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Le pôle culturel provincial ouvre-t-il au milieu d’une friche ?

vendredi 23 juin 2023, par Pavel Kunysz

 

Proposition d’urbanisme transitoire pour le site de Bavière

Ce 24 juin, les portes du nouveau « pôle des savoirs » de Bavière, le « B3 », s’ouvriront au public |1|. L’édifice remplace et modernise la bibliothèque provinciale des Chiroux par la plus grande infrastructure culturelle du genre en Wallonie. Dans la foulée, 114 appartements construits par le conglomérat Bavière Développement ainsi qu’une crèche verront le jour sur le site de l’ancien hôpital. Malgré les réticences légitimes que suscite le dessin architectural et urbanistique dans lequel s’inscrivent ces édifices |2|, une telle annonce reste enthousiasmante pour Outremeuse. Un service public culturel d’envergure et de nouveaux investissements pourraient en effet venir stimuler un quartier ayant subi de plein fouet les répercussions socio-économiques de la fermeture de l’hôpital de Bavière il y a maintenant près de quatre décennies. Néanmoins, la poursuite du projet de réhabilitation du site, fondamental pour ce redéveloppement du quartier, semble stagner. Nous souhaitons ici cerner les conséquences que cette situation entraîne pour les habitants d’Outremeuse et les possibilités qu’elle offre aux décideurs publics de prendre en compte d’une façon plus ajustée les besoins de ces habitants.

La culture pour stimuler un quartier précarisé

Pour comprendre l’importance de cette tentative de redynamisation du quartier à travers le réaménagement du site de Bavière, il importe de se replonger dans le contexte socio-économique de la fin des années ’80 qui a durement marqué Liège et, en particulier, l’île d’Outremeuse. En 1987, l’hôpital de Bavière ferme définitivement ses portes au profit de l’ouverture de deux nouveaux centres hospitaliers installés sur les hauteurs de la vallée : le CHU Sart-Tilman et le CHR Citadelle. Ainsi disparaît la plus importante institution hospitalière de la ville, laquelle drainait quotidiennement en Outremeuse des milliers de patients, de membres du personnel médical et administratif, d’étudiants et de visiteurs. Il ne faut guère attendre pour que les effets de cette migration — progressivement organisée depuis 1981 avec le départ des services régionaux puis universitaires — se fassent sentir : de nombreux commerces ferment ou trouvent une autre adresse ; l’activité intense du quartier, de jour comme de nuit, se tarit petit à petit. Dès 1988, le géographe Denis Liebens constate le vide démographique créé par l’exode de ces quelques 4000 usagers quotidiens, et met en garde contre la dynamique naissante d’appauvrissement du quartier : « Bavière n’est pas mort, écrit-il, mais le danger est imminent. Son salut dépendra vraisemblablement de la promptitude des autorités à décider ou non de la réaffectation du site » |3|.

Cette situation s’inscrit du reste dans le cadre d’un appauvrissement plus général de la cité. En 1983, 1985 et 1989, la pression du gouvernement amène en effet la Ville de Liège à mettre en place des plans d’assainissement de ses finances, grevées, entre autres choses, par un chômage en forte augmentation |4|. Le quartier d’Outremeuse, historiquement populaire, est donc doublement touché : tandis qu’il perd un de ses moteurs économiques, il voit une grande partie de sa population chuter dans la précarité.

Dans ce contexte, la réhabilitation du site de Bavière, grand de quatre hectares et dont la propriété était alors entièrement aux mains de la Ville, constituait un enjeu majeur pour endiguer la paupérisation naissante du quartier. Cependant, mesures d’austérité obligent, un Commissaire du Gouvernement est désigné qui préconise des mesures drastiques quant au patrimoine immobilier public et pousse à la vente de l’ancien Hôpital des Anglais, de Sainte-Agathe et du site désaffecté de Bavière |5|. L’ambition initiale de la Ville de conserver la maîtrise foncière publique du site est donc rapidement abandonnée, si bien que le redéveloppement du quartier repose bientôt sur l’investissement privé. La suite de l’histoire est connue : les investisseurs se succèdent avec des propositions et des montages économiques variés sans qu’aucun d’entre eux n’aboutisse pendant 35 ans |6|.

