voulu que l’on supprime quelques places de parking pour donner au trottoir une largeur suffisante (particulièrement entre le parking des Taxis Melkior et la rue de Harlez), comme nous en avions montré la possibilité dans le cadre de l’enquête publique en septembre 2011 |5|.
Même si telle n’était pas l’intention de départ, on ne peut chasser l’impression que lors des arbitrages décisionnels, c’est avant tout au confort de l’automobiliste que l’on aura finalement veillé, plutôt qu’à celui de l’usager doux. Par frilosité ? Par habitude ? Ça et là, d’autres défauts jalonnent le parcours, heureusement ceux-ci sans conséquences pour les usagers, mais qui marquent bien les limites de l’opération d’aménagement : multiples boîtes électriques placées sans discrétion, parfois jusqu’à l’incongruité comme à l’entame du Quai Rome (illustration G) ; pose de mâts d’éclairage et de signalisation non sans raideur et dont on peine parfois à mesurer la cohérence entre les modèles choisis, virant jusqu’à la cacophonie au pont Albert Ier (illustration H), où la concurrence s’avère particulièrement rude avec le monument aux morts de Pierre Caille (illustration I).
Enfin, certains choix laisseront l’observateur perplexe, comme ce remplacement en pierre bleue du revêtement mural de la trémie de Fragnée (illustration J)…
Que l’on ne s’y trompe pas : l’explication tient au fait que le réaménagement des quais de Meuse sera resté, de son origine à sa concrétisation, un projet routier avant d’être pensé, dessiné et voulu comme un projet d’espace public. Rappelons que la première esquisse (illustration K), prévoyait un enfouissement complet des voiries en bord de Meuse (au croisement avec la future esplanade des Guillemins), ainsi qu’un énorme giratoire de redistribution (au bout de l’Avenue Blonden) et laissait en l’état d’autoroutes urbaines les Boulevard Frère Orban et Quai de Rome. L’on raconte que c’est sous la pression de certains hauts fonctionnaires régionaux et locaux que l’équipe d’auteurs de projet (pilotée par le Bureau d’études Greisch, avec l’Atelier du Sart-Tilman et Transitec) a changé son fusil d’épaule, et contacté un paysagiste, et pas n’importe lequel : le Français Michel Corajoud, Grand Prix de l’urbanisme, dont nous saluons d’ailleurs ici la mémoire puisqu’il sera décédé avant la fin du chantier. La longue expérience de ce dernier dans le réaménagement urbain, notamment dans le réaménagement des berges de Bordeaux (illustration L) qui ont largement construit sa réputation |6|, fera toute la différence. Au lieu d’affecter la presque totalité du budget des travaux dans un enfouissement routier, l’heureuse décision de maintenir les voitures en surface (à l’exception du tunnel de sortie à une bande entre le Boulevard d’Avroy et le quai de Rome) aura finalement été prise, ce qui aura permis de répartir le budget sur un réaménagement beaucoup plus vaste, ainsi que l’on peut le voir aujourd’hui.
Car malgré les critiques ici formulées, le résultat final, notamment grâce à l’apport du paysagiste, amène un rééquilibrage non négligeable entre les différents modes de déplacement, offrant à l’usager doux (piéton, cycliste) une place inexistante pour lui par le passé, grâce à une approche efficace (2 fois 2 bandes de circulation bordées d’emplacements de parking, scandées de traversées et entourées de parcours cylco-pédestres), réinterprétant avec bon sens les qualités spatiales de ce site caractéristique de la ville du XIXe siècle (le quartier de l’île de Commerce), usant par économie d’une gamme de revêtement de sol limitée (pavés de grès et bétons coulés pour les espaces cyclo-pédestres) qui confère à l’ensemble une sobriété bienvenue (illustration M).
Ne boudons pas notre plaisir : les deux tronçons les plus réussis, qui témoignent d’une réelle attention pour l’usager de l’espace public, sont aussi ceux qui offrent une véritable intention paysagère : d’une part, la longue promenade face au Palais des Congrès, à l’abri de la circulation automobile (grâce à la présence d’un talus à vocation acoustique), bordée d’un long banc et de pelouses appropriables, là où la courbe de la Meuse dessine l’une des plus belles perspectives sur Liège (illustration N) ; et d’autre part, avenue Blonden, sous la drève de platanes centenaires et au-delà, avec la réalisation d’un « jardin linéaire » cher au paysagiste français (illustration O), alternant des bandes de bulbes, graminées, couvre-soles, vivaces,… et dont l’emprise a tenu compte du passage du futur tram dont le tracé longe le site.