Depuis 1987, la pointe nord d’Outremeuse connaît ainsi une situation socio-économique relativement stagnante. Quelques investissements publics sont à noter qui tentèrent de faire face à cette situation grâce à l’implantation de plusieurs institutions culturelles à proximité du site. En 1989, l’Académie de Musique Grétry s’installe dans l’ancienne maternité de l’hôpital, suivie, en 2000, des écoles d’art et d’architecture Saint-Luc qui emménagent de leur côté dans les casernes Fonck, désertées par les militaires quelques années plus tôt ; elles sont rapidement suivies par le Festival de Liège qui transforme le manège voisin en complexe évènementiel. Ces nouvelles populations ne compenseront cependant pas la dynamique de déclin du quartier. Par la suite, les échecs successifs de la demi-douzaine de projets promettant un renouveau pour Bavière n’ont fait qu’amplifier le sentiment d’abandon et de relégation ressenti par les habitants, qu’ils soient restés par amour du quartier ou parce qu’ils ne disposaient pas des moyens d’en sortir.

Il faut attendre 2012 pour qu’intervienne le projet de la société Bavière Développement auquel se joindra la Province de Liège (peu après le désistement d’un de ses actionnaires majoritaires). Le programme de ce nouveau projet se veut enthousiasmant. La bibliothèque régionale des Chiroux |7|, revue et modernisée en un « pôle des savoirs » articulé à une pépinière « d’entreprises créatives » et à un « laboratoire des possibles », quitterait le centre-ville pour venir s’installer sur les lieux. Ce nouveau « centre de ressources » serait la pièce maîtresse d’un ensemble diversifié : à côté d’un îlot d’immeubles d’environ 300 appartements, d’une maison de repos et d’une résidence étudiante, une crèche ainsi qu’un nouveau hall omnisport de la Ville devraient voir le jour ; on créerait également une nouvelle implantation de la Haute École Provinciale et la Faculté de Médecine dentaire de l’Université déménagerait, permettant la rénovation de la chapelle et des façades du porche de l’ancien hôpital ; un parking souterrain de 1050 places desservirait l’ensemble. Si plusieurs critiques légitimes, toujours d’actualité, ont été adressées à ce projet |8|, on ne peut toutefois que se réjouir de telles transformations dont les fonctions ont, pour une bonne part, vocation à initier dans le quartier une nouvelle dynamique en y attirant une population variée et en fournissant des services publics aux habitants.

Ce projet fut présenté au public en 2016. Moyennant diverses réactions et modifications, il a fait l’objet de plusieurs permis d’urbanisme aujourd’hui acceptés. Ceux-ci sont à la base des constructions que nous connaissons actuellement. Les trois premiers ont été déposés en août 2017 et autorisés en mars 2018 ; ils concernent, d’une part, l’aménagement des voiries internes du site — qui en fixent la division en îlots — et, d’autre part, la construction du pôle culturel provincial ainsi que certains aménagements visant notamment la création d’une nouvelle place entre ledit pôle et l’Académie Grétry. Un quatrième permis fut déposé en juillet 2018 et délivré en décembre 2019 pour la construction d’un îlot de logements, d’une crèche et d’un parking souterrain. Neuf années après la présentation du master plan, ces réalisations voient donc le jour. Pour autant, les autres éléments de cette considérable entreprise urbanistique ne font plus parler d’eux. Lorsqu’on songe aux longueurs que les procédures démocratiques et administratives imposent à chaque dossier concernant Bavière, sans parler des délais et des imprévus des chantiers, l’absence de dépôt de nouveaux permis ne manque pas d’étonner. Il convient en effet de s’alarmer : le nouveau pôle culturel trônera-t-il pour longtemps au milieu d’une friche ?

Un « pôle des savoirs » au beau milieu d’une friche ?

Ce questionnement peut être conduit pour chacune des ambitions portées par Bavière Développement concernant le site. On le sait, deux immeubles sont sur le point d’être terminés : le pôle culturel provincial et l’îlot D de logements, au coin de la rue des Bonnes-Villes et du Quai de la Dérivation. Restent quatre éléments d’envergure qui peinent à voir le jour.

Commençons par le hall omnisport de la Ville de Liège censé remplacer l’actuelle installation vétuste du Boulevard de la Constitution. À ce stade, aucune planification concrète concernant la fermeture et la démolition de l’actuel bâtiment ou la construction d’un nouveau centre sportif ne semble avoir été amorcée. Même son de cloche du côté de la Province puisque la nouvelle implantation de la Haute École devant compléter l’îlot du croisement Dérivation-Bonnes Villes — et refermer sa façade aveugle — n’apparaît pas à l’ordre du jour (cette dernière ne fait l’objet d’aucun plan connu, d’aucune discussion avec les administrations compétentes). Plus inquiétant encore, l’Université de Liège, qui devait occuper le porche de l’hôpital, a, dans le plus grand des silences, renoncé à cet investissement depuis déjà plusieurs années. À l’heure actuelle, aucune alternative à l’implantation de la Faculté de Médecine dentaire n’est connue |9|. En attendant, depuis le rachat du site par Bavière Développement, le bâtiment se dégrade : sans mesure de préservation, il a vu se déclarer il y a peu un deuxième incendie grave. La situation est telle que le promoteur a déposé en mars dernier une demande de permis de démolition, sans qu’aucun projet urbanistique n’ait été soumis pour justifier un tel acte |10|. Enfin, la pointe nord du site était censée accueillir un immeuble de grande ampleur : une tour d’habitation culminant à 24 étages |11|, accompagnée d’un second immeuble résidentiel de 9 niveaux. À Liège, ce double ensemble constituerait un geste architectural majeur puisque la tour serait l’une des plus hautes de la ville, concurrençant celle des finances, dans le quartier des Guillemins. Ces deux immeubles devraient accueillir entre 186 et 246 logements (si l’on s’en tient à l’annonce de 300 à 360 logements de 2016, et la construction de 114 logements dans l’îlot D). Mais là encore, depuis huit ans, le promoteur semble n’avoir entamé aucune démarche en vue de la concrétisation de ce projet. En outre, s’il est certain que cette tour, le jour où elle fera l’objet de démarches publiques, ne manquera pas de susciter de nombreuses discussions et réactions ralentissant sa réalisation, on comprend qu’il faudra attendre encore de très — très — longues années avant que quoi que ce soit ne bouge à Bavière, une fois le pôle culturel inauguré…

Cette hypothèse se renforce par ailleurs dès lors qu’on songe aux multiples facteurs qui, aujourd’hui, freinent la construction et l’achat immobilier d’une façon plus générale. La hausse récente du coût des matériaux de construction et l’explosion des prix de l’énergie mettent effectivement à mal tous les budgets — a fortiori un budget de l’ampleur de Bavière. Les finances publiques, déjà fragilisées par les crises successives, souffrent davantage encore dans ces circonstances économiques difficiles. Après les dépenses investies pour faire face à la pandémie et aux inondations ayant frappé de plein fouet notre région, il est peu probable que la Ville ou la Province puissent, dans l’immédiat, se permettre les investissements immobiliers requis pour la création d’un hall sportif ou d’une nouvelle école provinciale. Le secteur privé lui-même rencontrera probablement bien des difficultés pour faire tenir un budget déjà grevé par le coût d’achat prohibitif du site, induit par les opérations de spéculation successives et les coûts de dépollution que réclament les lieux. Par ailleurs, dans le contexte immobilier liégeois, le site de Bavière ne semble guère concurrentiel. En effet, entre la mise en vente des 114 appartements (en deux phases de 71 puis 43 unités) et l’été 2022, moins de la moitié d’entre eux ont été péniblement vendus |12|. À titre de comparaison, on notera que d’autres opérations liégeoises de promotion immobilière du même type, comme le Trianon au centre-ville, ont vendu, sur la même période, 60 % de leurs appartements |13|. Lorsqu’on constate la difficulté qu’il y a, semble-t-il, de vendre des appartements actuellement en chantier sur le site de Bavière, il est permis de mettre en doute la rentabilité de la construction de plus du double de ces unités dans un futur proche.