Finalement, il y a autant de bonnes raisons de saluer le travail accompli par l’équipe d’auteurs de projets et le Service public de Wallonie (DGO1, Routes) que de critiques à formuler. Souhaitons qu’à l’avenir, les pouvoirs publics mettent d’avantage en œuvre des compétitions de projet où le recours à des paysagistes sera rendu obligatoire préalablement (et non après coup, comme ce fut le cas ici), comme le réclamait déjà urbAgora en 2010 |7|. Gageons enfin que l’on assiste ici à la concrétisation d’une étape de plus (et elle est significative) de la reconquête des berges de Liège. Mais gardons à l’esprit qu’il ne s’agit que d’une opération ponctuelle, et non d’un plan d’ensemble qui vise la globalité des aménagements des berges à Liège (Meuse, Dérivation, Ourthe) : un tel document fait toujours défaut ! Si nous sommes bien conscients qu’une programmation de cette envergure ne pourrait être réalisé qu’en l’étalant dans le temps (de 10 à 20 ans), reconnaissons qu’en son absence, il est aujourd’hui impossible de définir des intentions paysagères générales, de choisir les zones d’investissement prioritaires, de dégager les budgets nécessaires à leurs réalisations… si ce n’est, comme ici avec les Quais de Meuse, en répondant à des opportunités ponctuelles de financement (subsides européens FEDeR du quartier des Guillemins).
Concrètement, un tel plan permettrait d’intégrer les projets déjà réalisés (en rive droite) et en cours (face à la Grand Poste, sur les quais de Maastricht-Saint-Léonard), ainsi que de se projeter demain en se posant de bonnes questions. Pour les abords des Quais de Meuse, elles sont tangibles : jusqu’à quand les piétons et cyclistes seront-ils confrontés à des raccords problématiques en aval et surtout en amont, où au pont de Fragnée, les trottoirs sont défoncés (illustration P) et confrontent les usagers faibles à des voiries rapides ?
N’est-il par ailleurs pas opportun d’envisager, dès à présent, de prolonger le réaménagement de quelques centaines de mètres jusqu’au site du Val Benoît, qui constitue la véritable porte d’entrée Sud de Liège, et dont la reconversion en quartier multifonctionnel à coup de plusieurs dizaines de millions d’euros d’investissement public, supporterait peu d’avoir encore longtemps sous les yeux… un autoroute urbaine infranchissable le long du fleuve (illustration Q), susceptible de mettre en péril la sécurité de ses futurs occupants et l’un des principaux atouts naturels du site ?
Et en sortant du périmètre des Quais de Meuse, que dire de l’enjeu social du réinvestissement des quais de la Dérivation, qui bordent les quartiers populaires du Longdoz, Amercœur et Bressoux, dont pourraient profiter leurs habitants ? Le risque nous semble très important de voir s’accentuer une dualisation de la ville déjà marquée entre, d’une part, une rive gauche très bien irriguée par le transport public, progressivement protégée de la pression automobile et concentrant les grandes fonctions métropolitaines, et d’autre part une rive droite supportant une trop grande partie des inconvénients de la vie urbaine, notamment par le maintien de la Dérivation dans sa fonction de transit automobile, vouée à subir une pression automobile toujours plus forte. La pacification de l’axe formé par le Boulevard de l’automobile et les quais de la Dérivation nous semble dès lors devoir être mise à l’agenda communal et régional dans les deux ou trois années à venir. Cet enjeu fait d’ailleurs l’objet au sein d’urbAgora d’une étude que nous espérons publier à l’automne prochain.
Concluons ici provisoirement, en rendant compte haut et fort d’une évidence : c’est en soignant ses berges que Liège offrira à ses habitants un cadre de vie à la hauteur de son site paysager, exceptionnel, unique à cette échelle en Wallonie. Alors que le maintien et l’accroissement de la population de la Ville est très largement considéré comme un enjeu de premier plan, ce n’est pas un mince argument…