Au bout du compte, dans un contexte financier relativement amène, il aura donc fallu sept années pour aboutir à la construction de deux bâtiments, dont l’un grâce à des fonds européens… Actuellement, aucun nouveau permis n’a été déposé, aucune discussion concrète ne semble être engagée avec les autorités publiques pour assurer la suite du développement du site de Bavière. Et quand bien même — hypothèse improbable — une série de permis serait déposée rapidement, les délais qu’imposent les démarches urbanistiques et les chantiers de construction font qu’il nous faudrait probablement attendre au moins 4 ou 5 ans avant de voir sortir de terre ces édifices. Un laps de temps durant lequel le nouveau « pôle des savoirs provincial », rutilant, trônera au beau milieu d’une friche, à une centaine de mètres de l’ancien porche de l’hôpital toujours plus délabré et d’un bâtiment d’habitation à la haute façade aveugle.

En somme, dans le meilleur des cas, l’attente sera longue. Au pire, le projet sombrera tout simplement dans l’oubli et sera revendu au plus offrant, parcelle par parcelle, au fil des opportunités qu’il représentera pour les investisseurs. Une telle situation se réalisera forcément au détriment du réaménagement du site de Bavière et du bon fonctionnement de sa nouvelle institution culturelle, c’est-à-dire, au fond, au détriment du quartier d’Outremeuse et de sa population. Raisons pour lesquelles nous souhaitons ici proposer des perspectives afin de ne pas remettre, une fois de plus, l’avenir de Bavière et de la pointe nord d’Outremeuse à la merci des aléas du marché immobilier.

Un urbanisme transitoire et un parc pour Outremeuse

On l’aura compris dans ce qui précède : attendre, à Bavière, ce n’est pas nouveau. À plusieurs reprises depuis 1987, tant les promoteurs immobiliers que les autorités publiques ont développé des stratégies pour gérer les conséquences entraînées par l’absence de réhabilitation réelle du site. Ainsi, au début des années ’90, la société Espace Bavière a effectué des rénovations sommaires du porche de l’hôpital en vue d’y accueillir des occupations précaires (bureaux, logements, ateliers de création). Cette initiative sera reprise par le racheteur suivant, la société Himmos, qui prolongera un temps ces contrats et ira jusqu’à y installer l’espace de vente de ses appartements, avant de se retirer du projet suite à la crise économique de 2009. En 2000, Willy Demeyer lui-même proposait au promoteur de réaliser sur la friche un « parc public provisoire » |14| dans l’attente d’un nouvel investisseur et d’un nouveau projet pour le site. À nos yeux, ces mesures sont intéressantes : elles peuvent être considérées comme tenant de ce que le chercheur Benjamin Pradel appelle un « urbanisme transitoire », c’est-à-dire « l’occupation temporaire de locaux vacants ou d’espaces ouverts, publics ou privés, aménagés ou en friche, par des équipements, des structures, des aménagements légers et labiles, supportant des activités économiques, de loisirs, culturelles et sociales et de plus en plus d’hébergements » |15|.

Or, ces initiatives sont abandonnées depuis 2012, date du rachat du site par Bavière Développement : le projet devant se concrétiser rapidement, ces investissements sont probablement apparus inutiles au promoteur. Mais à l’heure où le développement du site bat de l’aile, il nous semble important de reconsidérer ces options d’urbanisme transitoire.

Qu’est-ce à dire ? Une priorité, bien entendu, serait d’engager de véritables opérations de protection du porche de l’hôpital. Celui-ci, suite à deux incendies successifs aux origines incertaines, ne fournit probablement plus les conditions salubres pour l’occupation des lieux. Les dégâts causés entraînent en effet d’importantes infiltrations qui, peu à peu, auront raison de l’intégrité de l’édifice. La chapelle classée adossée au bâtiment a heureusement été préservée jusqu’à présent mais, sans changement, elle connaîtra bientôt, à n’en pas douter, un destin similaire. Les promoteurs précédents avaient au moins pris soin de conserver ces traces de l’hôpital du 17e siècle. Il serait aberrant que la négligence de l’actuel propriétaire implique — en une dizaine d’années ! — la perte de ces derniers témoignages de l’histoire sociale et hospitalière d’Outremeuse. Dans l’attente d’un projet capable d’assumer financièrement la rénovation de ces bâtiments et la restauration des toitures monumentales du porche, des mesures de sauvegarde doivent être mises en place pour préserver ce qu’il reste de détériorations irréversibles.

Une seconde décision à prendre pour éviter que le nouveau pôle provincial ne s’installe dans un contexte délétère concerne la friche elle-même. Au vu des avancées incertaines du projet de développement du triangle de Bavière à court terme, on pourrait en effet imaginer que les terrains entourant les nouveaux bâtiments soient dédiés à un grand parc temporaire — soit une version renouvelée de la proposition faite par Willy Demeyer en 2000. L’étude PEP’s de la Ville de Liège reconnaît Outremeuse comme un quartier prioritaire pour la création d’espaces verts |16|. Depuis la réalisation de cette étude en 2017, l’action publique en ce sens est cependant restée timide dans le quartier |17|. La transformation de la place du Congrès en jardin public constitue sur ce point un projet central mais ne semble à ce jour n’avoir fait l’objet d’aucunes démarches concrètes. En outre, le parc censé clôturer la future « rambla » — le Boulevard de la Constitution — ne pourra voir le jour qu’une fois le hall omnisport démoli, opération dont la perspective temporelle est inconnue… Combien d’années encore les résidents d’Outremeuse devront-ils attendre un cadre de vie moins minéral ? Un parc temporaire permettrait d’améliorer, notamment en termes de santé, la qualité de vie des habitants. En attendant que de nouveaux projets se stabilisent, il offrirait également un environnement plus agréable au nouveau pôle culturel et aux bâtiments résidentiels sur le point d’ouvrir. Cette situation est d’autant plus critique que les populations d’Outremeuse, plus précarisées que la moyenne, manquent souvent des moyens de compenser l’absence d’espaces verts de leur quartier et pâtissent donc davantage encore des conséquences qu’une telle situation, on le sait, entraîne |18|.

Il est par ailleurs tout à fait envisageable que l’aménagement et l’entretien d’un tel espace ne représentent pas un coût faramineux. Nombreux sont les résidents d’Outremeuse qui profitaient déjà de ce lieu, de façon illicite, lorsqu’il était en friche. La végétation, qui avait peu à peu repris le dessus sur le terrain abandonné, offrait un répit idéal pour les promenades, les balades des chiens ou, simplement, pour un moment de pause dans la ville. S’inspirant de ces expériences informelles et du modèle du « jardin en mouvement » décrit par Gilles Clément |19|, l’aménagement de ce parc temporaire pourrait s’appuyer sur un réensauvagement spontané et progressif du terrain qu’on accompagnerait simplement en y ménageant des chemins et des points d’arrêts. Cette nature « sauvage », permettrait non seulement le développement de la biodiversité en ville, mais ne nécessiterait pas l’entretien que réclament d’autres parcs plus classiques — typiquement celui de la Boverie. Des expériences de ce type fleurissent d’ailleurs dans de nombreuses villes. À Montréal, la friche ferroviaire dite du Champ des Possibles, particulièrement appréciée de la population, est un espace vert sauvage dont l’entretien, minimal, est souvent limité au ramassage des déchets, et essentiellement mené par les citoyens. À Genève, le jardin de la Marbrerie constitue un espace de revégétalisation précieux dans l’attente du développement d’un projet immobilier. On pourrait multiplier les exemples. Le collectif de chercheurs internationaux Inter-Friches souligne ainsi l’importance de la préservation temporaire d’espaces naturels sauvages dans ce type de lieux |20|, et encourage la multiplication de ces pratiques. Vu la situation à Bavière, rien n’interdit d’envisager aussi — enfin — une telle politique de l’attente.

Entrée du Champ des Possibles, Montréal

Pour finir, notons que si l’on actait publiquement la mise en suspens du projet de réaménagement de Bavière, cela permettrait de considérer d’une façon plus démocratique les options futures pour le site. Tout indique en effet que le plan de l’investisseur privé, tel qu’il a été accepté par le Collège communal en 2017, rencontre aujourd’hui d’importants obstacles qui entravent sa réalisation. Les modifications majeures qu’il subira nécessairement en matière de calendrier et de programmation devraient être négociées de façon ouverte, et non pas laissées aux seules discussions internes de l’investisseur. Dans cette perspective, une option intéressante serait le rachat, à prix négocié, du terrain par la Ville de Liège. L’incapacité historique de la promotion privée à revaloriser le site depuis le début des années ’90 pourrait justifier une telle décision. En 2017, Le Soir estimait le prix d’achat du terrain à 12 millions d’euros |21|. La revente d’une parcelle de 9000 m² à la Province a déjà couvert 3,2 millions. Les coûts de construction de l’immeuble de logements sont quant à eux couverts par les ventes des appartements, dont les plus onéreux d’entre eux dépassent un tiers de million |22|. Une analyse plus détaillée de l’équilibre budgétaire serait à entreprendre, mais ces quelques éléments permettent de penser qu’un rachat public à prix raisonnable est possible, l’opérateur privé devant assumer les pertes liées au risque qu’il a pris. Il est clair que la maîtrise publique permettrait de considérer d’autres options d’aménagement, notamment la possible pérennisation de l’espace vert que les années d’attente qui s’ouvrent de toute façon devant nous permettraient d’évaluer. D’autres perspectives sont possibles ; eu égard au contexte d’échecs cycliques du réaménagement du site, toutes devraient cependant être mises publiquement sur la table des négociations.

Conclusion

Le site de Bavière tient un rôle historiquement et socialement important tant pour la Ville de Liège que pour le quartier d’Outremeuse. Si, en 2012, le projet porté par Bavière Développement et la Province de Liège a apporté une relative lueur d’espoir, il convient aujourd’hui d’admettre que les options alors envisagées sont actuellement remises en question. Plutôt que d’attendre que le promoteur privé trouve, tant bien que mal, une solution, nous demandons que les pouvoirs publics prennent la mesure de la situation et réagissent. Des mesures de sauvegarde du porche de l’hôpital, un aménagement temporaire des espaces entourant les constructions actuelles et l’engagement de nouvelles réflexions sur le master plan de la zone sont une priorité. Il conviendrait notamment de mettre sur la table l’opportunité que pourrait représenter pour le futur du site une maîtrise publique du foncier. En somme, plutôt que d’assister à l’entame d’une nouvelle période d’attente qui ne dit pas son nom, nous demandons qu’une véritable politique d’urbanisme transitoire pour la friche de l’hôpital de Bavière soit mise en place. Le site de Bavière, les habitants d’Outremeuse et les futurs usagers du pôle culturel n’ont pas à subir les affres d’un site abandonné et encore moins les aléas de la promotion immobilière privée.

|1| Gochel L., « Le nouveau Pôle des Savoirs qui sera inauguré en juin à Bavière s’appellera le “B3” », La Meuse, 16/01/2023, en ligne :
https://www.sudinfo.be/id602830/article/2023-01-16/le-nouveau-pole-des-savoirs-qui-sera-inaugure-en-juin-baviere-sappellera-le-b3

|2| Voir urbAgora (2014), « Nouvelle bibliothèque : un concours d’architecture est indispensable », en ligne : https://urbagora.be/interventions/communiques/concours_architecture_Baviere.html
urbAgora (1016), « Va-t-on enterrer les idéaux de la politique de la ville à Bavière ? », en ligne : https://urbagora.be/interventions/enquetes-publiques/avis_baviere_2016.html
urbAgora (2017), « Bavière : des évolutions positives, mais insuffisantes », en ligne :
https://urbagora.be/interventions/enquetes-publiques/baviere-des-evolutions-positives-mais-insuffisantes.html

|3| La mutation d’un quartier : le transfert des services hospitaliers de Bavière : étude de géographie économique, Mémoire de licence en sciences géographiques, ULg, p. 162.

|4| Collectif ACIDe (2014), « Aux origines de la dette de la ville de Liège », CADTM, 21/07/2014.

|5| Demeyer W. (2018). « Historique du site de Bavière », Blog personnel, 20/01/2018.

|6| Les raisons et circonstances exactes de ces échecs successifs dépassent le contexte de cet article et sont abordées dans Kunysz P., « Bavière en projets », In Joiris A. (dir.) L’histoire de Bavière, Editions de la Province de Liège (à paraître).

|7| On notera qu’à ce jour, aucun projet n’est encore stabilisé pour l’ensemble historiquement occupé par les Chiroux, augurant d’une nouvelle friche en centre-ville qui ne fait que commencer à inquiéter les riverains.
Voir notamment Hildesheim M. (2021). « A Liège, la reconversion du quartier des Chiroux-Croisiers inquiète les riverains », RTBF, 23 mars 2021, En ligne : https://www.rtbf.be/article/a-liege-la-reconversion-du-quartier-des-chiroux-croisiers-inquiete-les-riverains-10725482

|8| On relèvera notamment un dessin des espaces publics peu qualitatif, une cruelle absence d’espaces verts et une architecture confiée à des bureaux peu ambitieux. Cela aboutit à une gestion minimale du patrimoine existant : la démolition du bâtiment de la dentisterie, la création de nouveaux bâtiments aux expressions peu maîtrisées et l’aménagement d’espaces intérieurs de piètre qualité. De façon plus générale, le fait que ce projet privé repose doublement sur l’argent public — via de multiples partenariats privé-public et l’actionnariat majoritaire du fond de pensions publiques Ogeo — met encore et toujours en question la pertinence d’un tel « montage » face à une véritable maîtrise publique.

|9| L’hypothèse d’une implantation de la polyclinique Brull a été énoncée durant l’hiver 2022-23, mais a rapidement été écartée. Voir : Gochel L. (2022), « Le CHU et la Citadelle se sont fiancés : “Une obligation pour éviter que demain, des Liégeois ne doivent aller se soigner en Flandre’’ », La Meuse, 21 décembre 2022. Voir également : Quinet A. (2023), « L’Hôpital de la Citadelle va construire un nouveau centre médical sur le site du futur écoquartier Rives Ardentes », La Dernière Heure, 19 janvier 2023.

|10| À ce sujet, voir notre communiqué de presse : Kunysz P. et al. (2023), « Laissera-t-on la prédation immobilière venir à bout du patrimoine liégeois ? », urbAgora, 23 mars 2023. En ligne : https://urbagora.be/interventions/communiques/baviere-laissera-t-on-la-predation-immobiliere-venir-a-bout-du-patrimoine-liegeois.html

|11| Avec une possibilité d’une hauteur équivalent à un R+28. Philippart de Foy P. Et al. (2017). « Etude des incidences environnementales. Urbanisation du site de Bavière », Liège : Pluris SCRL.

|12| Ces chiffres sont basés sur la consultation au 12 juillet 2022 des listes de vente publiées par le promoteur via son site de promotion baviere-liege.be. 54 appartements avaient été vendus pour 58 encore libres. Les listes ont depuis été retirées du site web, empêchant leur lecture actualisée.

|13| Soit 41 appartements sur 68 ; il faut noter que l’opération Trianon est d’une taille plus restreinte que cette première phase de Bavière. Il serait intéressant de comparer ces chiffres de vente à ceux d’une autre opération comparable comme Rives Ardentes, à Coronmeuse ; actuellement, ces chiffres sont cependant inaccessibles.

|14| Bodeux P. (2000). « Ville et Tractebel négocient l’affectation du site Bavière : un parc public provisoire ? », Le Soir, 29/03/2000.

|15| Pradel B. (2019). « L’urbanisme temporaire, transitoire, éphémère, des définitions pour y voir plus clair », Medium, 11/12/2019, en ligne : https://medium.com/anthropocene2050/lurbanisme-temporaire-transitoire-%C3%A9ph%C3%A9m%C3%A8re-des-d%C3%A9finitions-pour-y-voir-plus-clair-4a94f7916dfb

|16| Ville de Liège (2017), « PEP’s - Programme de redéploiement des espaces publics de qualité », en ligne : https://www.liege.be/fr/vie-communale/services-communaux/urbanisme/actualites/peps-programme-de-redeploiement-des-espaces-publics-de-qualite.
Voir aussi Kunysz P. (2017). « "PEP’s’" : une avancée importante qu’il faut maintenant traduire dans les sites à enjeux », UrbAgora, en ligne : https://urbagora.be/interventions/communiques/pep-s-une-avancee-importante-qu-il-faut-maintenant-traduire-dans-les-sites-a-enjeux.html.

|17| Seul le jardin public de la Porte-aux-oies, un projet citoyen ayant depuis sa création trouvé un support public, répond à ce besoin. Son ampleur est cependant très limitée face à la situation critique du quartier.

|18| Voir Baele M. (2020). « Pauvreté, mauvais environnement, mauvaise santé : la triple peine des personnes précarisées », RTBF, 19/10/2022, en ligne : https://www.rtbf.be/article/pauvrete-mauvais-environnement-mauvaise-sante-la-triple-peine-des-personnes-precarisees-10610213.

|19| Le jardin en mouvement, pour le paysagiste français, désigne à la fois un type de jardin où les espèces végétales peuvent se développer librement et, plus généralement, une philosophie du jardin qui redéfinit le rôle du jardinier, en accordant une place centrale à l’observation, et qui repose sur l’idée de coopération avec la nature. Voir : Gilles Clément, Le Jardin en mouvement. De La vallée au champ via le parc André-Citroën et le jardin planétaire, Paris, Sens et Tonka, 2007 (3e édition augmentée).

|20| Collectif Inter-Friche (2021), « ‘‘Bye-bye les friches !’’ Densifier la ville sur les friches, une panacée ? », Metropolitique, en ligne : https://metropolitiques.eu/Bye-bye-les-friches-Densifier-la-ville-sur-les-friches-une-panacee.html

|21| Matriche J. (2017). « Fonds de pensions de Publifin : une transaction qui pose question », Le Soir, 01/03/2017, en ligne : https://www.lesoir.be/84070/article/2017-03-01/fonds-de-pension-de-publifin-une-transaction-qui-pose-question

|22| Le site baviere-liege.be indique des coûts de 189.000 à 325.000e hors taxe, frais, parking et cave et casco pour les plus coûteuses des unités.

 

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